Chapitre 4 : Un soupçon d'aléatoirisme avant la tempête
Aurianne
- Tu es au courant que tu ne sais pas mentir, soupire ma meilleure amie en me toisant du regard, les bras croisés contre sa poitrine dans une posture mi-accusatrice, mi-amusée.
Sa remarque me prend tellement au dépourvu que j'en recrache presque mon cookie, manquant de m'étouffer sous son regard perçant. Elle attend une réaction, une justification peut-être, mais je reste figée, la bouche encore entrouverte.
- Mais je comprends, finit-elle par ajouter avec un sourire compatissant, adoucissant un peu son ton. Si tu ne veux pas en parler, j'accepte ton silence. On a tous des problèmes, tous des secrets. Tant que ça ne te met pas en danger et que ta peine n'est que provisoire, alors ça va.
Ses mots, bien que rassurants, me laissent un goût amer en bouche, plus tenace encore que les miettes sucrées de la pâtisserie. Elle veut me croire, me laisser du temps, mais je sais qu'au fond d'elle, l'inquiétude persiste. Et elle a raison.
Je m'apprête à détourner la conversation, mais elle se redresse brusquement, me faisant sursauter. Son regard se plante dans le mien avec une intensité presque menaçante, son index tendu dans ma direction.
- Par contre, je te préviens Aurianne... Si jamais j'apprends que tu m'as caché quelque chose de grave et que tu ne vas vraiment pas bien, je t'assure que je débarque chez toi à une heure du matin pour te kidnapper.
Un sourire nerveux étire mes lèvres.
- Je ne plaisante pas ! s'énerve-t-elle en fronçant les sourcils.
Je la connais trop bien pour ne pas la prendre au sérieux. Lorsqu'elle se met en tête une idée, impossible de la lui retirer.
- On a bien rigolé sur ma cave et les 657 gosses qui y vivent...
- Travaillent, corrigé-je en levant les yeux au ciel.
- Ouais, du pareil au même ! Bref ! Tu vas pouvoir l'explorer en détail. Certes, en piétinant sur mes esclaves mais... Oh putain, j'ai une idée ! s'exclame-t-elle en bondissant de sa chaise, les yeux brillants d'excitation.
Oh non... Seigneur... Et c'est reparti.
Je n'ai même pas le temps de réagir qu'elle commence déjà à tourner autour de la table, son air malicieux faisant frissonner mon instinct de survie. Elle est sur le point de pondre un plan douteux et, cette fois, je sens que je vais en faire les frais.
Au loin, une silhouette approche. Une chevelure blonde bouclée, des lunettes violettes délicatement posées sur un nez mutin. Luce. Ma sauveuse.
Je la supplie du regard alors que Léah, absorbée par sa réflexion machiavélique, se liquéfie presque sur sa chaise, le visage tendu par la concentration.
- Luce... Au secours... supplié-je d'une voix implorante lorsque la nouvelle arrivante pose son sac sur une chaise libre à côté de nous.
Elle arque un sourcil, amusée. Visiblement, elle a déjà compris ce qui se trame. À force de côtoyer la brune, elle en connaît les prémices. Elle s'installe tranquillement et croise les bras en nous observant, son sourire trahissant une curiosité amusée.
- Bon, qu'est-ce qui se passe cette fois ? rigole-t-elle en haussant les sourcils.
- Tah le génie que je suis... murmure-t-elle, visiblement satisfaite de sa trouvaille.
Luce et moi échangeons un regard. Oh non... Elle a vraiment une idée...
Léah, elle, ne semble même pas nous entendre. Un rictus triomphant étire ses lèvres alors qu'elle se lève, croisant ses bras dans son dos et entamant une marche circulaire autour de nous. Son regard malicieux brille d'une intelligence redoutable.
- Oh c'est fou, Lélé, on dirait même pas que tu t'es levée ! plaisante Luce d'un ton moqueur.
La presque-naine se fige et lui lance un regard outré avant de répliquer du tac au tac :
- Ferme-la, le manchot empereur-tigre blanc anorexique-hybride rechargeable !
Et voilà, c'est reparti pour un tour...
- Tu comptes cracher le morceau un jour ? demandé-je en croisant les bras, la fixant d'un air faussement menaçant.
Léah se contente de me jeter un regard en coin, un sourire énigmatique étirant ses lèvres, avant de hausser les épaules avec nonchalance.
- Oui. J'attends juste Maïra, Sélya et Elia qui ne devraient pas... Ah bah, les voilà justement !
Comme par miracle, trois silhouettes apparaissent au loin, avançant avec la grâce d'un cortège funéraire. Sélya, grande et élancée, ses cheveux châtains tombant en douces ondulations autour de son visage, marche aux côtés de Maïra et Elia, deux brunes aux yeux bleus dont l'expression est un savant mélange d'exaspération et de résignation.
Dès qu'elles atteignent notre table, elles s'installent avec une synchronisation parfaite, comme si elles venaient d'effectuer une chorégraphie répétée des centaines de fois.
Léah, elle, ne perd pas une seconde et bondit de sa chaise, ignorant totalement l'air désapprobateur de Maïra, qui la détaille de haut en bas comme si elle était une œuvre d'art moderne particulièrement discutable.
- Je vous fais un petit récap ou pas ? demande-t-elle en battant des cils d'un air innocent.
Sélya et Elia échangent un regard entendu avant de secouer la tête en chœur.
- Va à l'évidence, s'il te plaît, tranche finalement Maïra avec un soupir las.
- OK-OK, c'est bon, je vais droit au but, ronchonne-t-elle en levant les yeux au ciel.
Puis, sans prévenir, elle éclate de rire. Un rire franc, incontrôlable, un peu trop diabolique pour être innocent. Et comme d'habitude, ce foutu rire est contagieux. Très vite, nous nous retrouvons toutes à glousser sans même savoir pourquoi. Ce qui, bien sûr, nous empêche d'obtenir la moindre explication sur le sujet initial.
- J'ai très bienveillamment menacé Aurianne de la foutre dans ma cave pour des raisons que je ne préciserai pas, annonce enfin la naine avec un sérieux feint une fois que l'hilarité collective s'estompe un peu.
- Lélé, ça veut rien dire... soupire Luce, exaspérée.
- C'est pas le moment de jouer les grammalect, contre-attaque immédiatement la brune avec une moue faussement vexée. Bref, vous voyez... Dans une cave, il fait noir. Et particulièrement dans la mienne... On se demande bien pourquoi d'ailleurs...
Je me tape la tête contre la table, priant pour une intervention divine qui mettrait fin à son monologue.
On dirait juste Dobby dans Harry Potter, pensé-je.
« Méchant Dobby ! Méchant Dobby ! »
- J'adore les noirs ! Euh... le noir, se corrige-t-elle en ricanant avant de me lancer un regard faussement attendri. Je t'aime, ma vie...
- Moi aussi, sourie-je, me prêtant au jeu.
- Oh putain, je m'égare ! Bon, revenons à mon idée de génie...
Les filles échangent des regards méfiants.
- Plutôt que de perdre notre temps à faire le tour des écoles primaires et maternelles avec la camionnette - parce que, soyons honnêtes, ça commence à devenir redondant - je propose qu'on innove un peu...
Elle marque une pause dramatique, savourant l'attention qu'elle vient d'attirer.
- Et si, au lieu de faire ça, on partait en voyage au Congo ?
Silence.
- Hein ? Fait Maïra, plissant les yeux comme si elle venait d'entendre une absurdité monumentale, ce qui est clairement le cas.
- Ben oui, au Congo ! reprend la brune avec enthousiasme. On pourrait se récupérer quelques mioches qui courent dans les champs de coton... Comme ça, on aura de nouveaux esclaves en réserve et, en plus, ça changera un peu des pieds de Blancs. Franchement, je suis sûre que les acheteurs commencent à se lasser... Un peu de diversité, c'est important.
Elle me lance un clin d'œil tout sauf subtil, tandis qu'un mélange d'horreur et d'hilarité traverse le visage des autres.
- T'es irrécupérable... murmure Elia en se massant les tempes, visiblement au bout de sa vie.
- Mais avoue que c'est une super idée ! s'exclame-t-elle, ignorant complètement la consternation générale. Et puis, franchement, c'est beaucoup plus beau, le noir.
Nouvelle vague de silence. Luce attrape la bouteille d'eau mentholée de Léah et en boit une gorgée avec la lenteur d'une personne qui remet toute son existence en question.
- Léah... commence Luce d'un ton mesuré, les bras croisés, le sourcil levé.
- Oui ? répond l'intéressée en battant des cils avec une innocence feinte.
- T'es au courant que si quelqu'un nous entend, on finit direct en taule ?
- Meuf, on est déjà sur une liste, c'est trop tard pour s'inquiéter, rétorque-t-elle avec un sourire digne d'un psychopathe en fin de carrière.
Un silence. Le temps semble suspendu. Puis, sans prévenir, elle explose de rire, un vrai rire de démon qui résonne dans toute la pièce. Et bien sûr, comme les abruties qu'on est, on se laisse contaminer, chacune se tordant de rire, le souffle coupé, les yeux embués de larmes. À ce stade, même les surveillants doivent se demander si on est pas en train de fomenter un coup d'État.
- Et au pire, on va tous en asile et on fait une soirée pyjama ! finit par lâcher la naine entre deux éclats de rire.
- Correction, tu vas aller en asile, pas nous, réplique Maïra en agitant un doigt devant son visage.
- Je suis navrée de devoir vous l'annoncer, mes chères compagnes d'infortune, mais vous êtes déjà contaminées... Vous êtes foutues...
Là, on sait qu'elle va partir trop loin. Luce, qui essaye encore de reprendre son souffle, pose une main sur son front comme une mère exaspérée.
- Qu'est-ce qu'elle baragouine encore cette conne... ? soupire Maïra en roulant des yeux.
- Le virus de l'aléatoirisme, clarifie Luce, s'essuyant les yeux trempés de larmes de rire.
On rigole encore un bon moment, enchaînant des conneries de plus en plus absurdes jusqu'à ce que la fatigue du fou rire commence à nous calmer. Petit à petit, la discussion reprend un ton un peu plus posé. Enfin, aussi posé qu'on puisse l'être avec Léah dans la pièce.
Au bout de quelques minutes, Sélya et Léah se lèvent d'un coup, nous coupant dans notre pseudo-débat philosophique sur le sens de la vie et des chips goût barbecue.
- Désolée ! Mais nous on a faim ! Et pour une fois qu'on finit à onze heures, faut fêter ça ! annonce fièrement Sélya en s'étirant comme un chat.
- Et surtout, pour une fois qu'on finit toutes en même temps ! approuve Elia en attrapant son sac.
On se lève toutes de concert, rassemblant nos affaires dans un chaos organisé, tout en sentant distinctement le soulagement des dames de la cafétéria qui, très clairement, nous voyaient déjà comme une nuisance sonore classée niveau rouge.
- Allez, go ! Allons graille ! m'écrié-je en levant le poing.
À peine avons-nous franchi le grand couloir menant au self, bercées par le doux espoir d'un repas bien mérité, que mon regard est attiré par une silhouette bien trop familière au bout du couloir. Une silhouette que je préférerais ne jamais croiser dans ces circonstances.
Le CPE.
Il s'approche, droit comme un i, son expression aussi neutre qu'un mur de béton. Je sens un frisson me parcourir l'échine. Mon premier instinct ? Détaler comme un lapin et pousser les filles sur le côté pour me frayer un chemin vers la sortie de secours la plus proche. Mais soyons honnêtes, ça ne serait pas très subtil. Et surtout, ça ne serait pas moi. Alors je ravale ma panique et me prépare à encaisser.
Il s'arrête juste devant moi, l'ombre de son autorité planant comme une malédiction au-dessus de ma tête.
- Mademoiselle Ochs, je vous veux dans mon bureau dans cinq minutes, s'il vous plaît.
Le ton est sans appel. Pas d'explication. Pas de suspense inutile. Juste une sentence qui tombe comme un couperet. Puis, sans même attendre une réaction, il reprend sa route, nous laissant là, figées comme des statues.
Je me mords la joue, ravalant un soupir.
- C'est sûrement à cause de ton absence, suppose ma meilleure amie en m'étreignant brièvement. On te garde une place, OK ?
Son visage est sincère, doux, plein d'une inquiétude qu'elle ne devrait même pas avoir. Je hoche la tête, par automatisme. Mais elle se trompe. Oh, si seulement elle savait...
Elle n'a aucune idée de qui je suis quand elle n'est pas là. Elle ne sait pas à quel point sa présence est la seule chose qui m'empêche de me consumer complètement. Elle ne sait pas que, lorsqu'elle est là, elle est mon petit ange posé sur mon épaule gauche, tempérant mes ardeurs, étouffant mes pires idées avant qu'elles ne prennent trop d'ampleur.
Et elle ne le saura jamais.
J'y veillerai.
Parce que c'est égoïste, terriblement égoïste, mais je refuse de la perdre. Je pourrais faillir à sa réputation d'élève sérieuse et assidue, la souiller de mes frasques et de mes conneries, mais je ne le ferai pas. Parce qu'elle est une ancre dans ma vie. Une des trois seules personnes qui me maintiennent à flot.
Et si je dois porter seule le poids de mes conneries pour la préserver, alors soit.
Avec un dernier sourire forcé, je pivote sur mes talons et prends la direction du bureau du CPE, le cœur battant à un rythme étrange, quelque part entre l'excitation et l'appréhension.
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