Archet brisé
M Y L A
Après avoir déposée Gwen chez elle, je rentre chez moi.
Sur la route, j'écoute le bruit du moteur enivrer mes sens et étouffer le silence qui aurait dû faire vibrer l'atmosphère, maintenant que je suis seule. Le casque sur ma tête, j'ose accélèrer un petit peu.
Je regarde le paysage au coin de mes yeux se flouter légèrement. Et je m'émerveille. Je m'éveille dans un monde nouveau. Un monde qui me paraît alors moins silencieux et pesant. Un peu plus accueillant !
Je finis par garer Frank dans notre petite allée, puis je me dirige doucement vers ma porte d'entrée.
J'essaie de faire le moins de bruit possible. Après tout, il est à peine neuf heures, nous sommes dimanche et ma famille dort très certainement...
Tout est calme dans la maison et contraste étrangement avec le bruit que faisait le scooter sur la route gelée.
J'entendrai presque mon souffle percuter les murs avant de s'en détourner pour ricocher ailleurs. Je le retiens donc en fermant délicatement la porte, puis je m'engouffre dans la cuisine pour aller y chercher du jus d'orange.
Soudain je me fige sur la pointe des pieds en voyant ma sœur en train de cuisiner. Mon cœur sursaute avant de s'autoriser à se calmer.
Apolline, quand à elle, lève tranquillement les yeux vers moi. Elle me salue en secouant sa spatule dégoulinante d'un liquide jaune pâle.
-Yo.
Je lui rends son salue avant d'ouvrir le frigo.
-C'est pas un peu tôt pour rentrer de chez des potes ?
La question d'Apolline est soupçonneuse. Je la vois jeter un coup d'œil dans ma direction en prenant un air faussement indifférent.
Je referme le frigo dans un soupire, oubliant soudain pourquoi je l'ai ouvert. Je m'approche d'Apolline, gribouille quelques mots sur mon post-it et le pose à côté d'elle.
_C'est une longue histoire..._
-Humm, alors heureusement que j'aime les histoires ! dit-elle en touillant sa pâte un peu plus vite.
Je lève les yeux au ciel et plonge mon index dans le saladier avant de le mettre à ma bouche.
Ma sœur me jette un regard couroué.
-Eh ! D'où tu touches à MA pâte sans MA permission ?
Un sourire soulève un peu mes lèvres. Je souris d'avantage en constatant que ma sœur porte un bas de pyjama avec des palmiers dessus, ainsi qu'un t-shirt où il est écrit "Haut perchée" en italique, avec de petits cœurs tout autour.
Magnifique.
Depuis ces derniers temps, notre relation semble meilleure qu'elle ne l'a jamais été. Cela me réchauffe le cœur de savoir que parfois, les gens peuvent amener à se réconcilier et parfois même à s'aimer à nouveau et peut-être plus encore.
Je m'adosse au rebord du plan de travail et écris quelques mots sur un nouveau post-it.
_Tu n'es pas souvent debout à cette heure, un dimanche matin._
Elle fraigne de ne pas lire mon mot et remue un peu moins vite sa pâte. Des mèches roses et noires glissent et viennent effleurer sa joue dans une caresse hasardeuse. Son regard s'assombrit. Sa mâchoire se serre. Son corps semble protester contre les envies de tout me raconter.
Je crois qu'elle hésite, par peur que j'en ressorte blessée.
Je pose un nouveau post-it sur le dernier.
_Apolline, pourquoi cuisines-tu si tôt un dimanche ?_
Elle arrête alors de remuer sa pâte pour me regarder, hésitante. Constatant mon air sérieux et inquiet, elle souffle et abandonne ce qu'elle tentait de retenir en elle.
-Papa et maman se sont disputés sévère hier soir. J'ai cru qu'ils allaient... Et je dois t'avouer que c'était un peu de ma faute.
Je lui touche l'épaule doucement mais elle se décale et repousse mon geste en partant fouiller dans les tiroirs. Elle revient avec un moule à gâteau. Tandis qu'elle reprend la parole, elle verse sa pâte dedans.
-Je... J'ai dit à papa que c'était pas forcément une bonne idée que ce soit lui qui dorme dans le canapé du salon et maman, dans son lit. Et là, tout est parti en steak. Ils ont reparlé des erreurs du passé, du nouveau mariage de maman, du fait qu'elle revienne après tout ce temps et puis... Maman a pleuré, et puis papa aussi. Elle a pris en otage le salon et lui... Tu le connaît. Il s'en veut à mort de l'avoir engueulé. Bref c'était n'importe quoi et maintenant c'est la grosse merde... J'ai déclanché une dispute juste parce que j'ai pas su garder mes pensées pour moi ! elle fait une pause et me dévisage. Comme là maintenant ! T'es toute heureuse et moi je viens t'embêter avec mes conneries...
Je la regarde fuir mon regard et je la sais écœurée. Écœurée par cette relation destructrice qui empoisonne nos parents mais également nous même. Écœurée qu'en tentant de tout faire bien, elle fasse tout maladroitement.
Je secoue violemment la tête parce que je ne suis pas d'accord avec elle. Avant que je n'ai pu écrire quoi que ce soit, ma sœur se tourne vers moi et me serre dans ses bras.
Elle me serre si fort que je manque de m'étouffer. J'en oublie ce que je voulais écrire.
L'odeur d'un nouveau shampooing un peu étrange m'arrive aux narines et me picote les yeux. Je crois que c'est un mélange pamplemousse, avoine...
Je la serre plus fort contre moi pour tenter de l'apaiser. Pour tenter d'étouffer son chagrin. Pour essayer de le réduire afin qu'il ne ressemble plus qu'à une peau de chagrin.
Si seulement un câlin pouvait tout réparer...
-Oh Marmotte ! Si tu savais comme j'aimerai retourner dans le passé et tout changer. Te retrouver, la retrouver... Tout retrouver intact !
Elle se recule et essuie discrètement sa joue, avant même que je n'ai eu le temps d'apercevoir une larme.
Elle se tourne vers son gâteau et le prend pour le mettre dans le four, déjà en train de chauffer.
-Maintenant j'essaie de faire le gâteau de la réconciliation.
Elle regarde sa pâte au travers de la vitre avec une profonde tristesse. Je secoue à nouveau la tête et colle un autre post-it devant elle.
_En tout cas ta pâte est excellente !Je suis certaine que ton gâteau ferra des miracles._
Ma sœur me regarde en plissant les yeux, comme captant quelque choses dans mes mots que moi-même je n'aurai pas aperçu.
-Depuis quand es-tu optimiste toi, exactement ?
Je fais tourner mon crayon entre mes doigts, ne sachant que trop répondre. Mes sourcils se froncent. Ma bouche s'ouvre.
Mais comme d'habitude, aucun son ne sort.
Les yeux d'Apolline pétillent plus qu'ils ne le devraient. Ce n'est certainement pas dû aux larmes si vite effacées.
-Serait-ce à cause de... Comment il s'appelle déjà ? Adam ?
Je sens une douce chaleur picorer mes joues. Je lève les yeux au ciel mais je souris bien malgré mon bon vouloir. Et Apolline n'en perd pas une miette.
Ma sœur m'attape par l'épaule, les yeux écarquillés.
-Qu'est ce qu'il s'est donc passé à cette petite soirée entre potes exactement ? Où est passé le pessimisme de ma petite sœur ?
-Myla est rentrée ?
Nous sursautons toutes deux en entendant la voix faussement joyeuse de notre mère. Elle nous dévisage avec ses yeux peut-être un peu bouffis, puis entre dans la cuisine.
Et avec elle, le temps se fige.
Non ! En fait, le temps fait demi-tour et me rappelle le passé. Un passé auquel je me rends soudain compte n'avoir plus vraiment pensé ces derniers temps.
Notre mère s'avance un peu plus vers nous. Sauf que ce n'est pas elle que je fixe sans pouvoir en détacher le regard. Je regarde ce qu'elle tient dans ses mains. Et je ne comprends pas ce que j'y vois.
Mon violon. Mon archet. Mon passé.
Je recule brusquement et en fait tomber mon bloc de post-it ainsi que mon stylo.
-Pourquoi est-ce que t'as ça dans les mains ? demande Apolline, la voix peut-être un peu tremblante mais qui se veut pourtant tranchante.
Elle est entrée dans ma chambre. Elle a ouvert la housse et y a prit le violon. Y a sorti l'archet...
Elle est entrée dans ma chambre...
Notre mère regarde alors doucement Apolline et lui sourit de ce sourire qui me répugne. Qui se veut doux, réconfortant et maternel mais qui n'est plus rien. Rien de plus qu'un peu de ce faux amour qui nous a déjà tous trompé par le passé.
-Ne t'inquiète pas, ma chérie, c'est pour son bien, lui dit-elle avant de tourner son visage vers moi.
Elle tend le violon dans ma direction. Et mon corps tremble. Et mon cœur saigne. Et ton image s'éveille tant bien que mal. J'ai un peu moins pensé à toi ces derniers temps. Et à présent, comme une sorte de punition, tout me revient.
-Écoute Myla, je sais que c'est difficile depuis un peu plus d'un an maintenant mais... J'ai parlé avec ma thérapeute et elle m'a dit que si tu rejouais juste une seule fois du violon peut-être que ça t'aiderai et même, nous aiderait tous !
Je sors tout d'un coup de ma léthargie et je repousse ma mère d'une main tremblante. Elle recule de quelques pas, les yeux surpris. Et mes doigts frôlent un instant le bois du violon. Les larmes me viennent brusquement aux yeux. Un frisson d'appréhension s'écoule dans mon dos.
-Mam... commence Apolline avant qu'elle ne soit stoppée.
-Apolline, je ne veux que son bien ! C'est important.
-Oui mais je... C'est que...
-Myla, m'appele ma mère.
Apolline fronce les sourcils et m'échange un regard anxieux et si triste...
-Essaie au moins ! Depuis que ta sœur est morte tu n'as pas même réessayé.
Depuis que ta sœur est morte...
Ces mots restent en travers de ma gorge. Je m'étouffe avec. Je ne veux pas les entendre. Je les connais déjà, je le sais déjà ! Et ils sont trop violents pour être dits à voix haute. Trop tranchants...
Il y a tellement de mots moins virulants que morte ! Des métaphores plus douces pour rendre le drame un peu moins atroce à entendre... Un peu moins difficile à supporter.
Je lève les mains au ciel dans de grands gestes un peu paniqués et je contourne ma mère en veillant bien à ne toucher, ni elle, ni le violon cette fois.
Alors que je suis en train de tout fuir, ma mère s'exclame :
-Tu crois que c'est ce qu'elle aurait voulu ? Que tu te morfondes jusqu'à la fin de tes jours ?
Je me retourne subitement, en colère cette fois-ci qu'elle ose parler de ce que tu voudrais. Personne ne te connaissais réellement. Personne ne sait exactement ce que tu voulais... Personne.
Apolline ne sait plus quoi faire, ni quoi dire. Son visage est déconfit, pâle et ses yeux lointains... Je l'ai rarement vu ainsi et ça m'attriste énormément.
Je voudrais écrire milles mots à cette mère indigne qui ne sait plus être à la hauteur. Qui nous a abandonné pour un inconnu. Qui a laissé notre père et notre famille dans le deuil. Qui est revenue après un an dans l'espoir d'apaiser nos cœurs ! Malheureusement, j'ai laissé les post-it et le stylo au sol et je ne peux rien écrire.
Elle me tend à nouveau le violon et l'archet. Comme si elle lisait en moi, elle murmure :
-Joue n'importe quoi, Myla, et je... Oui. Je m'en irai d'ici. Promis.
Ses mots résonnent dans ma tête et je suis tellement en colère et malheureuse qu'un peu malgré moi j'attrape l'instrument et l'arché.
À l'instant où mes doigts se posent sur le violon, je sais que tout cela n'est absolument pas une bonne idée.
Le silence se fait partout.
Ce silence que je déteste.
Ce silence qui me terrifie et me rappelle ton absence. Sans cesse.
Ce silence que je fuis.
Je regarde Apolline qui n'ose même pas me regarder, perdue dans ses souvenirs... Ses regrets. Ses émotions partagées. Son incapacité à réagir.
Je pose l'archet contre les cordes et je n'ai pas encore joué un seul son que tout me revient à nouveau. Avec trop de violence pour que je puisse le supporter.
"Le téléphone à la main, je vennais de recevoir ton message.
Le dernier message que je recevrais de toi.
« Ce que j'ai fait m'a rendue inhumaine. Je ne mérite plus ce que j'ai. Pardonne moi. »
Je me souviens, j'étais sur la route pour rejoindre d'anciennes amies à un café quand mon téléphone a sonné et que j'ai reçu cela.
Et mon cœur s'est mis à palpiter et à se crisper frénétiquement dans ma poitrine.
Je manquais de souffle.
Je me suis heurté aux mots que j'essayai veinement d'écrire. Aux mots que je cherchais pour comprendre ce qui était en train de se passer dans ta tête.
Mais je ne comprennais pas.
Pourquoi venais-tu de m'écrire cela ?
Peut-être, qu'au fond de moi-même, je m'en doutais mais ne pouvais me l'avouer...
Tu n'as pas répondu à mon message. Alors je t'ai appelé, espérant de toute mon âme que tu allais décrocher, toi qui décrochais toujours.
J'ai fermé les paupières, j'ai imaginé cent fois ta voix briser les bips de l'attente.
Tu finissais toujours par décrocher... ! Toujours, sauf ce jour là.
Je t'ai écrit pleins de messages, t'ai appelé je ne sais combien de fois... Mais seul le silence me répondait.
Et alors, j'ai pris peur. J'ai eu peur pour toi et de ce que tes mots essayaient d'insinuer.
Alors j'ai fait demi tour et j'ai couru de toutes mes forces.
À l'époque, je ne courais pas. J'étais lente et le temps s'allongeait au rythme de mes foulées. J'avais l'impression que jamais je parviendrai à te rejoindre.
Je crois que j'ai envoyé un message à nos parents et à notre sœur sur le trajet pour leur dire qu'il se passait quelque chose de grave... Ou peut-être était-ce après ? Je ne sais plus vraiment... Les images se confondent parfois dans mon esprit, encore aujourd'hui.
Ce dont je me souviens clairement, c'est que je suis retournée chez nous. Que j'ai hurlé ton nom dans toute la maison mais que tu ne me répondais pas.
Pourquoi ?
Je n'arrêtais pas de hurler, espérant te retrouver.
Et enfin, je t'ai trouvé. Dans ta chambre.
Je crois que mes genoux se sont heurtés au sol car soudain, mon visage était tout près du tien.
Je t'ai touché, je t'ai secouée pour que tu te réveilles. Tu devais revenir. Je ne cessais de te demander de respirer... Pour moi.
Je te regardais mais toi... Toi tu ne me regardais pas.
Pourquoi ?
J'étais arrivée trop tard. Trop tard.
Ma voix s'est brisée en mille éclats tandis que mon esprit s'embrumait et n'arrivait plus à mettre de mot sur ce que j'étais en train de voir. Ça ne pouvait pas être réel. Ça de devait pas l'être.
Alors, j'ai hurlé une dernière fois pour toi, qui ne le pouvait plus.
Et tout est devenu flou dans mon univers. La dernière image fut ton si beau visage, immobile, entre mes doigts incapables de te ramener parmi les vivants."
Et alors soudain, je comprends que c'est trop difficile pour moi de rejouer de cet instrument.
Je n'y arrive pas. Je ne peux pas.
Tous les moments que nous avons partagés ensemble sont là. Partout. Beaucoup. Trop. Nombreux.
J'éclate en sanglot et pose l'archet sur le plan de travail le plus proche avant d'avoir pu jouer une seule note.
Soudain, autour de moi c'est le brouhaha. Je vois entre les larmes Apolline ouvrir le four, attraper le moule à gâteau et tout jeter dans le levier dans une violence qui déchire mes propres pleures. Je regarde ma sœur et je comprends qu'elle pleure aussi, qu'elle crie sur ma mère. Celle-ci nous regarde tour à tour, malheureuse.
Alors, je reprends l'archet entre mes doigts et je fuis vers ma chambre.
Sur le passage, je bouscule mon père qui, certainement allerté par les bruits, accoure dans la cuisine.
Il me regarde. Il est inquiet. Il est dans l'incompréhension la plus totale.
Ses yeux fixent le violon.
Ma gorge se serre. Pour la millième fois, je me dis qu'il ne mérite pas tous ces malheurs. Pour la millièmes fois, je voudrais apaiser ses douleurs sans savoir toutefois comment faire.
Alors je me décale simplement. Mon nom traverse ses lèvres mais je disparaîs déjà.
Je ferme la porte de ma chambre, la verrouille et je lâche un profond hoquet mouillé.
Je remets le violon et l'archet dans la housse avant de glisser vers le sol.
Je pleure un moment en me demandant pourquoi je n'arrive toujours pas à me relever de tout cela. Pourquoi je n'ai pas cette volonté d'aller au delà de mes douleurs... Pourquoi je ne suis pas un peu plus comme Apolline qui se relève tant bien que mal et fait face en hurlant un bon coup sur tout le monde.
Au bout d'un moment, je regarde mes murs nus. Et cela me rappelle une autre chambre. Une, pleine de belles photos et de multiples couleurs.
M'essuyant les yeux, j'ouvre mon portable et je remarque alors que j'ai reçu un message.
-Pas mal le scooter. Je demande à tester un jour.-
Ce message apaise un peu mon cœur.
Je ferme les yeux un instant puis enfile mes écouteurs et enclanche ma musique.
Et alors, comme Apolline, comme mon père et comme Adam, je me relève tant bien que mal. Il le faut bien !
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