L'animal domestique regretté d'un père détesté
A D A M
Je marche d'un pas trainant, faisant s'allonger mes deux jambes l'une après l'autre comme un chat qui s'étire dans un infini perdu.
Les yeux un peu vagues et la tête dans les nuages, ma gothique préférée pense.
Rebecca, marche d'un pas un peu plus rapide que le miens, vu que je fais bien deux têtes de plus qu'elle. Mais il n'empêche qu'elle ne court pas et que son allure est régulière, rythmée, moins perdue que ma marche hagarde qui s'étire dans l'élancement d'un corps sauvage.
Elle avait raison pour l'orage... Comme toujours. Alors que notre déjeuner se terminait, un orage a éclaté et la pluie s'est mise à tomber drue. Les cours qui ont suivi se sont donc passés dans la tempête, faiblissant avec le temps jusqu'à s'éteindre complètement. Mais pour combien de temps ?
-Tu te souviens la première fois qu'on s'est parlé ? me demande-t-elle en se tournant vivement vers moi.
-Bien sûr pourquoi ?
Ses sourcils se froncent.
-C'était il y a longtemps... Tu m'as vu là, toute seule près de chez moi qui me cachait sous ce banc.
Elle me montre de l'index ce banc sous lequel elle s'était réfugiée par peur. Ses grands yeux étaient tout écarquillés ce jour là, ils avalaient son visage et les larmes coulaient.
Elle était nouvelle dans cette ville, elle était seule, elle avait peur dans ce paysage qui lui était encore inconnu.
Je hausse les épaules comme s'il s'agissait de quelque chose de banal. Rebecca n'aime pas, en général, parler de ce genre de moment. Quand elle le fait, c'est bien souvent pour me faire la leçon sur quelque chose que je n'ai pas bien compris.
-J'étais partie en courant de ma nouvelle maison et je m'étais cachée. Qu'on s'le dise franchement, Ad, un banc est la pire idée de cachette du monde !
-Tu avais quoi ? Dix ans ? On réfléchit pas trop à cet âge.
-Peut être, mais tu es venu me voir. Tu m'as sorti de ce banc et quand je t'ai dit que le ciel me faisait peur, t'as rien dit et m'as emmené chez toi, comme si on te disait souvent des trucs comme ça.
Un petit rire m'échappe.
-Tu tremblais de la tête au pied et tu refusais de me dire où tu habitais ! Tu voulais que je fasses quoi d'autre ?
Rebecca fait plaquer sa langue contre son palet et me dit :
-C'est pas la question Ad. Ne change pas de sujet. Ce que je veux dire... C'est que les années sont passées, je vais mieux. Beaucoup mieux. Aujourd'hui, c'est toi qui te cache sous un banc en tremblant, c'est toi qui va mal.
Je l'attrape par le bras et m'arrête, l'arrêtant avec moi.
-Je vais bien.
Elle lève les yeux au ciel et secoue la tête, comme si j'étais un petit enfant qui était en train de lui mentir. Un grognement sourd sort d'entre mes lèvres.
-Pas de ça avec moi. J'suis pas dupe ! J'suis pas une de ces nanas blondes taillées comme des anorexiques avec qui t'aimes jouer, Ad. Je te connais. Mais je peux pas t'aider si tu me dis rien.
J'ouvre la bouche et commence à parler, mais avant que je n'ai pu aller plus loin qu'un pathétique "je", elle me coupe :
-Pas de mensonge entre amis. C'est la base. Ne me dis pas que tu vas bien, je sais que c'est faux.
Je soupire. De toute façon, il est impossible de lui faire enlever une idée de la tête, c'est comme enraciné dans son esprit, impossible à arracher.
Alors, je lui dis ce qu'elle souhaite à moitié entendre :
-Ça va, je gère.
Nous marchons encore quelques minutes avant d'arriver à sa porte. Je lui dis à demain, ce qu'elle me répond en grognant et en rouspétant contre le lycée... Et surtout contre moi.
Puis, je finis par m'éloigner et, à mon tour rentrer chez moi.
Comme d'habitude, quand j'entre, le bruit assourdissant de la télé fait grésiller mes oreilles comme si des milliards de petites bêtes immondes avaient trouvé refuge dans mes tympans.
-Adam ? C'est toi fiston ?
Une envie de hurler sur cette voix écoeurante vient assaillir mon estomac. Mais je résiste, pour maman.
-Nan, c'est un lion orange avec des pattes d'éléphant, je me moque en grimpant les escaliers deux par deux.
-Adam ! Redescends ! Tu dois nourrir Minou !
Un haut le coeur me prend presque. Je déteste cette bestiole.
-T'as cas le nourrir toi même. Il est à toi je te signale.
-Adam... je sens une tension dans cette voix, elle me donne envie de me rebeller, de ne pas réagir, juste pour voir jusqu'où elle mènera.
-Quoi putain ? je râle, sentant la colère enfler.
-Vocabulaire, Adam ! Descends je t'ai dis !
Je soupire, sentant soudainement la fatigue alourdir le sac que je tiens en bandoulière. Je redescends lentement les marches qu'il y a moins d'une minute j'avais enjambé.
Je me dirige vers le salon où le grésillement est insoutenable.
Mon père est là, devant les infos, son haut blanc légèrement remonté laissant s'échapper quelques poils et un nombril bien rempli.
Il se lève et pendant une fraction de seconde, l'écran bleu de la télé vient se refléter sur son crâne chauve.
Il pose une main dégoutante contre mon épaule tandis que l'autre serre une cannette de Coca. Je me recule et enlève cette main de mon T-shirt en lui lançant un regard noir signifiant que, s'il refait un tel geste, je lui arrache le bras.
Je regrette de voir refléter dans ce visage certains de mes traits. Nous nous soutenons du regard, même dans il m'ordonne :
-Vas nourrir Minou. Maintenant. Ta mère rentre bientôt, elle sera fatiguée. Tu veux vraiment lui laisser faire ce boulot en plus ?
Ma mâchoire se contracte, je rentre dans ma bouche toutes les injures qui voulaient s'en échapper. Il peut bien aller se faire enfoncer dans le cul sa bestiole immonde...
Mais maman est l'une des seules contraintes qui relie mon père et moi, elle est un moyen de pression qu'il n'hésite pas à utiliser quand ça lui chante.
Je sais que ce qu'il me demande est débile, que je pourrais facilement lui tenir tête et me contraindre moi même à ne rien faire... Sauf que si je ne fais rien, il ne le fera pas non plus et ma mère, dans sa plus grande gentillesse, devra nourrir Minou elle-même.
Ma mère... Elle travaille en tant qu'infirmière, quand elle rentre à la maison, c'est à peine si elle tient debout. J'essaie de lui rendre le plus souvent la vie facile, mais chaque fois, j'ai cette impression tenace de tout faire foirer.
J'ai toujours l'impression d'être de trop, cette chose inhumaine qui complique toujours tout dans la vie de mes parents. Cette chose... Qui n'aurait pas dû être mais qui pourtant est solidement.
Je regrette une fois de plus le bon temps que je n'ai pas appris à aimer.
Je baisse les yeux et pars nourrir Minou.
Je me dirige donc vers la cuisine, attrape une boîte pleine de cette nourriture dégueulasse que Minou aime tant et retourne dans le salon, là où se trouve la bestiole.
Je m'avance vers le terrarium et l'ouvre à reculons en y versant le contenu de la boîte que je préfère ne pas regarder glisser vers l'ouverture, les muscles tendus.
J'affiche sur mon visage un air détendu pour ne pas que mon père prenne du plaisir à me voir horrifié, même s'il sait déjà pertinemment que je déteste nourrir son araignée de compagnie.
Un regard vers l'intérieur et je vois le monstre tout de noir velu aux longues pattes qu'il fléchit pour avancer vers les insectes que j'ai versé. Je détourne la tête et réprime un frisson. Je me souviens du premier jour où on l'a eu, où le carton dans lequel elle était, s'est déchiré en deux, qu'elle a grimpé sur moi à une vitesse folle et où, du haut de mes huit ans peut-être, j'ai hurlé en courant en vain partout pour la faire fuir.
Je croise une dernière fois le regard de mon père avant de grimper les escaliers jusqu'à ma chambre où je peux enfin respirer normalement.
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