L'humanité donnée à un scooter

A D A M

On a soudain ralenti progressivement tout en s'approchant de petites habitations plutôt sympathiques.

Je prends alors le temps d'observer par-ci un garçon jouant dans son jardin avec un petit ballon jaune, par là une jeune femme se balançant pensivement sur sa balançoire cabossée, encore ici un vieux couple qui se tient la main et avance avec le temps sur les chemins de goudron.

Au bout d'un moment, Myla tourne à droite et je m'accroche à nouveau et même un peu plus à sa taille, souffle près de son oreille pour l'embêter, pour lui décrocher quelques doux frissons.

Nous avançons et puis dépassons une riquiqui boîte aux lettres, où je parviens à y lire rapidement "Mr Lamarre" et ce nom me dit vaguement quelque chose... Mais je hausse les épaules, ne m'y attardant pas parce que Myla a déjà dû me dire qu'elle s'appellait Myla Lamarre.

Quand elle s'arrête déjà devant une jolie petite maison, mon torse percute son dos et nos souffles se coupent d'eux-mêmes. Nos regards se croisent et se font timides, nos gestes maladroits et nos postures incertaines.

Tout en descendant du scooter, du bout de mes doigts j'essaye vaguement de recoiffer mes cheveux en pagaille mais je vois bien du coin de l'œil, Myla se foutre de moi et de mes pauvres efforts pour avoir une coiffure plus ou moins potable.

-T'as pas été plus épargnée que moi par le vent je te signale ! dis-je en la regardant dévisser le casque de sa petite tête pleine de nœuds.

Elle me fait penser à un mini champion, genre Toad féminin, essayant de se débarrasser de son chapeau.

Mon regard dévie alors de lui même vers le scooter rouge, appelé Frank. Mes sourcils se froncent tandis que j'enfonce mes mains dans les poches de mon parka gris pour récupérer un peu de chaleur.

-Frank... Comme Anne Frank ? hasardé-je en me tournant vers Myla.

Ses yeux noirs s'illuminent d'une lueur joyeuse que j'arrive à percevoir. Elle affirme d'un coup de tête, contente que j'ai réussi à trouver la véritable signification derrière ce nom.

-Frank, le scooter au nom humain. J'avoue, ça sonne plutôt bien !

_C'est l'idée de ma sœur, Rose. Elle aimait beaucoup mon scooter. Ça lui donnait l'impression d'être libre, de pouvoir faire ce qu'elle voulait, contrairement à ce qu'a eu le droit Anne Frank._

D'un signe de la main, Myla me demande de la suivre tandis qu'elle sort de son sac de cours les clefs qui sont, à n'en pas douter, celles de sa maison. Et comme ça, d'un coup de clef dans la serrure, elle me fait pénétrer dans son intimité comme moi j'ai pu le faire l'histoire d'un petit week-end.

Une fois à l'intérieur du cocon familial, je ne sais pas trop où poser mon regard ni où m'attarder, je me sens gigantesque dans cet univers où Myla vit, où elle dort, mange et respire.

-Coucou Marmotte, enfin rentrée ?

Et soudain, d'un pas à la fois vif et pressé, une fille fait son entrée dans l'espace où nous nous trouvons.

Elle a les yeux fixés sur ce qu'elle tient dans une de ses mains sombres et ses sourcils semblent dans une incompréhension totale.

-Dis, POURQUOI on a des petits nuages imprimés sur le papier toilette maintenant ?

Myla lâche alors un petit bruit pour attirer le regard de la nouvelle venue, qui relève enfin la tête dans notre direction.

-Oh.

-Sûrement parce que ça donne plus envie d'acheter que si ça avait été des araignée dessinées dessus, dis-je dans un sourire tout en pensant à Minou, toujours dans sa fameuse boîte à chaussures. Esprit de marketing, j'imagine.

La nouvelle venue est un peu plus grande que Myla, a un nez plus arrondi que le sien, des joues plus pleines et également une mèche rose qui semble s'être égarée dans ses cheveux sombres. Tout son caractère, son impulsivité que son corps trahit semblent me prévenir que cette personne est l'antithèse même de Myla.

-Tu dois être... Adam ! affirme-t-elle en me rendant avec un sourire accueillant.

-Et toi, la sœur de Myla.

-Yep. Apolline. Enchantée !

Elle s'approche de nous en faisant tanguer d'un bout à l'autre de sa tête ses cheveux, puis elle se penche vers moi et tape ses deux meilleures bises sonores sur mes joues.

Une fois les salutations échangées, Apolline se tourne avec une sorte d'empressement vers sa sœur pour lui dire, avec un clin d'œil que je ne loupe pas :

-Papa est encore au boulot et moi, je vais vous laisser, je ne vous dérange pas plus. Ravie de t'avoir rencontré, Adam !

Avant de partir dans des petits pas rapides, Apolline pivote comme une espèce de danseuse et nous fixe en disant :

-Vous voulez peut-être un truc à grignoter ?

-Non merci pour moi, dis-je en essayant d'être poli et de faire bonne impression devant cette sœur que je sais importante aux yeux de Myla.

Celle-ci secoue d'ailleurs doucement la tête avec, sur son visage, un air apaisé que je ne crois pas avoir déjà observé chez elle, ça me fait alors un agréable petit choc.

C'est seulement à cet instant, et après s'être assurée qu'on ne manquait de rien, qu'Apolline disparaît avec son papier toilette toujours entre les mains.

-Elle a l'air sympa ta sœur, ne puis-je m'empêcher de dire à Myla en me tournant vers elle. Marmotte !

En entendant ce surnom qui ne m'a absolument pas échappé, elle grimace et fait un geste de la main pour m'empresser d'oublier. Je ricane donc d'une manière moqueuse qui me vaut un magnifique regard noir.

Je lève les mains dans un air faussement contrit et c'est alors que Myla attrape l'une d'entre elles. Nos paumes, collées l'une à l'autre, nos doigts enlacés, tout mélangés me renvoient sa chaleur, la douceur de sa peau colorée.

Je n'ai pas le temps de m'attarder plus longtemps sur les sensations que ce contact éveille en moi, que Myla me guide au travers du labyrinthe de sa jolie maison.

Dans quelques éclats de rire niais, nous dépassons salle de bain et autres pièces pour arriver devant une porte close en bois blanc. Elle l'ouvre doucement et l'odeur que Myla porte toujours sur elle assaille mes narines, puissance dix mille.

Sauf que nous nous figeons tous deux sur le pas de la porte car, au milieu de la chambre, assise sur le lit, une dame caresse tristement ce qui ressemble à un violon. Ou peut être qu'elle est en train de l'accorder ? J'y connais pas grand chose en instrument de musique de toute façon.

Quand elle nous voit, elle est prise d'un sursaut qui la fait bondir du lit et reposer ce qu'elle effleurait pensivement de ses doigts. Myla ne me lâche pas la mains et je la sens alors se tendre et ses doigts resserrer les miens, comme cherchant de l'aide à laquelle s'agriper un instant.

-Désolée je ne savais pas... Enfin... Bonjour, bafouille la femme en nous regardant tour à tour dans une expression de plus en plus choquée avant de s'attarder un peu plus sur moi.

J'en déduis assez rapidement que la femme ne peut être autre que sa mère, cette même mère qui a tant fait souffrir Myla...

La mère biologique de Myla range maladroitement l'instrument dans son étui en nous souriant de ses dents incroyablement blanches.

Son sourire a quelque chose de totalement faux qui m'arrache un frisson d'appréhension. C'est ce genre de sourire qui dit moins qu'il n'en pense et que l'on ne comprend pas, à moins d'être capable de perforer la pensée humaine. Les doigts me démangent de prendre quelques photos pour y trouver peut-être une réponse, mais je ne pense pas que ce soit vraiment le bon moment pour un petit shooting photos.

Myla et moi ne répondont pas à sa salutation et restons plantés à l'entrée de la chambre comme des statues de cire. Moi, parce que je ne sais pas vraiment comment réagir devant ce sourire déstabilisant et Myla, parce qu'elle ne sait probablement jamais quoi dire devant sa mère qui passe son temps à lui pourrir l'existence et à l'inciter à redevenir la Myla du passé, celle innocente et naïve à propos de la mort et de la souffrance humaine. Elle doit également être tétanisée à l'idée que sa mère, au calme, pénètre en son absence dans sa chambre et brise sa douce intimité... Pour piquer à nouveau ce putain de violon qui commence sérieusement à bien faire chier !

-Bonjour madame je, euh, suis Adam ! me présenté-je enfin pour rompre le malaise qui règne soudain partout dans la chambre.

-Tu es... Le fils de Pierre Pargraff ? demande soudain la femme tout en s'approchant de nous en deux grandes enjambées.

-On se connaît ?

Myla ne bouge plus et semble complètement tétanisée par la vue de l'instrument maladroitement posé sur son lit et des mots de sa mère. Je comprends alors pour la première fois que la rage de Myla est silencieuse et qu'au lieu d'exploser comme la mienne, elle ne cesse d'imploser, encore et encore et... encore.

Je lui serre instinctivement la main pour la faire revenir à la réalité et lui faire oublier ce stupide violon et cette étrange mère. Je la regarde et j'aimerai lui chuchoter que je suis là, que sa mère ne peut plus faire de mal, qu'elle ne doit pas fuir dans son petit monde rempli de sombres pensées... Qu'elle ne doit pas m'abandonner pour cet univers d'irréalité, comme Gab le fait.

-Non mais tu lui ressembles beaucoup, me répond la mère, coupant court le fil de mes réflexions.

Mes sourcils se froncent parce que je ne vois pas comment cette femme pourrait avoir un quelconque rapport avec ma famille. Mon père n'a pas d'ami si ce n'est ma mère et à une époque révolue, mon frère et moi.

Je vois les yeux de la femme se troubler de larmes prêtes à jaillir et mon froncement de sourcils se fait alors plus persistant, parce que la scène qui se déroule devant moi n'a aucun foutu sens.

Elle tourne ses yeux vers Myla et elle hésite, son menton tremble, ses mains tripotent nerveusement un bracelet.

-Ma chérie, je suis désolée mais je crois que c'est la dernière chose que je peux encore essayer de faire pour t'aider à aller de l'avant.

Elle plante alors à nouveau son regard larmoyant dans le mien et me dit avant même qu'aucun de nous deux n'ait pu réagir ou comprendre la signification de telles paroles :

-J'imagine que Myla ne t'a pas dit, qu'elle n'a pas toujours été muette.

C'est à cet instant que Myla sort de sa léthargie et m'agripe de sa main libre le bras. Elle me tire faiblement en arrière, horrifiée que sa mère ait parlé à sa place d'une chose qu'elle souhaitait tant garder pour elle.

Je plisse les yeux et sens une sorte de menace peser, et sans quitter du regard celui, perçant, de sa mère, je lance dans un sifflement presque accusateur :

-Je m'en suis douté, ouais. Mais à votre différence, j'ai préféré lui laisser le temps de me le dire par elle même, quand elle serait prête.

La mère rit d'un rire sans joie, juste un rire brisé que l'on lâche quand la tension devient trop grande pour la maintenir en soi.

-Bien sûr que tu t'en es douté ! Myla ne connaît pas même la langue des signes ! Elle n'a jamais voulu l'apprendre.

Elle jette un coup d'œil à Myla dont les ongles s'incrustent dans mon parka et qui me demandent muettement de ne pas écouter cette mère qui ne cesse de ruiner son existence.

Alors que je m'apprête à parler à Myla pour lui demander de se barrer ailleurs, sa mère poursuit rapidement :

-C'est ce que l'on peut appeller un mutisme ! Pour que tu comprennes mieux je vais donner un exemple... Imaginons un soldat en pleine guerre. Un boulet de canon passe a 10 cm de son regard et il devient aveugle. Mais cette cécité n'est pas mesurable par des appareils cliniques, parce qu'elle n'est pas physiologique. C'est donc, on va dire, l'individu qui "se fait aveugle", qui se coupe lui même de la vue comme pour ne plus voir les atrocités de ce monde.

J'inspire par le nez et je n'en reviens soudain pas du comportement de cette pseudo mère qui déballe tout, comme un médecin fier de ses connaissances. Ce n'est pas à elle de me dire ça, c'est dégueulasse pour Myla, bordel ! Si elle ne m'a pas parlé de ça c'est peut-être parce qu'elle avait ses raisons, parce qu'elle voulait du temps ou peut-être juste pour avoir un semblant de cette normalité dénuée de questions dérangeantes ?!

Je comprends alors que j'aurai dû réagir avant et nous barrer de cette maison bien avant, j'ai été trop con d'attendre ! Je presse alors une seconde la main de Myla avant de me tourner vers elle et lui dire :

-Hé, au fait, je t'avais pas promis une magnifique balade sous la neige ? Allons-y tant qu'il neige encore.

Je vois alors des larmes de soulagement qui menacent de tomber des yeux de Myla et ça m'émeut plus que je ne voudrais bien le montrer. Je ne lance même pas un au revoir à cette salope de mère qui n'arrête pas de bousiller Myla. Je lui lance juste un regard noir par dessus mon épaule, sans me mettre en colère, mais en adoptant le tactique de Myla : ne rien dire. Simple, efficace comme bonjour et j'en suis fière !

Mais alors que nous sortons hors de la pièce, Myla devant moi, sa mère me touche l'épaule et me demande :

-Tu ne veux pas savoir pourquoi ton frère est à l'hôpital ? Pourquoi... Pourquoi ma fille s'est suicidée ?

Je me retourne vivement et, de mes yeux écarquillés, je dévisage la femme qui me fait face avec l'horrible impression d'avoir été percuté par un TGV.

Je sais maintenant pourquoi je connais ce nom de famille sur cette boîte aux lettres.

-Que... Quoi ?

Malgré le fait que mes oreilles bourdonnent affreusement fort, j'entends Myla lâcher un hoquet de surprise derrière moi.

-Ag... Agathe est votre fille ?

-Rose-Agathe est ma fille.

Je veux soudain penser à autre chose et ne pas écouter ce que la mère de Myla pourrait révéler, mais mon propre monstre me rattrape.

À bien y réfléchir, il a toujours été là, mon monstre. Il a juste attendu le bon moment pour que son ombre pesante vienne sauter sur mes épaules trop frêles, et vienne m'enlacer de sa mortelle souffrance du passé. Je suffoque alors et mon coeur tambourine aux portes de son propre enfer. Le même enfer, le même monstre qui se relient toujours dans un même et inlassable nom : Agathe.

Non, me ratrapais-je après un instant de réflexion, Rose-Agathe !

J'ai la tête qui tourne dans tout les sens et qui se fracasse partout dans mes souvenirs avec Myla, avec mon frère, avec cette Rose-Agathe clouée au sol sous le feu de mes poings.

Je sors de la maison, la vue presque brouillée et perdue. Myla est à côté et me labourine le dos de ses petits doigts pour que je lui fasse face et lui parle. Lui parle de ce que je viens de comprendre... Que sa Rose et l'Agathe de mon frère ne sont en fait, qu'une seule et même personne.

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