2. BIENVENUE DANS LA FAMILLE

Mon chauffeur manifeste d'une dextérité quasi parfaite, je l'admets, mais était-il obligé de monter dans les tours de ce bolide racé ? Dans le but de démontrer sa maîtrise du pilotage ou pour impressionner la femme que je suis, au choix, Haru a failli me provoquer des crises de tétanie à plusieurs reprises.

D'ordinaire, je ne suis pas sensible à la vitesse, au contraire la montée d'adrénaline qu'elle provoque m'euphorise. Mais pas aujourd'hui. Pas après cette épreuve : Sigvald Askandar.

Maintenant que la circulation est plus dense, il maintient une allure moins sportive. Et mon pauvre estomac, déjà bien malmené, se détend peu à peu.

Je n'ai pas vraiment fait attention à son physique : typé asiatique, un parfum exotique qui sature l'habitacle, un sourire engageant, cela suffit amplement pour l'identifier. Il ajuste le volume du Rap assourdissant et ouvre la discussion d'une voix posée, teintée d'autorité.

― Il va falloir être plus bavarde ma Belle. Donne-moi ton adresse, que je te dépose.

La familiarité soudaine du jeune homme ne m'émeut pas, j'ai d'autres chats à fouetter que de me laisser attendrir avec des surnoms qu'il doit servir à la gente féminine à tour de bras ! Ma réponse, à peine audible entre mes dents serrées, fuse :

― Dépose-moi sur Rodéo Drive, entre Hermès et Cartier.

Ça tourne en boucle dans mon cerveau, de concert avec mon estomac : le monde que j'avais pris grand soin de quitter 10 ans plus tôt, vient de me percuter rudement. Je réprime une nouvelle remontée acide, si je ne vomis pas, ce sera un miracle ! Je me sens si mal !

― C'est pas un lieu résidentiel ma Belle. Vald a été clair sur ce point.

Rodéo Drive, s'il te plaît.

Ma voix se casse, ce qui me vaut un coup d'œil curieux et un éclat de rire.

― Ces Humains... Race si sensible... C'est ma conduite qui t'a secouée à ce point ?

Je me redresse et compose une carapace hermétique et hostile. Hors de question de divulguer une quelconque faiblesse devant un homme de sa nature. Un Léviathan !

Je lui lance une réplique acide. Son sourire s'accentue, appréciant mon répondant. Je lève les yeux au ciel, j'oubliai qu'ils affectionnent la pugnacité.

Après quelques minutes, il me coule un regard amusé et soupire :

― Va pour Rodéo Drive. Le prends pas mal, mais vu tes fringues, j'pensais pas que t'étais branchée sur ce secteur.

― Je suis une femme pleine de surprises.

Il m'énerve lui aussi tiens !

― Ah ça ! Ton numéro avec les chiens-loups nous a tous scotchés !

Alors comme ça, j'ai « scotché » les gros bras de Vald ? Je ressens une petite pointe de fierté.

Après une vingtaine de minutes sans autre commentaire, la Spider emprunte l'avenue commerçante huppée de Beverly Hills.

Il s'est montré conciliant au final, n'appliquant pas à la lettre l'ordre de son maître. Je ne serais pas surprise si l'entente entre lui et Vald ne soit pas au beau fixe. Pourquoi me confier à cet homme alors ? Une sorte de mise à l'épreuve pour le petit soldat ? Oui, je suis le chaton entre ces deux crotales. Un plan tordu, tout à fait du genre du viking... Vald...

D'un signe de la main, je précise :

― Après Hermès, troisième vitrine, Àngel Dorado, sur la droite.

Arrivés à hauteur de la boutique de luxe indiquée, Haru immobilise la Ferrari en plein milieu de l'avenue. La gêne occasionnée et les coups de klaxons ne semblent nullement l'atteindre. Je sors rapidement et lance un remerciement hâtif.

Angèlo fume sa cigarette devant le pas de la porte de son commerce déjà fermé. Les traits contractés, il fixe l'italienne racée devant son nez. La vitre avant de celle-ci coulisse, le Rap agressif s'en échappe, la voix du Léviathan claque clairement malgré tout.

― Eh ! Ortéga ! J'te laisse un sacré spécimen.

D'un ton plus froid, il ajoute une recommandation menaçante.

― Qu'il ne lui arrive rien.

Et voila déjà la Ferrari reprendre avec nervosité le flux de la circulation, pour disparaître rapidement de nos regards.

Mon beau latino jette vivement sa cigarette à moitié fumée et grogne mon prénom.

― Oui je sais, je suis en retard.

Il me détaille durement, laissant sa voix grave exploser.

― Merde ! Haru ! Qu'est-ce que t'as foutu Lys ?!

― Laisse-moi t'expliquer, c'était assez éprouvant comme ça.

Je suis au bord des larmes. Pitié, il ne va pas s'y mettre lui aussi. L'Ange me jauge, l'ambre de ses iris devenu lave en fusion, le ton de sa voix s'adoucit cependant :

― On va se poser à La Colombe et tu vas tout me raconter.

Il accroche ma main avec autorité et m'entraîne d'un bon pas vers notre café habituel, quelques rues plus loin, sur Santa Monica Boulevard. Je me laisse tractée par sa poigne chaude, ferme, rassurante.

***

Installés en terrasse, sur des chaises en métal recouvertes de coussins moelleux, à l'ombre des vertigineux palmiers bordant le boulevard, nos cafés artisanaux viennent d'être servis : un macciato supplément crème pour moi et un grand américano pour Angèlo, comme d'habitude. Ce dernier rompt le silence :

― Comme neuf, Lys-Chérie.

Il glisse mon portable sur la petite table en verre. Puis, son regard s'assombrit, son sourire se crispe, il ajoute :

― Cadeau de la maison. Je peux bien faire ça vu l'après-midi que t'as dû te taper.

Je le remercie d'un hochement de tête et mes yeux repartent dans le vague, sur le boulevard fréquenté.

Deux enfants rient et courent autour des badauds, opulence et insouciance les embaumes. Une jeune femme victime de ses hauts talons à semelles rouge et de son tailleur de couturier, manque de trébucher à leur rencontre, se rétablissant de justesse. Un couple se querelle smartphone en mains, filmant leur mélo-drame, certainement des youtubeurs à la mode. Des touristes s'extasient sur les boutiques qu'offre ce quartier huppé... Je ne m'habituerai jamais à cette disparité de richesses que Los Angeles cultive.

Malgré l'heure avancée, la chaleur reste tenace. A moins que ce ne soit mes émotions de l'après-midi qui ne se calment pas. Je me sens moite, brûlante et complètement déconnectée, revivant en boucle ma rencontre à la piste de karting.

Coupée dans ma torpeur, la voix grave de Angèlo me ramène doucement à ses côtés.

― Lys raconte-moi, tu m'inquiètes là.

Je détaille l'ambre clair de ses iris, un miel doux aux vertus calmantes. Sa bouche reste contrariée, elle recrache sèchement la fumée de cigarette. Je déglutis. Je vais y aller cash, c'est ce qu'il y a de mieux à faire avec ce fouineur de première.

― En gros, ma petite promenade zen et solo m'a conduite sur un domaine de Léviathans.

Mes mains tremblent, une larme roule sur ma joue s'infiltrant entre mes lèvres dans une saveur salée. La pression retombe enfin, je prends pleinement conscience que je risquais tout bonnement ma vie !

Les Léviathans. Cette race « voisine » des Humains, qui foule la Terre depuis la nuit des temps. Les Humains ont pour lointains cousins les singes, les Léviathans, eux, ce sont les serpents, et, l'évolution a fait son œuvre. Si bien que nous nous ressemblons, mais si peu malgré tout. Ils ont inspiré les auteurs de littératures fantastiques notamment dans la description des vampires ou des elfes. Personnellement, je les range dans la catégorie des démons.

Angèlo contemple à son tour le boulevard sans le voir et s'allume une seconde cigarette. Nous restons silencieux un moment. Il n'a pas besoin d'une foule d'explications, son esprit vif suffit pour dresser le tableau dans son entièreté.

L'ange écrase son mégot sur le trottoir, les yeux fixés sur le couple people qui semble se réconcilier à grands renforts de selfies langoureux.

― Haru est un homme de Askandar.

― Je l'ai découvert... Mais comment tu sais ça ?! Il semblait bien te connaître ce mec d'ailleurs ?

― Tu sais dans mon taff, j'ai des clients particuliers, aux besoins tout aussi particuliers. Je ne peux pas t'en dire plus. Ne m'en veux pas.

Je suis un peu vexée par sa réponse, moi qui croyais qu'on n'avait aucun secret l'un pour l'autre. Passons. La journée a été suffisamment compliquée comme ça pour ne pas en ajouter une couche avec mon costaricien préféré. Je murmure :

― Vald était là.

Voilà, le morceau est craché. Dire son nom devant Angèlo, après tant d'années, me laisse un goût acide en bouche. Mon frère l'avait déduit avant même que je ne lui avoue, je sais. Il tourne son beau visage hâlé vers moi et me sourit bêtement.

― Ouais... Et t'as enfin compris que le beau gosse de ta vie, c'est moi.

Toujours à raconter n'importe quelle idiotie pour détendre l'atmosphère. Il me décroche un clin d'œil et entame son américano satisfait. Je souris, essuie nerveusement ces foutues larmes ridicules entre mes doigts et réponds :

― T'es con.

Son rire sonore résonne et mon cœur s'allège à sa musicalité. Il me pointe de l'index :

― Ah ! Ça c'est ma Lys-Chérie ! Allez, je te sors ce soir, ça te changera les idées ! Un rencart avec un beau costaricien, tu vas en rendre folles de jalousie plus d'une !

Nos rires se joignent. Il me fait du bien, comme toujours. Ce n'est pas pour rien que nous sommes devenus inséparables depuis l'orphelinat. Mon frère de cœur.

***

A peine ai-je eu le temps de me rafraîchir et de me recoiffer dans le sanitaire du café que le taxi contacté par Angèlo nous attendait. Les pâtisseries artisanales avalées à la va-vite dans le véhicule n'ont pas été du goût du chauffeur, mon frère a dû jouer de sa carte gold.

Peu convaincue d'être apprêtée pour me rendre dans un club, Angèlo m'a faite taire en sortant une de ses blagues graveleuses. Je n'ai pas voulu approfondir le sujet, il m'épuise cet idiot.

Le Libertad, night-club branché sur Venice, aux musiques latines et fiévreuses, est bondé. Constamment.

Sans surprise, la célébrité de mon frère est indiscutable : il sourit à tout va, embrasse, salue, interpelle vraiment tout le monde dans ce club. Un vrai poisson dans l'eau !

Je l'observe depuis un petit espace garni de canapés et de tables où je suis installée. J'ai cru qu'il ne reviendrait jamais... Mais non, il arrive à se souvenir que je dessèche sur place.

Il dépose sur la table basse, un plateau rempli de verres et de plusieurs bouteilles d'alcool. Tout ça ? Je le taquine :

― Je vais finir par croire que t'es le patron. Tu connais tous ces fêtards, le personnel te donne l'accolade et tu passes même derrière le comptoir pour t'approvisionner.

Il rayonne et me recouvre de son rire chaud. Il déboutonne les premiers boutons de sa chemise blanche, dévoilant la ligne de ses clavicules recouvertes d'une délicieux film de transpiration, puis il remonte proprement ses manches sur ses avant bras, le tout dans un soucis de décontraction. D'un geste ample désignant les verres, il s'explique :

― Les frères vont passer la soirée avec nous.

― Yes ! Ça fait longtemps !

Je cache rapidement mon sourire derrière une grimace, feignant un air alarmé.

― Attends ? Je vais me retrouver avec la Tempête Ortéga ?

― Lys-Chérie, les cinq mâles más caliente de tout L.A. juste pour toi. Tu vas pas faire ta difficile.

Il sourit comme un idiot et me tend un shoot de tequila citronnée.

¡Salud!

Nous trinquons et buvons cul-sec. Je sens l'alcool glisser le long de ma gorge et rendre vie à chaque parcelle de mon corps. Angèlo me ressert directement. Je le charrie :

― Tu comptes me soûler pour me ramener direct dans ton lit ce soir p'tit Ange ?

― Tu vas me vexer. Je n'ai pas besoin de soûler une femme pour la ramener dans mon lit comme tu dis.

Il me fait un clin d'œil, nous rions, mettant de côté pour l'instant le dossier Askandar.

L'ambiance est à la fête et les shoots de tequila m'aident à lâcher prise. Après une dizaine de verres, Angèlo part chasser, comme il vient de m'annoncer très sérieusement.

Je n'ai pas le temps de me retrouver seule, que deux bras épais venant de derrière m'enlacent. Je reconnais aussitôt ce parfum, mélange de musc et de marijuana, la puissance de ces muscles et cette voix lourde murmurant à mon oreille.

Linda muñeca.

Les frères Ortéga sont là. Juan, Tiago et Batista m'embrassent chaleureusement et s'empressent de s'asseoir pour profiter de l'alcool. Les verres tintent déjà. Valentino, qui se cale contre ma cuisse, continue à m'enlacer et grogne suavement sur mon cou :

― Je vais toucher un mot à Angèlo. Il nous écarte trop souvent d'une telle beauté.

Je souris. Valentino est l'aîné, le pilier, le décisionnaire de la fratrie. Et mon billet de sortie de l'orphelinat. Dès que les quatre aînés ont quitté le foyer, il était alors hors de question pour eux de nous laisser, Tiago et moi. Valentino m'a adoptée, et en contrepartie, je suis devenue la tutrice légale du petit Tiago à ma majorité. Je porte le nom de Ortéga, leur sœur aux yeux de la loi. Cela étant, Valentino n'a jamais caché son attirance pour moi, mais il s'en tient à des jeux de séduction, tout comme Angèlo. Ces deux-là ne m'ont jamais considérée comme une sœur, c'est évident, ce n'est vrai que sur le papier.

Ils font tous preuve d'un respect exceptionnel à mon égard. Valentino et les jumeaux, Juan et Batista, ne sont pas réputés pour prendre leur temps ou s'encombrer de l'accord des femmes qu'ils convoitent. Ils ont leurs travers, mais je ne peux les juger, ils ont tant fait pour moi. Sans eux, je ne serai plus de ce monde, c'est une certitude.

Souvenir, 25 ans plus tôt :

Valentino...Valentino...

L'adolescent se réveilla difficilement. La petite Marianna Escada, en pyjama trop long, chuchotait à son oreille. Elle semblait complètement affolée et les larmes mouillaient son petit visage halé. Valentino se leva d'un bond.

Mais qu'est-ce que t'as Marianna ?! Qu'est-ce que tu fous dans notre dortoir et en pleine nuit ?!

Entre deux sanglots, la petite articula :

J'ai peur pour elle... Allez l'aider...

Voilà que ses sanglots redoublèrent. Les autres frères se réveillèrent.

Attends, calme toi. Aider qui ?

Bella chica, Lys...

Angèlo vint de s'approcher nerveusement.

Où ?!

La lingerie.

Angèlo s'élança directement.

Valentino ordonna au petit Tiago de rester avec Marianna, et accompagné des jumeaux, dont à peine neuf mois les séparaient, les trois adolescents partirent en direction des sous-sols glauques.

La lingerie et son bric-à-brac sans nom, dans ce vieil orphelinat d'un quartier défavorisé de Los Angeles, et aux moyens financiers presque inexistants, ne laissait aucune lueur réjouissante s'en échapper.

A cette heure avancée de la nuit, les sous-sols étaient bien évidemment déserts. Les néons de la lingerie projetaient leur lumière blafarde, sans âme.

La voix de Zénéb résonna dans la pièce comme un glas.

Alors la p'tite bourge, t'as aimé on dirait! Ça t'a décoincée !

Salya cracha un glaire et brailla :

Ça t'apprendra à t'occuper de nos affaires! La petite Marianna, sa mère, c'est une pute ! Et toi, t'arrives et tu t'en mêles !

Elle cracha de nouveau sur le corps recroquevillé au sol.

C'est peut-être bien que t'en es une aussi ! Vu comment t'allumes les frères Ortéga !

Salya, Zénéb et Lara étaient hilares, debout, devant ce corps qu'elles avaient torturé et abusé. Angèlo arriva hors d'haleine dans la lingerie, tel un fauve se libérant du joug de son dresseur. Il se précipita aux côtés de ce corps, mon corps.

Ortéga, dégage d'ici !

Il ne leur prêta aucune attention. Ses yeux s'écarquillèrent d'horreur en découvrant les ecchymoses multiples, les traces de brûlures de cigarettes sur mon corps nu, et le sang, coulant de ma bouche, d'entre mes cuisses... Il enleva son t-shirt, me couvrit comme il pût, et ses bras m'enlacèrent avec mille précautions.

T'as pas envie de la sauter ? Elle n'est plus vierge maintenant. Fais toi plaisir, elle risque pas d'bouger.

Lara qui venait de parler éclata de rire, suivie des deux autres filles. Zénéb ajouta :

Elle aime ça, une vraie p'tite pute !

Angèlo resta focalisé sur moi, me berçant, sans prendre garde aux trois filles.

Valentino et les jumeaux arrivèrent à leur tour. L'aîné laissa alors sa rage éclater.

Vous allez regretter d'avoir touché à notre sœur et insulté la mémoire de notre mère.

La mère des frères Ortéga se prostituait afin de pouvoir nourrir ses enfants. Valentino bloqua la porte de la lingerie avec un balai ensanglanté qui gisait au sol. Les trois frères semblèrent décidés à régler la situation à leur manière.

Je n'ai jamais su ce qu'il s'était passé réellement. Ils n'ont jamais tenu à m'en dire plus. Moi, dans les bras d'un Ange, j'avais sombré depuis longtemps dans l'inconscience.

Valentino vient d'aligner plusieurs mètres de shoots de tequila avec ses frères. Leur tolérance à l'alcool reste un des plus grands mystères de ce monde. Quand j'y repense : qu'ont fait exactement Valentino et les jumeaux à leur sortie de l'orphelinat ? Cela aussi reste un mystère.

Angèlo a été le seul à demeurer à mes côtés. Un an. Une longue année où j'ai vu mon Ange glisser lentement en enfer. L'enfer de la drogue. La cocaïne. Un an... Et Vald est arrivé.

Valentino s'empare soudainement de ma main. Ses yeux noirs brillent d'alcool et de convoitise, un sourire étire ses lèvres charnues. Ses doigts forts se referment sur mes mains graciles et me voilà entraînée sur la piste de danse.

Il ressemble à Angèlo avec des traits plus creusés et carrés. Sa musculature épaisse se dessine parfaitement sous sa chemise noire ajustée. Par l'espace ouvert du col, on devine le beau tatouage qu'il arbore fièrement. Il lui prend sur les pectoraux et toute la gorge : des roses, un crâne et l'inscription Santa Muerte. Un hommage à sa mère défunte m'avait soufflé Angèlo. Il a rasé ses doux cheveux noirs, s'en est presque dommage, mais ça accentue son genre gangsta. Sa voix lourde, grave à souhait, roulante sur certaines consonnes souffle à mon oreille.

― Angèlo m'a dit que t'avais besoin de te changer les idées. Linda muñeca, appelle-moi directement la prochaine fois, je viendrai avec plaisir.

― Cette manie dans cette famille de vouloir m'aider avec « plaisir ».

Nous rions et dansons pendant un temps assez long. Trop au goût de Tiago, le cadet, qui déboule et agrippe ma main sans délicatesse. Il lance moqueusement à son frère :

― C'est de la Bachata, hermano, laisse-moi lui montrer les talents d'un pro !

Valentino lui assène une flopée d'insultes en espagnol, incompréhensibles pour moi.

Tiago rit et m'emporte plus loin sur la piste, bousculant d'autres danseurs, sans s'offusquer le moins du monde. Ses mains couvertes de tatouages aux symboles religieux me collent à lui, et sa silhouette féline se meut dans une danse endiablée.

15 ans déjà que j'ai endossé le rôle de tutrice, la nature des relations que nous entretenons est donc différente de celle d'avec les autres frères. Tiago a réussi à percer dans les études et travaille dans un laboratoire prestigieux sur L.A. Ces frères m'octroient une grande part de sa réussite. Je suis d'avis que les ainés Ortéga auraient pu mener des études ou du moins, ouvrir leurs horizons s'ils n'avaient pas eu ce début de vie chaotique. Ils sont plutôt malins, persévérants et bosseurs.

Même dans sa carrure, Tiago diffère. Il est plus longiligne et ses traits sont plus fins que ceux de ses frères, mais le sex-appeal Ortéga est bien là. Sa chemise rouge au motif d'as de cœur noir est outrageusement ouverte, jusqu' à ses abdominaux harmonieux, et une fine chaîne en or pend sur la peau mat de son cou. Quel crâneur !

Après plusieurs danses que je ne pensais pas être en mesure de pratiquer, je lui annonce que je vais rentrer. Je suis épuisée, cette journée a eu ma peau. Il obtempère docilement et me raccompagne jusqu'à notre table.

Valentino, debout et engagé dans une conversation très sérieuse avec un homme en costume coûteux, nous tourne le dos. Un peu plus loin, Juan et Batista, les deux fauteurs de troubles en puissance, sont évidemment embourbés dans des pourparlers qui risquent de tourner court. Ils n'ont rien trouvé de mieux que de draguer deux femmes déjà en couple. Les petits amis sont visiblement peu conciliants. A croire qu'ils l'ont fait exprès ces deux emmerdeurs de première.

Tiago m'informe sérieusement :

― Angèlo semble occupé, je t'appelle un taxi ?

Je souris à mon petit frère adoré. Impossible que l'Ange soit disponible pour me raccompagner, c'est dans ses habitudes de disparaître ainsi.

― Laisse moi deviner, son occupation a de longs cheveux et une belle bouche gourmande ?

― Ahah, son occupation... Trois bouches gourmandes de ce que j'ai cru voir.

Nous éclatons de rire. Attention le latin-lover est dans la place !

Valentino nous interrompt brusquement :

― Tiago, reprends avec Ryan. Je ramène hermana.

Tiago dépose ses lèvres aux vapeurs de tequila sur ma joue, et rejoint l'homme au costume, le dénommé Ryan, qui nous tourne toujours le dos, un portable vissé contre l'oreille.

Dehors, il ne fait pas vraiment nuit : il y a tant d'éclairages plus tape à l'œil les uns que les autres, sans compter la circulation qui ne tarit jamais. Je frissonne, la brise océanique rafraîchit agréablement les lieux.

Voilà que je vacille ! La fatigue et la tequila ont eu raison de moi. Je me suis laissée aller ce soir, ne risquant aucune mauvaise rencontre, la « tempête Ortéga » me couve toujours.

Valentino enveloppe ma main de sa poigne ferme et chaude et me guide doucement jusqu'à son véhicule. Je m'extasie alors, mon index glisse sur le flanc de la carrosserie froide.

― Les affaires vont bien, on dirait. Une Maserati, rien que ça !

Ses yeux fiévreux suivent mon doigt, il sourit.

― On fait aller. Monte.

L'intérieur de l'habitacle est à la hauteur de la réputation du constructeur automobile. Le moteur ronronne et nous voilà partis, délaissant Vénice Beach et son agitation.

***

Très rapidement, mon pavillon apparaît, situé dans un petit quartier modeste de South Pasadena, en périphérie de la Cité des Anges.

A l'arrêt du moteur V8, je m'ébroue, groggy par cette journée folle, par l'alcool et le bercement du trajet. Mes ballerines s'enfoncent dans l'herbe encore tendre bordant la chaussée. Le lotissement est silencieux et sombre à cette heure avancée.

Valentino me raccompagne jusque devant mon entrée.

― Merci pour le déplacement, et aussi, merci pour ce soir. J'aime être avec vous.

― Linda muñeca, tu es le lien de cette famille. La belle âme qu'il nous manquait.

Délicatement, le beau latino saisit ma main, ses yeux sombres s'ancrent dans les miens.

― Tu es ma sœur Lys. Pourtant, je ne t'ai jamais regardée comme telle.

Il rompt vivement le contact de nos doigts. Il clôt ce moment d'égarement :

Buenas noches.

Et comme si de rien était, il me plante là, dos déjà tourné rejoignant la Maserati. Il vient de me prendre au dépourvu, ce n'est pas son genre de s'épancher sur ses sentiments.

― Attends ! S'il te plaît, Valentino...

Il s'immobilise, pivote lentement et m'offre son visage habituel de séducteur. Sans vraiment plus y réfléchir, je débite d'une traite :

― Je ne suis pas ta sœur de sang. Je ne suis plus une petite fille fragile, à protéger. Je suis une femme avec des désirs également.

Son regard change d'éclat, et essaie de déceler si je suis sur la même longueur d'onde que lui.

Je m'approche alors, lie nos doigts, et l'entraîne d'autorité jusqu'à ma porte. Quelle femme assez folle laisserait partir un tel homme après ce genre d'aveux ? Il aura mis 15 ans avant de m'avouer ça tout de même !

L'alcool ne m'aide pas à être très habile dans le déverrouillage de l'huis, malgré tout, il patiente dans un silence plein de promesses.

A peine le seuil franchi, son torse dur se plaque dans mon dos. Il m'enlace et susurre à mon oreille de sa voix de basse profonde :

― Je serai doux. Tu pourras arrêter à n'importe quel moment. Je te respecte de trop pour te forcer.

Mon cœur s'accélère, la tachycardie n'est pas loin. C'est un homme à la réputation brutale avec les femmes, sa confidence alimente l'envie de le sentir davantage. Ma confiance en lui est totale.

Il accompagne ses mots d'une pluie de baisers doux sur ma nuque et le long de ma colonne vertébrale. Il se montre délicat et gourmand à la fois. Je me laisse complètement faire, je suis fébrile depuis un sacré moment déjà.

Une chaleur embrase peu à peu mon corps, cela fait si longtemps que je n'ai pas été intime avec un homme. Il me retourne lentement entre ses bras, ses yeux sombres brillent de désirs intenses. Il écrase alors mes lèvres de son pouce et lentement, il glisse sa paume calleuse sur ma gorge pour l'enserrer.

Un grognement sexy s'échappe d'entre ses lippes qui caresse à peine les miennes, à la faveur de sa langue appliquée à me savourer. Son corps massif se plaque au mien, me faisant pleinement ressentir son anatomie puissante, masculine, dominatrice. Sa peau brulante a la saveur de la tequila et embaume l'ardeur promise. Il est d'une virilité folle !

Mon esprit termine de sombrer quand il retire ses vêtements et offre son corps nu à mon regard, à mes caresses, à mes lèvres.

Vivement, il me soulève et m'allonge sur le canapé. Il prend soin d'étaler mes cheveux, telle une princesse de contes de fées. Il me regarde avec sérieux et demande :

― C'est ce que tu veux ?

― Oui...

Je souffle ma réponse, peinant à faire fonctionner mon cerveau. Évidemment que je veux de lui, là, maintenant !

Un magnifique sourire illumine son visage, et disparaît entre mes cuisses. Mon cœur n'est plus en état de se détendre et ma respiration est anarchique. Il retrousse ma robe jusqu'à ma taille, ôte ma lingerie, et invite sa langue à la dégustation. Qu'il maîtrise le sujet ! Je me tords de plaisir.

Mais déjà, mû par un besoin urgent, il se redresse et enfonce sa verge entièrement en moi. Ma conscience se déconnecte pour de bon, remplacée par mes seuls cris et mes ongles raclant la chair de ses omoplates.

Mes souvenirs sont confus. Je sais simplement que l'aurore tire ses premiers rayons quand nos corps épuisés s'endorment enchevêtrés sur le canapé.

***

Peu à peu, je me réveille au son de la voix de Valentino, son espagnol résonne dans le salon. Je me redresse... Ou du moins, j'essaie. Aie ! Ma tête est lourde.

Quelle injustice ! Le beau costaricien semble frais comme après une bonne nuit de sommeil. Lui qui a aligné les mètres de shoots d'alcool, lui qui m'a dominée toute la nuit tel un lion en chasse. Et c'est moi qui récolte les courbatures et la gueule de bois.

Je réalise qu'il est douché. Il porte juste son jean délavé, laissant son dos large et noueux à mon regard. Il ne semble pas m'avoir entendue me lever du canapé. Campé devant la baie vitrée ouverte, le portable collé à l'oreille, sa main libre flatte le haut de la tête d'Oasis. Mon chat siamois s'étire et ronronne bruyamment.

Direction la salle de bain où je prends un comprimé pour faire passer ce mal de tête lancinant, puis une douche salvatrice.

Enroulée dans une serviette de bain, j'ouvre la fenêtre pour faire disparaître cette buée digne d'un sauna. C'est alors que sa silhouette se dessine. Il est appuyé contre le chambranle de porte et m'observe tranquillement.

― Tu as apprécié ta nuit, Linda muñeca ?

― Évidemment. Même si mon corps n'est pas habitué à ce rythme.

Valentino sourit.

― Je me suis largement freiné. Je voulais sentir ton plaisir et pas seulement le mien. J'ai beaucoup de respect pour toi. T'es une belle personne, n'oublie jamais ça.

Sa tirade terminée, je reste coi. Il vient de me prendre de court encore une fois.

― J'ai à faire. Me voy.

Sans autre formalité, il quitte le pavillon.



*Libertad. Espagnol : liberté.

*Más caliente. Espagnol : les plus chauds.

*¡Salud! Espagnol : formulation pour trinquer, « santé! »

*Linda muñeca. Espagnol : jolie poupée.

*Bella chica. Espagnol : belle fille.

*Santa Muerte. Espagnol : Sainte Mort. Personnage aux attributs positifs comme la protection ou la santé, issu du folklore d'Amérique Latine.

*Hermano. Espagnol : frère.

*Hermana. Espagnol : sœur.

*« Buenas Noches » : espagnol traduction « bonne nuit »

*Me voy. Espagnol : je m'en vais ou je pars.


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