𝐋'𝑬𝑻𝑹𝑬 𝐈𝐍𝐒𝐎𝐔𝐓𝐄𝐍𝐀𝐁𝐋𝐄




L'ÊTRE INSOUTENABLE






Parfois, je le déteste.

Souvent, je me déteste.

Et ça m'exècre, ça m'étouffe aussi. C'est ici, là-bas ; dans chaque recoin de mon âme je croise son regard. Et je me dis : Putain Jungwon, toujours pas foutu d'être bien. Bien dans mes bottes, dans mon corps, dans mon être. Pas foutu d'être comme lui. L'être que j'aimerai jouer, ce rôle qui semble cent fois plus soutenable que le mien. Puis ça se mélange, ça devient compliqué. J'ai pas envie d'être lui, je veux être moi. Je veux être moi comme il est lui. Ça paraît simple ; c'est d'une odieuse complexité. Je veux savoir comme il semble savoir, me connaître comme il semble se connaître. Et ce qui est idiot, c'est que je ne pourrais jamais me connaître en lui. Lui est un autre. L'autre semble comme moi pourtant ; comme moi mais en mieux. Une version accomplie de moi-même, terminée – quoi que, ce terme est effrayant quand on parle d'existence –, confortable. C'est ça. Son rôle a l'air plus confortable que le mien. Je sais pertinemment que jamais je ne pourrais changer de rôle. On ne joue même pas dans la même pièce. Une partie de moi ne cesse de me prouver le contraire, que sa pièce est en tout point comme la mienne, qu'elle pourrait l'être tout du moins. Si seulement j'étais comme lui. Comme moi.











Parfois, Yeonjun semble heureux.

Souvent, je pense l'être.

Le doute fait partie de la vie, j'en suis convaincu – devrais-je l'être ? –, alors pourquoi ne semble-t-il pas faire partie de la sienne ? C'est idiot, je me le répète. L'autre aussi a des doutes. L'autre aussi a sûrement des faiblesses, des drames, des pertes, des échecs. Pourquoi leur perspective semble moins douloureuse que ma propre expérience de la vie ? Sûrement parce qu'encore une fois, lui est un autre. L'autre n'est pas moi. Il ne l'est que dans une certaine mesure. Une mesure assez translucide et métamorphe. Une mesure qui ne dépend ni de lui ni de moi, mais un peu tout de même. Mais alors, son bonheur est-il différent du mien, ou ne suis-je jamais réellement heureux ? Pourquoi mon bonheur devrait avoir quelque chose en rapport avec le sien ? Parce que lui est un autre. Et que lui, ça aurait pu être moi. Sauf que je suis moi, et qu'il est lui. Son bonheur semble plus en être un que le mien. Suis-je réellement heureux si je ne le suis pas comme il l'est ? Le simple fait d'en douter ternis la sensation de joie qui tente de m'envahir. Alors, peut-être devrais-je ne pas songer à son bonheur pour pouvoir véritablement être heureux. Peut-être oui.

Pourtant, je ne le fais pas. Aujourd'hui encore je me compare à lui. Je le compare à moi. Aujourd'hui encore Yeonjun semble heureux, et mon sourire superposé au sien semble bien moins sincère, lumineux, cohérent. Il est comme ça Yeonjun ; c'est une sorte de monument, d'idéal si j'ose dire. Pour moi en tous cas, les autres je ne sais pas. Les autres ça ne m'importe pas. Yeonjun si. Yeonjun est l'autre qui m'importe. L'autre que je vois, un peu trop peut-être.

— 'Wonie, tu as révisé pour l'évaluation de physique-chimie de tout à l'heure ?

Ah.

Lentement, un peu trop lentement, je détache mes yeux de son sourire pour les poser sur Soojin.

— Euh... pas trop, je marmonne distraitement.

Nous entrons dans notre classe, Yeonjun est alors hors de mon champ de vision.

Je respire.

— T'es pas sérieux ? me demande-t-elle avec un air presque sévère. Sur qui je vais pouvoir copier moi, si tu révises pas ?

L'absurdité de ses propos me faire rire.

— T'inquiète, je pense l'avoir plutôt bien compris ce chapitre, je la rassure.

Elle hausse les sourcils d'un air peu convaincu avant de s'asseoir à la table à côté de la mienne.

Elle est drôlement belle, Soojin.

Ça, je le sais parce que c'est une évidence pour à peu près tout le monde ici. C'est presque une sorte de règle, un peu comme une loi de physique justement. Soojin est belle de la même façon que la poussée d'Archimède fait que nous flottons. C'est un peu étrange dit comme ça ; je ne pense pas qu'elle apprécierait le rapprochement, elle et son allergie aux sciences.

J'aime les sciences. Même si elles donnent parfois du fil à retordre, elles ont pour elles d'être constantes, logiques, fidèles à elles-mêmes. On étudie la science de la vie et de la terre. Je ne suis pourtant pas certain qu'il y ait une science de la vie. J'aurais aimé que ma vie en soit une, de science. La tâche aurait sûrement été moins difficile si mes questions avaient des réponses fixes. Si « qui suis-je ? » pouvait être résolu aussi facilement que « combien font deux plus deux ? ». D'un autre côté, la beauté de la vie humaine se trouve justement dans sa subjectivité, dans son incapacité à être scellée et conforme. Elle est peut-être belle, la vie humaine. Mais elle est parfois bien douloureuse.

Je m'égare.

Soojin est belle, c'est indéniable. Et, inévitablement, je songe au fait que Yeonjun aussi est beau. Là encore c'est indéniable. Pourtant c'est différent. Soojin, c'est comme si tout le monde s'était mis d'accord, comme s'il s'agissait d'un fait reconnu et accepté. Yeonjun lui, est violemment beau. C'est un peu comme s'il ne nous demandait pas notre avis, comme si nous étions tous obligés de se plier à ce fait, à sa beauté rayonnante qui chaque jour nous rappelle que nous ne pourrons jamais effleurer le concept du beau. Enfin, Soojin le peut. Nous, non. Moi, non.

Je me fiche d'être beau. Pourquoi le fait que Yeonjun le soit et que moi non m'importe tant ?

Tout m'importe lorsqu'il s'agit de lui. Tout m'importe trop. Et je ne sais jamais qui détester ; lui ou moi.




















— Hey, Jungwon !

Parfois, Yeonjun pense que nous sommes proches.

Souvent, je me retiens de le gifler.

Je n'aime pas la violence ; elle incarne une bonne partie de ce qui rend l'humanité répugnante. La violence engendre des blessures, physiques ou psychologiques, qui entraînent généralement des conséquences négatives sur la vie d'autrui. La violence ne connait pas la notion de contrôle ni celle de raison ; elle ne réfléchit jamais. En outre, elle est dangereuse et inutile. Elle me rappelle que, moi, du haut de mes dix-sept ans, je ne suis qu'un pauvre humain sujet aux mêmes passions que les autres. Elle me rappelle que malgré toutes les pensées que je peux avoir, toutes les réflexions que je penserai avoir approfondies vers un stade qui s'approche presque de la sagesse, je ne suis finalement qu'un homme. Un homme dégoûtant, comme les autres.

Mais pas comme Yeonjun.

Sans lui répondre, je redresse légèrement mon regard de mon cahier d'anglais. Yeonjun est en dernière année. Je trouve qu'il passe trop de temps dans les classes des années inférieures pour quelqu'un d'aussi populaire.
Je manipule des mots que je n'aime pas ; je ne peux pas m'empêcher de les penser, pourtant je ne les crois pas.

— Tu fais quoi ?

Je toise ses mains qu'il a posé sur mon bureau. Une partie de moi que je hais aurait aimé les brûler.

— Je révise.

Lorsque Yeonjun ne porte pas son attention sur moi, je ne cesse de le fixer. Lorsqu'il me regarde, j'évite par tous les moyens de croiser son regard. Je ne sais pas pourquoi. Au fond, je crois bien que je le sais. Je n'ai pas envie de l'admettre, voilà tout.

Je me remets à lire sans cesse la même phrase que je ne comprends toujours pas.

— Il est sympa, ton collier.

Il a baissé son visage à hauteur de mon cou, j'ai senti quelque chose bouger dans ma poitrine.

Je m'éloigne.

Les yeux toujours attachés aux lignes de mon cahier, je range d'un geste mécanique le pendentif de mon collier sous ma chemise. Yeonjun est trop proche.

— C'est quoi ?

Une affaire qui n'est plus la tienne.

— Un cadeau, je réponds.

Je me hais pour lui donner ce qu'il veut.

— C'est sympa. C'est fait en quoi ? de l'émeraude?

J'expire.

Yeonjun.

Yeonjun est là, même quand il n'est pas à mes côtés. Ce qui fait que lorsqu'il se tient devant moi, lorsqu'il m'adresse la parole, lorsque son être souhaite interagir avec le mien, il est trop là. Sa présence m'étouffe : j'essaie de ne pas le montrer. Je me fiche d'être faible ; je ne veux pas le paraître devant lui. Yeonjun est fort, c'est inexplicable mais il est tout ce que je ne suis pas. Son sourire me le crie. Dès que je plonge mes yeux dans les siens, je sens presque physiquement que quelque chose ne va pas. Je ne vais pas.

— J'en sais rien.

Il me sonde – j'en ai tout du moins la ferme impression – et je me sens trembler légèrement sous son regard. Détourne les yeux, je t'en supplie.

Quelqu'un l'appelle, et je me sens enfin libéré. Yeonjun me lance un au revoir que je ne lui rends pas et je me fais violence pour ne pas froisser les pages de mon cahier. Je suis faible. Et aujourd'hui encore, je me hais pour m'en vouloir de l'être.























Parfois, je me dis que Yeonjun vis.

Souvent, je me demande si c'est mon cas.

C'est idiot, enfin ça peut le paraître. Je sais pertinemment que je vis, tous mes sens me le rappellent. Mais souvent, je n'ai pas le sentiment de vivre. D'être. Chaque fois que je vois Yeonjun, il est ; il sourit, rigole, pleure, respire, aime, déteste. Et de la même façon que je ne cesse de le regarder, j'ai souvent l'impression de regarder ma vie. De juste la regarder. Pour sûr, il y a des moments où je suis presque sûr de la posséder. C'est lorsque Soojin me faire rire, lorsque je me blesse grièvement, lorsque je lis un livre particulièrement émouvant. Parfois, c'est également lorsque Yeonjun est. Seulement dans ces moments-là, j'ai le terrible sentiment que mon être est périssable, que je ne peux pas être si lui est. Parce qu'il vit plus que moi, qu'il est mieux que moi. Qu'il est tout ce que je ne suis pas, tout ce que je souhaite être, tout ce que je ne serais peut-être jamais. Yeonjun est à la fois un horizon et un mur. Plus souvent un mur qu'un horizon, d'ailleurs. Pourtant, une part de moi sait qu'il ne s'agit que d'une question de point de vue ; qu'il est possible que l'être de Yeonjun m'élève au lieu de m'enfoncer. Je sais que seul moi peut changer cela. Je le sais, oui. Un jour peut-être, j'y arriverai. En attendant, son être est comme le mien en un point : il est insoutenable.




















Parfois, je me demande si Yeonjun a ne serait-ce qu'une petite idée de ce qu'il représente pour moi.

Souvent, je me dis que ce n'est sûrement pas le cas et que c'est bien mieux ainsi.

Pour sûr, Yeonjun ne serait pas comme il est s'il savait. À vrai dire, moi non plus je ne sais pas très bien ce qu'il représente pour moi. Ce mur, cet horizon, ce poids sur mes épaules dès qu'il est trop proche de moi. C'est un peu vague : je n'en n'ai aucune idée mais j'en ai une centaine de sensations.

Ce qui me frustre le plus souvent, c'est que Yeonjun semble être le personnage principal de mon roman en plus d'être celui du sien. À côté de son être, mon rôle semble si fade, si pathétique, si mal travaillé. Yeonjun est écrit, ça se sent. Moi, je ne sais pas trop. Un brouillon peut-être. Un jour, j'y crois, la personne qui m'écrit perfectionnera mon personnage. Elle concrétisera son passé, brodera sa personnalité avec soin, lui offrira des raisons d'être. Une raison qui n'est pas Yeonjun. Peut-être pourrait-elle rencontrer la personne qui a écrit Yeonjun et s'inspirer de son travail. Au fond, l'idée ne me plaît pas trop. Je veux être comme lui mais pas être comme lui. J'aurais bien trop peur de m'être perdu à tout jamais.

En attendant d'être un personnage peaufiné, je fais ce que je sais faire de mieux ; observer Yeonjun. À vrai dire, j'essaie par-dessus tout de réviser mon cours d'histoire. C'est intéressant, mais pas assez pour que je parvienne à y consacrer la majorité de ma concentration. À croire que l'histoire de Yeonjun l'est beaucoup plus. En un sens, elle a tout pour l'être. En cela au moins qu'elle est encore aujourd'hui. L'histoire du passé, c'est bien. L'histoire qui s'écrit encore, c'est mieux.

À travers la fenêtre de ma salle de classe, je le vois assis sur un muret avec sa bande d'amis habituelle. Ils sont tous un peu comme Yeonjun – beaux, lumineux, différents –, mais pas suffisamment pour réellement attirer mon attention. En fait si, il y en a bien un qui – par extension – retient tout de même mon regard. Paradoxalement, c'est le seul qui n'a pas essayé de se décolorer une mèche de cheveux à l'abris des regards de l'administration, le seul qui ne tient visiblement pas à apporter une touche personnelle à son uniforme, le seul qui n'a rien de spécial. Ce type-là, c'est Soobin. Choi Soobin. Un nom banal pour un adolescent qui l'est tout autant. Il est grand, ne parle pas beaucoup, a des cheveux noir corbeau et une expression faciale presque figée. Il n'y a que quand il croise le regard de Yeonjun que son air mollasson se fissure légèrement pour laisser paraître l'ombre d'un sourire. Oui, parce qu'au final la seule chose qui le rend un peu spécial c'est qu'il est le petit ami de Yeonjun.

Oh bien sûr cela n'a jamais été dit. Mais quand on n'est personne dans les couloirs d'un lycée comme le nôtre, on apprend beaucoup de chose. Quand on est ami avec Soojin aussi. Je cumule les deux ; je sais tout ce que j'ai besoin de savoir au sein de notre splendide établissement. En somme, cela ne me sert pas beaucoup. Seulement pour en apprendre plus sur celui que je ne peux pas tolérer.

Alors oui, de la même façon que tout le monde souhaite sortir avec Soojin sans savoir qu'elle ne sera jamais intéressée par qui que ce soit, je suis le seul en dehors du groupe d'amis de Yeonjun à savoir pour Soobin et lui. C'est d'un ridicule presque vulgaire ; leur discrétion laisse souvent à désirer. Mais que Yeonjun ne s'intéresse pas aux filles – du moins pas que – semble tellement absurde à l'imaginaire collectif de notre lycée que personne ne prête réellement attention à ces deux-là et à leurs regards d'une niaiserie presque écœurante.

Je ne suis pas jaloux de Soobin. Si je devais être jaloux de quelqu'un, ce serait de Yeonjun. Mais je ne suis pas jaloux de lui non plus. La jalousie c'est un sentiment trop horrible pour être vécu, je tente de m'en convaincre. Pourtant, j'ai en quelque sorte l'impression que ce que je ressens pour l'être de Yeonjun est infiniment plus lourd que la jalousie. C'est un sentiment pâteux, durable, pas spécialement fort mais suffisamment douloureux pour me faire sérieusement souffrir par moment.

Non, ce qui m'agace chez leur couple – parce que oui, si je peux nier être jaloux je ne peux pas faire fi des sentiments négatifs qu'éveillent en moi la vue de leur duo niais à souhait –, c'est leur improbabilité un peu trop romantique. Comme si l'individu ayant écrit Yeonjun s'était reposé sur ses lauriers en lui attribuant une romance clichée avec un personnage diamétralement opposé. Leur couple est improbable, mais pas tant que ça. Le garçon le plus populaire du lycée avec le grand introverti passe-partout ; on aura beau dire, c'est le genre de fiction sommairement travaillée qui fait tabac.

Alors oui, ça m'irrite que quelqu'un d'aussi bien écrit que Yeonjun sorte avec un type pareil. Pour sûr, ça lui va bien ; il est si gentil et si désintéressé par tout ce qui est superficiel qu'il a dû tomber amoureux de la personnalité assurément douce et cultivée de Soobin. Tant pis. Cela aurait pu me donner une raison de me désintéresser de lui, mais ça ne fait que me donner un prétexte de plus pour penser à son être.

Je repose mes yeux sur Yeonjun qui rit à une blague d'une de ses amis. Yeonjun est. Moi, j'ai toujours l'impression d'avoir été, ou d'être au second degré. S'il trouve quelque chose drôle, il rira tout de suite, si quelque chose le peine, ça se lira sur son visage et les larmes ne tarderont pas à couler. Yeonjun est dans tous ses états. C'est flagrant : je l'envie pour cela.

Soudain, comme si j'avais pensé un peu trop fort, il plonge son regard dans le mien. C'est absurde ; je suis au deuxième étage et lui à une dizaine de mètres de l'entrée du lycée. Pour des raisons évidentes, il n'a pas pu véritablement m'entendre penser. Alors pourquoi ? Je me rends compte qu'il me fixe toujours et que je le fixe également par la même occasion. Heureusement, la main sur laquelle j'ai appuyé mon visage cache une bonne partie de ce dernier. Je ne sais pas de quoi j'ai peur ; qu'il remarque l'effet monstrueux qu'il a sur moi, peut-être. Après tout s'il parvient à me regarder à une pareille distance, je suis en droit de penser qu'il peut aussi remarquer la tension évidente qui a pris mon corps d'assaut.

Je suis comme hypnotisé, je n'arrive pas à bouger d'un iota, comme si j'étais effrayé. Le suis-je ? Je ne pense pas. Yeonjun semble surpris – en fait, c'est sûr qu'il l'est, ses expressions faciales le trahissent sans cesse – mais il ne détourne par le regard pour autant. Puis, il fait ce qu'il sait faire de mieux – à part être – ; il me sourit. Trop gêné pour lui rendre son attention, je lui fais signe d'un geste de main et me maudit instantanément. Qu'est-ce qu'il m'a pris ? Je lui ai donné une raison de plus de croire que nous étions proches, alors que c'est évident ; nous n'avons rien en commun.











En vérité, si, nous avons une chose en commun. Deux, plutôt. Cette insoutenabilité vertigineuse et ce petit bout de souvenir. Ce caillou coloré.

Mais Yeonjun a oublié. Alors moi aussi, j'ai décidé d'oublier.














Parfois, je prends conscience que Yeonjun aime.

Souvent, je me demande si j'en suis capable.

J'aime Soojin, j'aime les sciences et j'aime lire Le Cercle des Poètes disparus lorsqu'il pleut la nuit. Mais je n'aime pas comme Yeonjun aime. Yeonjun aime Soobin. Soojin sait qu'elle ne peut pas aimer. Et moi ? Moi j'ai la sensation d'avoir aimé, mais ça semble si futile et si peu considérable par rapport aux regards de Yeonjun, à sa façon subtile de passer une main sur les hanches de Soobin, à l'intimité de leurs échanges. Ça semble ridicule par rapport à l'assurance que je ressens dans l'être de Soojin qui sait pertinemment ce qu'elle peut et ne peut pas faire. Aujourd'hui, je n'aime personne. Et je remets en question ma capacité à aimer : en suis-je seulement capable ? en ai-je réellement envie ? Souvent, je pense que non ; mais dès que je perçois l'être de Yeonjun aimer, je ne peux m'empêcher de l'envier, de vouloir à tout prix savoir ce que cela fait d'être par le prisme de l'amour.

Dans ces moments-là, j'essaie de sortir la tête de l'eau, de respirer, de m'éloigner. Et lorsque je constate ce que je pense, ce que je suis, je me sens pathétique. Futile. Trop empoté, trop envieux, trop fixé sur autrui. Pourquoi ne puis-je pas me suffire à moi-même ? Pourquoi l'herbe est-elle toujours plus verte ailleurs ?

Un jour, ça viendra.

Un jour.

Oui mais quand ?

Quand est-ce que je serais le personnage de ma propre histoire ? Quand est-ce que j'aurais enfin cessé d'être une vulgaire esquisse, un brouillon sans définition qui attend désespérément sa silhouette ?

Auteure de mon histoire, je t'en supplie : abrège mes souffrances.

Si seulement tout était aussi simple. Mais je le sais pourtant : le seul à pouvoir changer le cours de mon histoire, c'est moi.

Moi.

Yang Jungwon.




















J'y ai cru, mais en fait, je n'y crois plus du tout.

Ça s'est envolé, la vague de sentiment s'est éteinte aussi rapidement qu'elle m'a englouti.

Comment faire ?

C'était beau d'y croire, mais aujourd'hui je suis en plein cours et tout s'effondre. C'est idiot, qu'est-ce que je peux changer à mon existence ?

Rien.

Si. Si, techniquement, je peux. Je peux prendre des décisions, choisir, être. Alors pourquoi tout semble m'échapper ? J'entends mais je n'écoute pas, je touche mais je ne sens pas, je suis là mais je ne suis pas là. Et ça me frappe sans m'atteindre, ça me secoue au second degré, ça me remue de l'intérieur sans me faire sourciller. Suis-je calme ou en plein chaos ? Une sensation profonde me donne l'impression que je suis en train de tomber, de me laisser entraîner par une tempête en plein océan, que je perds tout contrôle. Pourtant je suis en plein cours de physique-chimie, statique, calme, normal. Qui suis-je vraiment ? Le Jungwon qui panique, celui qui a du mal à respirer, celui qui sent le sol s'ouvrir sous ses pieds ; ou le Jungwon maître de lui-même, celui qui équilibre ses équations sans fautes, qui est parfaitement conscient de son environnement et qui a arrêté de respirer ?

Ah.

Ma vision se brouille et je n'en prends conscience que maintenant. Les points noirs s'accrochent aux pages de mon cahier et dansent entre les écritures fébriles de mon crayon. Lorsque je relève la tête, c'est comme si le monde s'était mis à tourner, comme si je ne lui appartenais plus, comme si la simulation de ma vie était terminée.


Alors c'était bien ça. Une simple simulation. Ce n'est pas moi qui ne suis pas, c'est l'être qui n'a jamais existé.


Cette pensée résonne en moi comme une certitude si évidente que l'espace d'une seconde, j'y crois. J'y crois et cela ne me dérange pas. J'y crois, et cela me convient. J'y crois et j'en suis content.











La réalité me frappe, littéralement, lorsque je sens mon crâne rencontrer le sol avec violence. Ça bouge autour de moi, ça crie, ça parle. La douleur qui pulse sur l'hémisphère droit de ma tête m'envoie des signaux : je l'imagine habillée d'un gilet fluo, tenant un mégaphone dans lequel elle crierait « la réalité existe, tu es bel et bien, tu ne peux échapper à l'existence! ». Un sourire amer se dessine sur mes lèvres tandis que Soojin m'aide précipitamment à me relever.

— 'Won, Jungwon ça va ?

— Accompagnez-le à l'infirmerie Seo.

Elle acquiesce vivement, ravie par la même occasion de pouvoir échapper au cours de physique. Elle m'agrippe par les épaules et je tente de m'appuyer sur elle. Je me mords violemment la langue pour m'assurer que tout cela et bien réel : la douleur a toujours raison. Je suis là. Je n'ai pas échappé à mon être, ce que je suis contraint de vivre tout en n'ayant aucune de ce qu'il est.

Rapidement, Soojin et moi nous trouvons dans les couloirs. Elle tente de me soutirer des informations sur ce qu'il vient de se passer, en vain. Comment pourrais-je lui expliquer l'inexplicable ? Ce qu'il vient de se passer, là à l'instant, je n'en n'ai aucune foutue idée. Un moment j'étais là – enfin je crois – et l'instant d'après, on m'avait comme débranché

— Ça doit être une carence, un truc du genre, je finis par lui répondre alors qu'elle ne lâche toujours pas l'affaire.

— Je t'ai toujours dit que tu ne mangeais pas assez.

Oui, c'est vrai. Je préfère me dire que c'est ça plutôt qu'autre chose. Pourquoi maintenant et pas un autre jour ? Pourquoi cela ne m'est-il jamais arrivé auparavant ? Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir.

Soojin me dépose à l'infirmerie avant d'être renvoyée en cours. Je l'imagine prendre son temps et faire des détours pour retarder le moment où elle devra à nouveau s'asseoir sur une chaise et faire face à ce qu'il l'horripile le plus. Ça a le don de me décrocher un sourire. L'infirmière me donne quelques biscuits sucrés et un discours prolixe sur l'importance du petit déjeuner coule de ses lèvres avec une intonation soporifique. Tout ce qu'elle me dit, je le sais, mais l'ennui de son discours me berce et apaise mes pensées. Lorsqu'elle me libère enfin, c'est comme si le plus lourd silence de mon existence s'abattait sur moi. Le tourbillon de pensée qui m'a assailli plus tôt semble ne jamais avoir existé ; c'est le calme après la tempête.

Ne me sentant pas d'humeur à retourner en classe, je m'adosse à un mur et m'assois contre ce dernier. Le temps passe mais je ne saurais dire combien de minutes se sont écoulées avant d'entendre des bruits de pas. Je plonge mon visage dans mes bras, impuissant, abattu par cette certitude : c'est Yeonjun. Comme si je pouvais me dérober à son regard, je tente de me faire plus petit et me recroqueville.

— Jungwon ?

Mais c'est raté, comme toujours d'ailleurs. Chacune de mes tentatives finis toujours pas échouer dès que cela concerne Yeonjun.

Ah.

C'est peut-être pour ça, d'ailleurs.

Parce que ça le concerne. Alors que ça ne devrait concerner que moi.

— Jungwon, qu'est-ce qui ne va pas ?

L'inquiétude présente dans sa voix remue quelque chose en moi. Une partie de moi souhaite qu'il s'en aille, qu'il ne me remarque pas et qu'il m'oublie. Mais l'autre...

Je le sens s'asseoir à côté de moi. Il ne dit plus rien. Et moi... moi je réfléchis. Et pour une fois, je crois que je comprends.

— Tu as oublié, je lui dis, la tête toujours enfermée dans mes bras.

— Pardon ?

— Tu as oublié ! je répète plus fort cette fois en appuyant mon menton sur mes avant-bras. Tu as oublié la fête du quartier.

Je n'ai pas le temps de me rendre compte des mots qui m'échappent ; ils coulent de mes lèvres sans que j'ai le temps d'y penser à deux fois.

— J'avais six ans, toi dix, je poursuis. Je ne voulais jouer avec personne, mais toi, tu es venu me voir et tu es resté avec moi sans me forcer à aller nulle part. À la fin de la soirée, tu m'as offert ce collier.

Mon discours s'écoule à toute vitesse alors que j'extirpe rageusement mon pendentif de sous ma chemise. 

— Tu m'as dit que tu l'avais fait toi-même avant la fête, que tu t'étais dit que tu l'offrirais au plus cher ami que tu t'y ferais. Tu m'as dit que ce collier, ce serait moi. Et que ton collier, ce serait toi. Une pierre précieuse polie, séparée en deux bouts. Alors je me suis dit... Je me suis dit que tant qu'on portera cette pierre sur nous, on pourra être, être nous, grandir, vivre. Mais toi... je tourne la tête dans la direction opposée à son regard qui me brûle la peau. Toi, tu as oublié. Tu n'as pas l'air d'y avoir accordé autant d'importance que cela...

Il n'ajoute rien, je n'ai aucune envie de voir à quoi ressemble son expression faciale. Je froisse le tissu de mon uniforme en agrippant violemment les manches de ma veste. Paradoxalement, j'ai la sensation de mieux respirer.

— Mais ce n'est pas de ta faute, j'ajoute. En fait, je me suis fait des films tout seul. C'est pas de ta faute : c'est de la mienne, je précise. J'ai pris tes mots un peu trop à peu cœur et j'ai voulu vivre par eux. C'est par moi que j'aurais dû vivre, pas par cette promesse tacite que j'ai inventé de toute pièce.

Alors que je ferme les yeux, j'ai le sentiment que je pourrais m'endormir. Comme si j'avais tout dit, et au fond, je crois bien que c'est le cas.

J'entends Yeonjun remuer à mes côtés, et comme s'il m'appelait je tente un regard dans sa direction.

J'écarquille les yeux.

— Je n'ai pas oublié, dit-il en triturant son bijou émeraude. En fait, je t'ai longtemps cherché.

Le regard qu'il pose sur le bijou est complexe, à la fois doux, amer, plein d'ambitions et de regrets.

— On n'a jamais pu être dans les mêmes établissements aux mêmes moments, continue-t-il, parce que notre différence d'âge et de secteur après mon déménagement l'en empêchait. Quand je t'ai vu pour la première fois cette année, j'ai hésité. Je ne comprenais pas comment quelqu'un plus jeune de quatre ans pouvait être en première année de lycée. C'est débile, la réponse était assez évidente, dit-il en rigolant légèrement. Mais tu sais, je crois qu'au fond j'avais peur que ce soit réellement toi. Alors j'ai joué l'ignorant, je t'ai abordé comme je l'aurais fait avec n'importe qui dans l'espoir que toi, tu me reconnaisses. Je me suis dit que je ne voulais pas te forcer la main, alors qu'en vérité c'est moi qui avais peur de me lancer. J'avais peur qu'après toutes ces années, je ne sois plus aussi important pour toi, j'avais peur que tout ce que je pensais avoir construit en une soirée de festival s'effondre aussi rapidement que je l'avais créé. En même temps ! s'exclame-t-il avec un rire jaune. En termes d'imagination, j'ai battu mon record. J'ai moi aussi accordé une importance monstre à cette soirée, j'ai écrit une histoire que je pensais être la nôtre sans te demander ton avis.

Je devine une larme perler au coin de son œil, mais il l'essuie avant même qu'elle n'ait eu le temps de dévaler sa joue.

— Et lorsque je suis venu te voir pour la première fois, tu n'as pas réagi. Pas comme je l'avais imaginé, ajoute-t-il. Je ne voulais pas penser à l'idée que tu m'aies oublié alors j'ai préféré me convaincre que c'était parce que je ne t'avais pas raconté, que je ne t'avais pas rappelé ce souvenir partagé. C'était plus facile pour moi, un peu moins douloureux je crois. Mais... c'était idiot, dit-il avec un sourire amer en essuyant une autre larme. Vraiment stupide. Ça m'a rendu triste et ça t'a blessé. Je suis désolé Jungwon.

Je ne dis rien, je ne m'excuse pas en retour pour toute la haine que j'ai déversé sur lui ; il n'a pas à savoir. J'ai l'impression de flotter dans du coton, comme si je vivais un rêve un peu trop sérieux. Je me mords la langue à nouveau ; ces mots sont bien ceux de Yeonjun. Ce n'est plus une fugace idée de ce à quoi aurait pu ressembler notre échange si enfin les choses avaient changé : c'est la réalité. C'est le résultat d'une décision que j'ai prise, une décision qui a changé les choses, une bonne décision.

Je regarde Yeonjun dans les yeux. La façon dont ces derniers brillent me donnent envie de me gifler, mais il est déjà trop tard pour ça. Je n'ai plus à m'en vouloir, le mal est fait. Et c'est aussi simple que cela. Yeonjun n'est plus ce personnage lointain et idéalisé : il est le seul que je n'ai jamais connu, l'humain imparfait qui a participé à notre souffrance commune.

Je respire.

Je détache mon collier, le bijou d'émeraude brille dans sa prison de métal alors que je me penche vers Yeonjun pour l'attacher autour de son cou. Il me sourit puis fait de même avec le sien. C'est à mon tour de laisser une larme sillonner ma joue lorsque ses yeux complices rencontrent les miens.

Enfin, j'y suis. Nous y sommes. Nous nous sommes défaits de l'Être insoutenable.






L'ÊTRE INSOUTENABLE
FIN

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