Chapitre 7 : Coca et papotage

Aurianne

Le souvenir est toujours là, omniprésent, comme un vieux démon agrippé à mon âme, refusant de me laisser en paix. Il s'insinue dans mes pensées, s'accroche à mes nuits, me poursuit sans relâche. À chaque fois que je ferme un œil, il revient sous forme de cauchemars, des images plus meurtrières les unes que les autres, déferlant en vagues brutales, inondant mon esprit déjà épuisé. Elles ne viennent jamais seules. D'autres souvenirs s'y mêlent, se superposent, formant un amalgame de souffrance et de regrets.

Je pensais qu'en parler à quelqu'un me libérerait, que mettre des mots sur l'indicible allégerait le poids que je porte. Mais la façon dont je l'ai dit, trop abrupte, trop désespérée, et surtout ma réputation... c'était évident que personne ne me prendrait au sérieux. Pourtant, que ce soit mon meilleur ami qui tourne ça en plaisanterie, qui pense que tout cela n'est qu'une farce de plus, ça fait mal. Bien plus que je ne l'aurais cru. Peut-être que j'aurais préféré son indifférence à cette moquerie déguisée en insouciance.

Un bruit sec me sort de ma torpeur. Le claquement distinctif de l'ouverture d'une canette résonne dans la pièce, brisant le silence pesant qui s'était installé dans mon esprit. Je rouvre les yeux et tends la main, m'emparant de mon précieux élixir. Le contact du métal froid contre ma paume m'ancre dans l'instant, tandis que l'odeur sucrée de ma boisson préférée vient titiller mes narines. Une gorgée et tout semble un instant plus supportable, comme si ce simple geste pouvait effacer le tumulte intérieur.

Mon regard se porte sur lui. Affalé sur son lit, il pianote distraitement sur sa télécommande avant de lancer un épisode de One Piece. Je le fixe sans détour, cherchant une trace de culpabilité ou de gêne sur son visage, mais il reste impassible, absorbé par l'écran.

— Tu étais où tout le début de soirée ? demandé-je d'un ton plus tranchant que prévu, les sourcils légèrement froncés.

Il ne répond pas immédiatement, se contentant de hausser une épaule tout en portant sa canette à ses lèvres. Son regard reste fixé sur l'écran, indifférent, comme si ma question n'avait pas vraiment d'importance. Un soupir m'échappe.

Je trouve qu'il a beaucoup changé ces derniers temps. Avant, il m'envoyait un message tous les jours, un simple « Salut » ou un mème idiot, mais au moins, il y avait ce fil ténu entre nous. Maintenant, rien. Plus un message depuis belle lurette. Pourtant, on n'habite qu'à quatre heures de train l'un de l'autre. Un billet pas trop cher et on se voit. Mais non. Depuis un an, il a toujours une excuse. Un cours, un boulot, une soirée, un problème quelconque... toujours quelque chose.

Et pourtant, ce n'est que récemment que j'ai vraiment réalisé à quel point j'étais seule.

Il y a environ deux semaines, j'ai découvert que je n'avais plus mon téléphone. Pas éteint, pas cassé, pas oublié quelque part. Juste... disparu. Et le pire, c'est que je ne sais même pas depuis combien de temps. Peut-être des jours, peut-être plus. J'ai mis du temps à m'en rendre compte, comme si mon esprit avait mis en place un mécanisme de déni, trop absorbé par la hantise de cette nuit-là pour s'attarder sur des détails matériels. Ce n'était qu'un téléphone, après tout.

Mais lorsque j'ai enfin réalisé son absence, un frisson glacial m'a traversée. Tout m'est revenu en mémoire : le fosset, l'obscurité, le sol fuyant sous mes pieds, la lutte désespérée contre mon agresseur. La chute.

C'est là que j'ai dû le perdre. Ce qui explique le fait que je n'ai pas répondu aux milliers de messages que Léah m'a dit avoir envoyé.

Avant le début des vacances, je lui ai dit que mon téléphone était cassé. C'était plus simple comme ça. Je n'aime pas l'idée de lui mentir ou de lui cacher des choses, mais parfois, il n'y a pas d'autre choix. Expliquer la vérité, c'était risquer d'être confrontée à ses doutes, à son regard sceptique, à ces phrases toutes faites qu'on me répète depuis des semaines : Tu es sûre que ce n'est pas ton imagination ?, Tu devrais essayer d'oublier, C'est fini maintenant. Comme si c'était aussi simple.

Mais ce silence commence à peser. Il ne me regarde même pas, absorbé par son foutu écran.

— Tu comptes me répondre un jour ? forcé-je, agacée, tout en lui donnant un coup dans les côtes.

Noam sursaute, lâchant un juron avant de m'adresser un sourire en coin, mi-amusé, mi-agacé.

— Désolé, j'ai buggé. J'étais avec des amis. Une affaire à régler.

Une affaire à régler ? Depuis quand il a des « affaires » ? Je fronce légèrement les sourcils mais me contente d'un :

— Ah, ok.

Il me jette un regard en biais.

— Pourquoi ?

— Pour rien, dis-je en haussant les épaules. Je me faisais chier ferme. J'avais prévu d'être moi-même, de passer une soirée tranquille sans m'embrouiller avec ma mère, mais au final, j'ai perdu la motivation.

Il éclate de rire, un rire léger, presque moqueur.

— Ça ne va pas bien entre vous en ce moment ?

Je hoche la tête, un soupir m'échappant.

— Prochaine remarque, je suis SDF.

Il grimace avant d'ouvrir les bras en grand, m'invitant à me blottir contre son torse. Un geste simple, familier, presque réconfortant.

— Tu sais bien qu'elle n'est pas sérieuse quand elle dit ça, raisonne-t-il. Elle a beau avoir des défauts, elle t'aime. Ce ne sont que des menaces.

— Je sais. Mais tu me connais...

Il roule des yeux, un sourire amusé aux lèvres.

— Oh que oui ! Si elle te met dehors, tu ne rentres pas.

— Exactement ! approuvé-je avec un clin d'œil complice.

On s'écarte légèrement, chacun reprenant sa place initiale sur le lit de Noam, laissant le silence s'installer à nouveau. L'animé continue de défiler sur son écran, baignant la pièce d'une lumière tamisée et de dialogues en japonais que nous ne suivons plus vraiment. Pourtant, mon esprit est ailleurs. Loin d'ici. Loin de Noam.

Mais bientôt, nous sommes tous les deux interrompus par une sonnerie de téléphone.

Mon meilleur ami s'excuse avant de s'éloigner vers son bureau, décrochant tout en baissant la voix.

— Tin ! S'énerve-t-il. C'est le réveillon de Noël, là ! Vous croyez vraiment que c'est le moment ?!

Je tends l'oreille, espérant entendre qui parle, pourtant, un froncement de sourcil de la part de Noam m'indique que je devrais cesser ma curiosité. Pourtant, je ne peux pas m'empêcher d'écouter.

— ... Ouais. Je sais. Mais c'est pas ce qui était prévu...

Il marque une pause, passant une main dans ses cheveux bruns en bataille. Son reflet dans l'écran de l'ordinateur capte brièvement mon regard : il est tendu, les traits crispés, son pied tapant nerveusement contre le sol.

— Non. J'ai dit non. Vous êtes sérieux, là ? Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ?

Un silence suit. J'entends une voix sourde s'élever de l'autre côté du fil, mais pas assez distinctement pour comprendre ce qui se dit. Noam secoue la tête, serre les mâchoires.

— Ce n'était pas censé être moi qui m'en occupe.

Nouveau silence. Cette fois, il ferme les yeux un instant, inspirant lentement avant de soupirer. Je n'aime pas ça. Ce ton, cette manière qu'il a de se renfermer, de refuser de me regarder.

— Ok. Très bien. Mais vous me devez un énorme service après ça.

Il raccroche sans un mot de plus et passe une main sur son visage. Ses épaules s'affaissent légèrement, comme si tout le poids du monde venait de lui tomber dessus. Il tourne enfin la tête vers moi et esquisse un sourire, un sourire bien trop forcé pour être sincère.

— Écoute, je dois y aller. Rien de grave, t'inquiète.

Je fronce les sourcils. Mon instinct me hurle que quelque chose ne va pas. Ce n'est pas juste un ami qui appelle pour une urgence anodine. Il y a quelque chose de plus sombre, de plus pesant derrière cet échange.

— Noam... C'est qui ?

Il secoue la tête et attrape sa veste d'un geste rapide.

— Personne, Aurianne. Juste un truc à régler.

— À régler ? Maintenant ? Mais c'est Noël...

— Je sais. Ce sera pas long, promis.

Je me lève, prise d'un mauvais pressentiment. Son comportement n'a rien de normal. Il évite mon regard, fuit mes questions, et cette nervosité soudaine... C'est comme si je ne le reconnaissais plus.

— Tu vas où ? Insisté-je.

Il hésite une fraction de seconde, puis lâche, presque trop vite :

— Chez Max.

Mensonge. Je le vois dans ses yeux. Dans sa façon d'éviter de me regarder en face. Chez Max ? Peut-être. Mais pour quoi faire ?

— Je viens avec toi.

Il éclate de rire, un rire forcé, presque moqueur.

— Tu rigoles ? Hors de question. Reste ici, profite de la soirée.

— Profiter... T'es drôle toi. Pas sans toi.

Son sourire disparaît. Il attrape son téléphone, l'observe quelques secondes comme s'il hésitait encore, puis le range dans sa poche et se dirige vers la porte.

— J'ai pas le choix, dit-il simplement.

Mon ventre se serre. Il n'a pas le choix ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Noam...

— Je dois y aller, Aurianne. Fais-moi confiance, d'accord ?

La porte claque derrière lui avant que je ne puisse répondre. Et moi, je reste là, le cœur battant trop vite, le regard rivé sur l'endroit où il se tenait encore il y a quelques secondes. Une chose est sûre : ce n'était pas une simple sortie improvisée. Noam s'est embarqué dans quelque chose de louche, et moi, je compte bien découvrir ce que c'est.

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