Toutes ses lettres dans mes mains
" Depuis sa tentative de suicide, il ne demande que vous, madame. Nous avions peur qu'il rechute si nous ne faisions rien. "
Le docteur Wilson ponctue sa phrase d'un regard peiné. J'apprécie le fait qu'il ne soit pas honteux de son impuissance. Il est inquiet. Mickael mérite d'être entouré de gens inquiets à son sujet.
Je ne sais plus quoi penser. Lorsqu'on m'a appelé pour me demander de venir, malgré les souvenirs qui remuaient en moi, je suis partie munie d'une détermination qui me paraissait infaillible. Seulement, lorsque je regarde cette porte bleue, unique rempart entre lui et moi, mon coeur flanche. J'ai tellement mal d'être là.
Compréhensif, Monsieur Wilson me guide gentiment vers deux chaises sur lesquelles on s'installe en silence. Il sort une vingtaine de lettres de son sac qu'il me confie.
" Madame Adams. Je suis désolé d'avoir garder ces lettres vous concernant en ma possession tout ce temps mais nous avions besoin de les garder pour comprendre le trouble de Mickael. Il les a toutes rédigées pour vous.
- J'aimerais les lire. "
J'entends les mots sortir de ma bouche avant d'avoir pu les réfléchir. Ils me paraissent lointains, comme s'ils ne m'appartenaient pas vraiment. Mais cette sensation que me provoque chaque syllabe prononcée, comme une lame écorchant ma gorge, me rappelle à quel point cette volonté est mienne. Mon corps entier est noué d'une tristesse qui me rappelle tout ce qu'on a vécu. Qui me rappelle Hazel.
" Je dois vous prévenir qu'elles vont sûrement vous choquer. Mickael est très obsessionnel.
- Je veux comprendre avant... Avant de le voir.
- Très bien. "
Le docteur Wilson reste près de moi et je sens que ce soutien me sera nécessaire. Je baisse la tête vers les lettres que je tiens dans mes mains. Quelques unes sont froissées. Elles ont l'air d'avoir vécu les souffrances et les psychoses qu'elles renferment. Je serre les dents pour ne pas faillir. Mais la sensation du papier sous la pulpe de mes doigts lorsque j'ouvre la première a raison de mes larmes qui se mettent à couler à flots. Comme si tout ce que je retenais avait été en suspension au dessus de mon crâne, je me sens assommée par l'inondation de douleur qui explose en moi. A cet instant précis, je me sens mourir. Et cette sensation ne me quitte pas un seul instant tout au long de ma lecture. Ses blessures, ses fantaisies, ses espoirs, sa douceur, ses maux. Ses troubles. L'entièreté de son être me transperce de part en part.
Lorsque je finis la dernière lettre, je me sens vidée de mes émotions. Le docteur Wilson fixe un point non loin de nous, l'air perdu dans des pensées désespérées.
" Vous êtes Cole ? Cole Wilson ? "
L'homme sourit avec tristesse et frotte ses paumes contre son pantalon, préoccupé. Il semble vraiment tenir à Mickael. Peut-être bien plus qu'un docteur ne tient habituellement à un patient. Sentant probablement mon regard interrogateur, il lève des yeux sérieux vers moi.
" Rien de ce qu'il dit n'est arrivé. Je suis le seul infirmier qu'il accepte d'approcher, alors c'est principalement moi qui m'occupe de lui. Mais rien de plus. Vous voyez, il a des sortes de... Fantasmes. Des épisodes psychotiques, plus exactement. Qu'il ne quitte qu'après vous avoir rédigé une lettre. Ces crises plutôt importantes durent depuis trois mois environ.
- Toutes ces lettres... Vous pensez qu'il peut être soigné, docteur Wilson ?
- Mickael est atteint de psychose depuis maintenant deux ans, Madame Adams. Il n'est ici que depuis sept mois. Personne n'est jamais venu lui rendre visite. Hors, le soutien des proches est extrêmement important chez une personne sujette à ces troubles. Ses symptômes sont très avancés. Ses pensées, de plus en plus confuses.
- I-il... Il ne pourra pas... ?
- Ce n'est pas ce que je dis. La guérison est simplement plus difficile lorsque le traitement est retardé. D'autant plus s'il ne trouve aucune raison de se battre contre la maladie. Mickael se sent seul.
- Qu'est-ce que je suis censée faire ?
- Je ne veux pas vous demander de revenir régulièrement si vous n'en avez pas l'envie. Il faut avoir des épaules solides pour soutenir une personne aussi instable. Mais j'aimerais que vous lui parliez. Que vous trouviez les mots pour lui redonner le courage. "
J'intègre instantanément ses paroles. Est-ce que je suis prête ? Je n'élude pas longtemps la question. Mickael reste le père de mon enfant, bien qu'Hazel n'ait pas pu voir le jour. Je n'ai pas envie qu'il meurt à son tour. Je n'ai pas non plus envie de le retrouver. Mais il doit vivre. Il mérite de reprendre un nouveau départ, et il ne pourra pas le faire s'il reste coincé dans ses lettres, c'est une certitude. Inspirant profondément, je me lève et me dirige d'un pas ferme vers la porte. Je lève la main vers la poignée, mais m'arrête quelques secondes. J'appréhende. Je ferme les yeux un instant. Est-ce que je suis prête ?
J'entre dans la chambre.
Mickael est assis dans son lit. Il me reconnaît sans aucun mal malgré mes cheveux devenus longs et teintés de rouge. Son apparence me bouleverse. Son visage, livide, me regarde par toutes ses pores. Ses lèvres entrouvertes paraissent asséchées, comme s'il avait parlé pendant des heures auparavant. Ses cheveux en bataille représentent les chemins incompris de ses pensées. Et ses yeux... Ses yeux sont l'incarnation de toute l'obsession qu'il a bâti autour de moi.
Il se redresse, comme dans une pulsion qu'il ne peut retenir. Toute son attention est portée sur moi. Son aura m'encercle malgré la distance. Je suis subjuguée par les multiples couleurs de ses expressions. Il est perdu, heureux, enthousiaste, honteux, fasciné, passionné. Il est tout à la fois. Il est aussi terriblement noir. La noirceur semble couler de partout. De ses narines, de ses oreilles, de ses yeux, de sa bouche, de ses ongles. Je suis pétrifiée par l'horreur de son portrait. Moi qui ne l'ai pas vu depuis sept mois, moi qui ai quitté un homme fort et assuré. Un homme en pleine santé. Je fais face à un homme brisé et égaré. Un homme malade.
" Rose... "
Je suis presque surprise de reconnaître sa voix. Malgré l'emprise malsaine et lugubre que sa psychose détient sur lui, je le perçois encore. L'homme que j'aimais. Et ce fait me permet d'aller au-delà de tout ce que j'ai lu et de tout ce que j'ai vu. Mickael regarde les lettres que, par réflexe, je serre plus fort dans mes mains et il semble désolé. Je comprends qu'il vient tout juste de quitter un épisode psychotique à son air perdu. Un bloc-notes et un stylo sont échoués au sol.
" Bonjour, Mickael. "
Mes mots et ma voix l'ont touché en plein coeur. Je le connais assez pour le discerner en lui. Il est ému par ma présence, davantage que je ne le suis par la sienne. Après tout, il a vécu les sept derniers mois à ne vivre que par moi. J'avale ma salive comme pour encaisser ce fait.
Doucement, parce que je sens qu'il en a besoin, je m'approche de lui et m'assois sur le bord de son lit. Ses yeux sont grands ouverts et il scrute chaque parcelle de ma peau. Malgré le terrible malaise que je ressens à être près de lui, je sais qu'il ne me fera aucun mal. Alors, d'abord hésitante, je lui attrape la main. Comme n'ayant attendu que ça mais s'étant retenu d'agir, Mickael me caresse la paume avec un tel amour que je ne peux empêcher mes larmes de s'échouer sur ma robe à fleurs. De sa main libre, il en sèche quelques unes dans un geste tendre qui me serre le coeur.
" Tu m'as tellement manqué, Rose. Je n'en pouvais plus... "
Sur ses derniers mots, sa voix se brise et il se met à pleurer. Ses sanglots ont le don de calmer les miens tant je me sens désemparée face à l'image qu'il renvoie. Il est tellement blessé. Tellement fragile. J'ai l'impression qu'il pose sa vie entre mes doigts et qu'au moindre geste je risque de la détruire. Je déteste cette sensation. Mais cela me donne aussi de l'assurance, car je sais que quoi que je puisse dire pour l'aider, cela portera ses fruits. Mickael n'a jamais eu foi en mes mots : il a toujours eu foi en moi.
" Mickael, je veux que tu me promettes que jamais plus tu ne tenteras de nuire à ta vie. Promets le moi.
- Je te le promets, souffle-t-il en me fixant intensément.
- Bien. Maintenant, je veux aussi que tu saches que tu vas t'en sortir. "
Je suis secouée par l'émotion, mais je n'y prête pas attention. Je me sens aspirée par mes propres mots. J'ai l'impression de n'avoir jamais été aussi sûre de ce que je pense. Je n'ai nullement besoin de réfléchir à ce que je dis, comme si toute ma vie j'avais attendu ce moment.
- Tu vas t'en sortir parce que t'es plus fort que ça. Je le sais mieux que personne. La mort de Hazel a été synonyme pour moi d'une errance dans la vie. Rien n'avait plus de sens. Je pensais tous les jours à la mort. Et pourtant, j'ai réussi à m'en sortir. Tu sais comment ? Grâce à toi. T'as tout porté, Mickael. Ta souffrance et la mienne. T'as tout mis sur ton dos et tu m'as guidé dans mon deuil. C'est grâce à toi si j'ai pu me relever, parce que lorsque j'ai perdu pieds, tu me tendais déjà la main. Je serais toujours là pour toi, Mickael. Peut être pas autant que toi tu l'as été pour moi, mais je ferais de mon mieux. De toute façon, tu n'as pas besoin de mon aide. Tu es capable de te relever tout seul rien que par ta volonté. "
Mickael me regarde et je sais qu'une pensée le tracasse. Il pleure comme un enfant sous mes yeux, tripote ma main avec nervosité et semble tellement démuni, tellement exposé à tout les dangers qui l'entourent, que j'en viens à avoir peur qu'un courant d'air ne l'ébranle.
" Tu vas encore partir cette fois ? "
Sa voix est étranglée. La dague de la culpabilité s'enfonce fort dans mon coeur. N'y tenant plus, je le prends dans mes bras. Il s'y laisse aller. De ma main droite, je lui caresse les cheveux, et la familiarité de ce geste a l'air de lui faire le plus grand bien car je sens ses muscles se détendre enfin. Je ne me vois plus ignorer son existence, maintenant. Je crois même qu'il m'a manqué autant que j'ai pu lui manquer car un vide que je n'avais pas soupçonné en moi peu à peu se remplit. Je dois serrer les dents pour ne pas laisser échapper d'autres larmes. Il a besoin que ce soit moi le pilier cette fois. Je le laisse mettre fin à cette étreinte, pour qu'elle dure aussi longtemps qu'il le souhaite. Il me regarde d'un air entendu. Alors je quitte ses bras. Je quitte son lit. Je quitte sa chambre. Je quitte les couloirs. Je quitte l'hôpital. Je quitte ses lettres.
Et je rentre chez moi.
fin.
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