Chapitre 5 : Derniers avertissements

Aurianne

Lorsque je frappe à la porte vitrée de Monsieur Baron, je sens déjà ses yeux bruns me toiser avec une peine non dissimulée. Un soupir silencieux s'échappe de ses lèvres tandis qu'il m'observe, jaugeant sans doute mon air détaché.

Cet homme n'est pas méchant, je l'ai toujours concédé. Mais disons qu'il ne faut pas l'énerver. Parce que les personnes qu'on décrit comme plutôt sympathiques et amusantes sont souvent les pires. Des bombes à retardement. Et Monsieur Baron ne fait pas exception à la règle. Il garde ce calme apparent qui précède l'orage, cette patience feinte qui masque une lassitude grandissante.

Ses doigts sont entremêlés. Il adopte cette posture que je lui connais bien, celle qu'il prend lorsqu'il réfléchit à la meilleure façon d'annoncer une mauvaise nouvelle. D'un simple mouvement de la tête, il m'invite gentiment à m'asseoir, ce que je fais aussitôt, mon sac serré contre mes genoux comme un rempart dérisoire entre lui et moi.

— Vous vous doutez de la raison pour laquelle je vous convoque, mademoiselle...

J'acquiesce. Évidemment. Comment pourrais-je l'ignorer ?

— Vous avez malheureusement accumulé beaucoup d'heures d'absence sans justificatifs, reprend-il, son ton grave mais mesuré. Vous ne vous êtes pas présentée aux colles en plus de cela... Et ce n'est pas tout... Vos professeurs se sont énormément plaints de votre comportement en classe.

Je n'essaie même pas de contourner ses paroles, ni de me justifier. Il a raison, et je le sais. Il sait que je le sais. Alors à quoi bon jouer la comédie ?

— Ça ne va pas du tout, poursuit-il après un silence pesant. On voit que le général ne vous intéresse pas particulièrement. Peut-être pourrions-nous vous aider à vous réorienter sur une voie plus professionnelle ou technologique... suggère-t-il. Tout le monde serait satisfait ainsi.

Oui. Satisfait. Tous.

Non. Pas du tout.

Ils seraient satisfaits. Mais pas moi.

Me réorienter en pro ? Pour faire quoi ? Je n'aime pas l'école. Je n'aime rien à part griffonner dans mon cahier et, à la rigueur, les cours de Madame Prévert, plus théâtralisés, plus vivants que les autres...

Il me fixe avec ce regard empreint d'une fausse compréhension, comme s'il était capable de lire en moi. Peut-être se rend-il compte de ma résistance silencieuse.

— Je me doute que ce n'est pas évident de trouver un métier à votre âge, concède-t-il avec une douceur surprenante. C'est une mission très difficile qu'on vous demande à tous, lycéens, mais nous n'avons pas d'autre choix.

Il aurait été un de mes profs, aucun doute par contre que je l'aurais envoyé valser. Pourtant, je me contente de rester les fesses ancrées sur ma chaise, l'écoutant parler avec une attention inhabituelle.

— Réfléchissez-y, s'il vous plaît, me demande-t-il enfin, sa voix s'adoucissant légèrement.

— Rien ne m'intéresse, soupiré-je.

Il ne semble pas surpris. Il attendait sûrement cette réponse.

— Je comprends. Le problème étant que c'est la dernière chose que je vous propose. L'équipe voulait vous punir de manière plus sévère, mais j'ai demandé la permission de discuter avec vous. C'est un dernier avertissement, Aurianne.

Il marque une pause, comme pour s'assurer que je mesure bien la portée de ses mots.

— Soit vous améliorez votre conduite pour le reste de votre scolarité dans ce lycée, vous évitez un maximum les absences et de vous faire remarquer, vous rattrapez les heures de colles et justifiez vos absences. Vous pourriez ainsi avoir l'occasion de réfléchir à un secteur dans lequel vous vous épanouirez. Soit, à la prochaine remarque, vous irez en conseil de discipline qui vous mènera à votre exclusion.

Le silence qui suit est lourd, pesant. Mon cœur bat plus vite, mais mon visage reste impassible. Je hoche simplement la tête. J'ai compris. Pas besoin d'en rajouter.

Il pousse un léger soupir, puis esquisse un sourire – un de ces sourires fatigués qui traduisent plus un renoncement qu'une véritable bienveillance.

— Maintenant, vous pouvez rejoindre vos amies et manger.

Il me tend sa main, que je serre sans enthousiasme avant de quitter la petite pièce. Mon regard se perd un instant sur le sol du hall. Il est propre, lustré, sans une trace. Moi, je ne le suis pas. Je suis un brouillon. Un trait de crayon mal effacé sur une page trop blanche.

Et je n'ai toujours aucune idée de ce que je vais faire.

***

— Ouf ! s'époumone ma mère, à peine ai-je franchi le seuil de l'entrée, claquant la porte derrière moi. J'ai cru que tu ne rentrerais jamais.

— J'aurais bien voulu, avoué-je en traversant le couloir pour jeter mon sac et me laisser tomber sur le canapé.

Elle me suit, me dévisageant avec un regard lourd de reproches, l'index pointé dans ma direction, signe qu'elle est prête à me faire la morale.

— Tu crois que j'y ai cru ?!

— De quoi ? demandé-je en allumant la télévision, détournant délibérément le regard.

— Éteins cet écran, on doit parler ! crie-t-elle en haussant le ton, sa voix résonnant dans le salon.

Je ne bouge pas d'un cil, la provoquant volontairement du regard, le menton légèrement relevé. Un silence pesant s'installe. Je sens l'énervement monter en elle, comme une tempête prête à exploser.

— Parce que me hurler dessus, tu appelles ça "parler" ?! ironisé-je avec un rictus.

Elle se rapproche brusquement, ses poings serrés le long de son corps tremblant de colère. En un geste vif, elle me saisit la télécommande des mains et la jette plus loin dans la pièce. Elle atterrit bruyamment sur le sol, faisant sursauter ma petite sœur, Mélina, posée contre le plan de travail, qui nous regarde avec des yeux ronds, apeurée.

— Tu vas vite redescendre et t'exprimer mieux ! Je suis ta mère et tu me dois le respect ! tonne-t-elle, sa voix déchirant le silence pesant de la maison.

Je serre les dents, mes ongles s'enfonçant dans la paume de mes mains. Mon cœur bat la chamade, la colère gronde en moi, un orage prêt à s'abattre.

— Le respect, c'est réciproque, contré-je avec froideur. Tu m'en dois autant que je t'en dois. Alors tant que tu ne l'emploies pas vis-à-vis de moi, je ne vois pas pourquoi je me ferais chier !

Je me lève avec l'intention d'aller m'enfermer dans ma chambre, de fuir cette confrontation inutile. Mais elle m'empoigne violemment par le bras. Son regard est dur, brûlant de déception et de rage. Avant que je ne puisse réagir, elle écrase violemment sa main contre ma joue. La claque résonne dans l'air, me laissant pantoise.

— Oh, et maintenant tu me frappes ?! m'exclamé-je, la main sur ma joue brûlante. Tu es tombée bien bas, maman !

Mon souffle est court, ma gorge serrée par un mélange de rage et d'incompréhension. Mélina étouffe un sanglot, recroquevillée toujours au même endroit. Mon regard oscille entre elle et ma mère, dont le torse se soulève et s'abaisse au rythme de sa respiration erratique. Une brèche invisible vient de se former entre nous, un mur que ni l'une ni l'autre ne sait comment abattre.

— Bon, on va recommencer à zéro, murmure ma mère en croisant les bras, l'air plus fatigué qu'en colère. Assieds-toi.

Je lève les yeux au ciel.

Pff, encore une scène ? Ça va durer combien de temps cette fois ? Deux minutes ? Trois ?

Je traîne les pieds jusqu'au canapé et me laisse tomber dessus, les bras croisés. Ma mère me fixe, son regard sombre rivé sur moi comme si elle analysait la moindre de mes réactions.

— Je sais très bien que tu n'étais pas malade, lâche-t-elle, implacable.

Tiens, tiens... Depuis quand est-elle devenue détective ? Depuis quand s'intéresse-t-elle assez à moi pour reconnaître un mensonge aussi banal ?

Elle marque une pause. Sa mâchoire se serre, ses doigts crispés sur le tissu de son jean trahissent sa frustration. Elle inspire profondément, probablement dans une tentative désespérée de garder son calme. Mais c'est déjà raté.

— Aurianne, ça ne va plus du tout ! s'exclame-t-elle, levant un poing rageur vers le plafond comme si elle s'apprêtait à implorer une quelconque divinité pour m'éclairer.

« Viser la lune, ça n'me fait pas peur... Même à l'usure, j'y crois encore et en cœur... » chantonne une petite voix dans ma tête.

Je pince les lèvres pour ne pas éclater de rire.

Bon, concentre-toi, c'est bientôt fini...

Mais les paroles d'Amel Bent persistent, tournent en boucle dans mon esprit, m'empêchant de me prendre cette discussion au sérieux.

Ma mère continue de me toiser avec cet air de profond dégoût, comme si j'étais un misérable rat d'égout infesté de maladies. Un poids invisible s'installe sur ma poitrine, mais je refuse de détourner les yeux.

— Tu es insolente, tu sèches les cours, tu fugues, tu mens sur ton état... énumère-t-elle d'une voix tendue, presque tremblante.

Oh, maintenant elle fait mine de s'inquiéter ? Comme si elle faisait réellement attention à moi...

— Et ce sera quoi après ?! Tu vas agresser un élève peut-être ?!

Elle hausse le ton, cherchant à provoquer une réaction.

— Pas sans raison, réponds-je calmement en haussant les épaules.

Derrière moi, j'entends un léger bruit. Ma sœur a reculé d'un pas, probablement pour mieux nous espionner sans se faire remarquer.

— Si ça continue...

Je fronce les sourcils.

— Si ça continue quoi ?! la coupé-je en bondissant du canapé.

Elle sursaute légèrement mais se reprend aussitôt, me foudroyant sur place.

— Tu crois que je me comporte comme ça pour le plaisir ?! Que j'ai décidé du jour au lendemain de me foutre de tout, juste pour te rendre folle ?! Tu t'es déjà demandé ce qui n'allait pas, au lieu de me balancer des reproches en permanence ?!

Un silence s'installe. Un silence lourd, pesant. Sa mâchoire se serre davantage.

— Non. Jamais. Parce qu'il n'y a que toi qui comptes ici, toi et tes foutus problèmes ! craché-je, la voix tremblante. Tu n'en as que pour toi-même !

Je respire à peine, prise dans la tourmente de ma propre colère.

— Oui, je fugue, mais c'est pas différent de toi quand tu disparais plusieurs jours sans prévenir ! Quand tu pars te piquer à l'autre bout de la ville avec des hommes !

Elle s'approche, et avant même que je n'aie le temps de respirer, sa main s'écrase violemment contre ma joue. Une deuxième gifle. Plus forte encore que la première. Une onde de chaleur me traverse la peau, une brûlure cuisante qui me picote jusqu'à l'oreille. Pourtant, je ne cille pas. Je me contente d'encaisser. Pas un cri, pas une larme. Juste un regard vide, un mépris silencieux.

Dans le fond, elle me fait pitié.

Pitié d'être ce qu'elle est devenue : une mère incapable d'élever ses sept enfants, une femme brisée, coincée dans un cycle infernal de promesses non tenues et de déceptions en cascade. Elle vit dans le déni. Elle refuse d'ouvrir les yeux sur la réalité, sur ses erreurs, sur la misère qu'elle nous inflige à tous. Alors, pour oublier, elle se shoote. Un rail par-ci, une seringue par-là. Tout ça pour fuir l'évidence, pour anesthésier son mal-être.

Voilà la triste réalité de l'amour.

On rencontre un homme, souvent plus âgé, qui sait manipuler les cœurs. Il vous regarde avec ce sourire enjôleur, murmure des mots doux à l'oreille, promet une vie dorée, un avenir radieux. Puis il disparaît, lâchement, sans prévenir, laissant derrière lui un ventre arrondi et des illusions en miettes.

C'est comme ça que tout a commencé pour elle.

Elle avait dix-sept ans quand elle est tombée sous son emprise. Dix ans de plus qu'elle. Dix ans d'avance sur le terrain du mensonge et des illusions. Il lui avait promis monts et merveilles. Un amour éternel. Une famille unie. Puis il l'a mise enceinte et s'est volatilisé. Deux ans sans donner de nouvelles. Deux ans à errer seule avec un bébé qui pleurait la nuit. Puis il est revenu, la queue entre les jambes, suppliant de pouvoir être un père pour son fils. Il voulait « assumer ». Du moins, c'est ce qu'il disait.

Elle l'a cru.

Elle l'a laissé revenir dans sa vie. Grave erreur. Parce qu'après ça, il l'a engrossée trois fois encore. Trois autres enfants nés des mêmes promesses creuses. Trois nouvelles grossesses bercées par l'espoir idiot qu'un jour, ils formeraient une vraie famille. Il lui a même demandé sa main, en bon prince charmant des temps modernes.

Elle y a cru.

Alors, elle a attendu son mariage comme une délivrance. Elle s'est accrochée à cette bague comme à une bouée de sauvetage, persuadée qu'elle allait enfin avoir droit à son conte de fées. Sauf que quand le jour de la cérémonie est arrivé, il n'était pas là. Un simple message. Une excuse bidon. Un « souci de dernière minute ». Puis plus rien. Silence radio. Disparu. Parti s'évaporer dans la nature pour plusieurs années.

Et quand il a fini par réapparaître, ce n'était que pour repartir aussitôt, comme un fantôme insaisissable.

C'est dans ces années-là que nous sommes nées. Ysaline d'abord. Puis moi. Puis Mélina. Trois gamines de plus dans un foyer déjà délabré. Trois nouvelles bouches à nourrir. Trois nouvelles âmes abîmées avant même d'avoir eu le temps de grandir.

Ouais, l'amour, c'est magnifique.

Mais ce qui me révolte le plus, ce n'est pas son incapacité à choisir un homme qui ne la brisera pas. Ce n'est pas son addiction qui la bouffe peu à peu. Ce qui me tue, c'est qu'elle nous fait payer à nous sa propre descente aux enfers.

— C'est ta dernière chance, grince-t-elle entre ses dents. Je n'en peux plus de devoir gérer tes crises d'enfant en manque d'attention. Je n'ai plus l'énergie.

Je lève les yeux vers elle, impassible.

— Par contre, tu en as pour la coke, bizarrement.

Ses poings se serrent si fort que ses phalanges en blanchissent. Elle lutte pour ne pas me frapper à nouveau. Ses mâchoires se contractent. Je vois la violence dans ses yeux, contenue de justesse.

Elle inspire profondément, tente de reprendre contenance avant de poursuivre d'une voix tranchante :

— C'est simple. Considère-toi comme une SDF si j'ai encore un reproche à te faire quant à ton attitude. Je ne veux plus de réponse. Plus de fugue. Plus d'exclusion. Ai-je été assez claire ?!

Sa voix résonne dans le salon, laissant un écho glacial derrière elle.

Du coin de l'œil, je remarque du mouvement. Ma petite sœur, recroquevillée dans l'ombre du couloir, essuie ses larmes d'une main tremblante. Son regard se fixe sur moi, suppliant.

Je comprends tout de suite ce qu'elle pense.

Si je pars, elle restera seule. Seule pour ramasser maman à la petite cuillère lors de sa prochaine re-re-re-rupture. Parce qu'Ysaline, bien qu'encore sous ce toit, ne lève jamais le petit doigt pour nous aider. Mélina, elle, n'a que moi.

Alors, pour elle, bien qu'à contrecœur, je baisse les yeux et hoche la tête.

Je ravale ma rage, je ferme ma gueule.

C'est difficile. Insupportable. Une part de moi hurle d'envie de lui cracher toute ma haine au visage, de lui balancer ses quatre vérités, de lui faire bouffer ses propres paroles. Mais je sais comment ça finirait.

Ce serait Mélina qui en souffrirait.

Et ça, c'est hors de question.

Je peux bien être faible si c'est pour elle. Je l'aime trop. D'un amour pur, inaltérable. Un amour qui ne se brisera jamais.

J'aimerais pouvoir dire la même chose de ceux qui m'ont donné la vie. Mais non.

L'affection qu'on porte à quelqu'un n'est pas infinie. Elle s'épuise, s'effrite, se consume sous le poids des épreuves. Jusqu'à disparaître complètement. C'est si triste...

Lentement, la tension retombe. Ma mère s'éloigne, s'affale sur l'autre bout du canapé et attrape la télécommande. Comme si cette scène n'avait jamais eu lieu.

— Sinon, je vous informe qu'on est invitées à fêter Noël chez Valéria. Noam sera là, lui aussi.

Je manque de bondir de joie, mais je me retiens.

Un seul faux pas, et je finis sous un pont, errant comme une toxicomane de Kensington, à Philadelphie.

Alors, je me contente d'un simple hochement de tête.

La guerre attendra.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top