Chapitre 3 : Culot et mensonges

Aurianne

— Excusez-moi pour le retard, fais-je, en entrant dans la salle de SES.

Tous les regards convergent dans ma direction, certains étonnés, d'autres exaspérés. Les pensées des élèves semblent se lire sur leurs visages : Quel culot d'arriver à dix heures quarante-neuf et, en plus, de s'excuser ! Je leur offre un sourire faussement contrit avant de balayer la pièce du regard, cherchant un endroit où me poser.

La prof – dont le nom m'a échappé ou, soyons honnêtes, ne m'a jamais intéressée – pousse un profond soupir, ses lunettes glissant légèrement sur l'arête de son nez. Son regard perçant trahit une hésitation : me demander mon carnet ou m'ignorer pour préserver le fil de son cours ? Telle est la question !

Finalement, elle lève les yeux au ciel avant de reprendre sa leçon, comme si mon interruption ne méritait pas plus d'attention.

Ignorant les quelques chuchotements agacés qui fusent çà et là, je me dirige nonchalamment vers le fond de la pièce. Un rapide coup d'œil me permet de repérer une place libre près du chauffage. Parfait. L'air est glacial ce matin, et je n'ai aucune envie de grelotter pendant les quelques minutes qui me restent avant de devoir changer de radiateur et de salle.

Je m'installe, déposant mon sac sur la table avec une lenteur étudiée, comme si j'avais tout mon temps. Mon voisin de table, un garçon aux cheveux ébouriffés que je ne connais que de vue, me jette un regard en coin avant de retourner à son clavier. Visiblement, ma présence ne l'intéresse pas plus que ça. Tant mieux.

Je sors mon carnet, feuillette les pages gribouillées d'un air distrait. Suis-je seulement censée prendre des notes ? Probablement, mais mon attention se disperse déjà. Mon regard dérive vers la fenêtre, où la pluie fine trace des sillons sur la vitre. Une journée de plus à survivre dans cet enfer institutionnel. Mais au moins, je ne suis pas chez moi à déprimer.

— Donc, comme je vous le disais avant cette petite... interruption, continue la vieille d'un ton sec, une hanche calée contre son bureau.

Sa main, recouverte de bagues imposantes – chacune probablement plus grande que mon cerveau –, tapote nerveusement la surface en bois verni. Elle semble peser ses mots, irritée d'avoir été interrompue, avant de reprendre, comme si rien ne s'était passé :

— Comme l'a décrit le sociologue Pierre Bourdieu, c'est...

Elle s'interrompt volontairement, balayant la classe du regard, attendant que quelqu'un complète sa phrase.

— L'habitus ! s'exclame Maëlys en se redressant brusquement sur sa chaise, son bras tendu vers le plafond comme si sa vie en dépendait.

Je lève les yeux au ciel, ma joue toujours appuyée contre mon poignet, et je la dévisage avec une lassitude non dissimulée. Cette fille est vraiment la pire intello que je connaisse. Le genre à répondre aux questions avant même qu'elles ne soient posées. Rien qu'en l'écoutant, je ressens l'abîme intellectuel qui nous sépare. Elle, douée pour écouter et obéir aux profs avec une application désespérante. Moi, douée pour animer la classe avec mes répliques bien senties. Chacune sa spécialité.

— Oui, très bien, acquiesce la brune, visiblement satisfaite. Mais de quoi s'agit-il ? C'est l'ensemble des dispositions acquises... Terminez ma phrase...

Un silence pesant s'abat sur la classe. Je réprime un petit rire et, plutôt que de participer, je me mets à griffonner une fleur dans le coin d'une page quasi vide de mon cahier. Je devine, sans même avoir besoin de lever les yeux, que la belle blonde est en train de se trémousser sur sa chaise, impatiente d'être encore celle qui détient la bonne réponse.

— Non, Maëlys, j'aimerais bien laisser les autres répondre pour une fois, souffle la prof en croisant les bras. Cette notion est acquise à quel moment ?!

Elle balaie la salle du regard, cherchant désespérément un élève motivé, une âme charitable prête à lui sauver la mise. Mais elle n'a visiblement toujours pas compris que personne ne l'écoute. Autour de moi, les têtes sont baissées, non pas dans une réflexion intense, mais plongées sur les écrans d'ordinateurs, absorbées par des parties de Brawl Stars ou je ne sais quel autre jeu.

— Sérieusement ! s'impatiente-t-elle en claquant la langue. C'est super simple, en plus !

Toujours aucune réponse. L'agacement transperce son regard.

— Bon, ça commence vraiment à bien faire ! tonne-t-elle en croisant les bras d'un air outré. Vous êtes là pour apprendre ! Vous êtes en Première spécialité ! Vous êtes censés participer activement, faire bouger le cours, et non ! Regardez-moi ça... C'est plus silencieux qu'un désert ! Je suis là pour quoi, au juste ?!

Sa voix claque comme un fouet, mais personne ne bronche. Certains échangent des regards furtifs, les lèvres pincées pour ne pas éclater de rire. Moi, je me mords l'intérieur des joues, tentant de garder mon sérieux face à cette scène pitoyable.

Je suis là pour quoi ?! répète-t-elle en haussant encore d'un ton, ses yeux marron nous scrutant un par un. Qui peut répondre ?!

Toujours rien.

Un soupir exaspéré s'échappe de ses lèvres.

— Même pour ça, vous êtes des incapables ! lâche-t-elle en secouant la tête.

Puis, d'un geste dramatique, elle se laisse tomber sur sa chaise, écrasant ses mains contre son visage, visiblement à bout de nerfs. La voir ainsi, complètement désespérée, me donne envie de sortir mon téléphone pour chronométrer combien de temps elle reste dans cette position... mais mes poches sont vides. J'ai certainement dû le laisser dans ma chambre ce matin. Dommage.

Un silence de plomb s'installe. Elle reste figée quelques secondes, inspirant profondément. Une, deux, trois respirations plus tard, elle redresse brusquement la tête, ses yeux lançant des éclairs.

— OK, c'est bon. Vous sortez tous une feuille !

Un frisson d'effroi parcourt la classe.

— Interrogation surprise !

Un chœur de râles et de protestations s'élève aussitôt. Certains, qui avaient jusque-là l'air parfaitement endormis, redressent la tête d'un air paniqué. Un gars au premier rang, qui jouait tranquillement sur son ordi, referme précipitamment son écran, comme si cela pouvait le rendre invisible. Une fille devant moi, qui mâchouillait nonchalamment le capuchon de son stylo, pousse un soupir dramatique et se laisse affaler contre sa chaise.

Mais madame, c'est pas juste ! gémit une voix au fond de la classe.

Oh, pardon ? rétorque la prof d'un ton faussement doux. Tu veux qu'on en discute, peut-être ? Parce que là bizarrement vous savez parler !

Personne ne répond.

Je croise les bras, un sourire narquois aux lèvres. Voilà une matinée qui devient intéressante.

***

— Mémé ? Tu es revenue ?

Léah me sourit timidement, ses yeux pétillant d'une lueur à la fois soulagée et inquiète. Sans attendre, elle tend ses bras vers moi, m'invitant à m'y blottir.

— Ma Lélé !

Je me jette littéralement sur elle, l'enlaçant avec une force presque désespérée. La chaleur de son étreinte me réconforte un instant, mais à peine ai-je le temps de savourer ce moment qu'elle recule légèrement, posant sur moi un regard mi-rassuré, mi-réprobateur.

— J'étais morte d'inquiétude ! Et en plus, tu ne répondais même pas à mes messages ! me reproche-t-elle en croisant les bras. Les autres m'ont dit que tu étais partie en plein cours de Physique-Chimie – bon, ça, je peux comprendre vu la tronche de ce chauve – mais après... après, plus rien. Tu as disparu de la surface de la planète pendant une semaine entière, Aurianne ! Tu te rends compte ?!

Une pointe de culpabilité me serre la poitrine. Il y a peu de personnes dont le jugement compte vraiment pour moi, mais Léah fait partie de ces exceptions. Son inquiétude me touche, et pourtant... je ne peux pas lui dire la vérité. Pas cette vérité-là. Je voudrais, vraiment, mais comment me croirait-elle ? Ce que j'ai vécu n'appartient pas au domaine du possible. Ce sont des choses qui n'arrivent que dans les films, ou encore dans ces romans de dark romance qu'on dévore en cachette.

Lire dans un pavé qu'un type s'est fait tuer au milieu de nulle part en pleine nuit, ça passe. Mais imaginer que ça puisse se produire ici, sous nos yeux, dans notre monde bien réel ? Impossible.

Et pourtant... c'est arrivé.

C'est réel.

Je ravale ma salive, fuyant son regard, et tente de me convaincre que le mieux à faire, c'est de me taire. De tout enfouir au plus profond de moi et d'agir comme si rien ne s'était passé. Comme si je n'avais jamais disparu. Comme si...

Quelle idiote. Comme si c'était aussi simple. Comme si t'étais capable de prétendre que tout va bien. Tu ne trompes personne. Tu ne me trompes même pas moi-même.

— Aurianne... Est-ce que tout va bien ?

Je relève les yeux vers ma meilleure amie. Elle me fixe avec une douceur teintée d'inquiétude, et cette expression sur son visage me fait mal. Je déteste la voir comme ça, surtout par ma faute.

— Fatiguée... Désolée... murmuré-je d'une voix presque éteinte.

Elle fronce légèrement les sourcils, mais ne pose pas davantage de questions. Au lieu de cela, elle attrape ma main avec une gravité inhabituelle.

— Je suis là pour toi, tu le sais, n'est-ce pas ? Tu peux me parler de tout, n'importe quand. Je ne serai jamais celle qui se moque, jamais celle qui juge, jamais celle qui critique, d'accord ? Alors si tu as quelque chose sur le cœur, si tu as besoin d'en parler, viens me voir. Toujours.

Sa sincérité me fait trembler.

— Je sais... Je sais, Lélé... Mais je t'assure que tout va bien, mens-je en baissant la tête. J'ai juste besoin de temps. Je ne suis pas totalement... guérie.

Elle me scrute un instant, comme si elle essayait de percer à jour mes mensonges, puis elle hausse finalement les épaules, détournant légèrement la tête.

— Oh, attends ! Je connais le meilleur remède du monde !

Son ton change radicalement, et avant même que je puisse réagir, elle attrape mon poignet et me tire avec enthousiasme vers le grand hall.

— Léah, mais qu'est-ce que tu fais ? protesté-je à moitié.

— Fais-moi confiance !

Nous traversons les couloirs à toute vitesse, esquivant les élèves qui nous lancent des regards surpris. En quelques secondes, nous nous retrouvons devant la cafétéria. Elle me force à m'asseoir face à elle, puis disparaît quelques instants avant de revenir avec un plateau chargé.

— Tadaaam !

Devant moi, un cookie aux pépites de chocolat et un Coca. Devant elle, un cookie et... de l'eau à la menthe, comme toujours.

— Un remède universel contre la déprime, déclare-t-elle avec un sourire fier.

Je secoue la tête, un mince sourire aux lèvres, et prends une gorgée de coca. C'est sucré, ça pétille, c'est réconfortant.

Peut-être qu'elle a raison. Peut-être qu'un soda ne guérit pas tout... mais au moins, il apaise un peu.

Et c'est déjà pas mal.

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