L'Etoile et la Mort
J'étais allongé sur mon lit blanc d'hôpital et je me sentais las. Je rêvais. Attiré par la lumière, j'entendis alors une voix douce qui m'inspirait confiance et réconfort :
- Tu devras porter cette étoile pour aller à l'école mon garçon.
Je revoyais ma mère qui pleurait silencieusement, les larmes s'écrasant sur le tissu, et qui cousait une étoile jaune à six branches sur mon manteau et sur mon uniforme d'école. Après qu'elle eut terminé son ouvrage sur chacune de mes affaires, elle continuait de pleurer le restant de la soirée. Avant d'aller me coucher, elle m'embrassa fortement sur le front et me chuchota à l'oreille :
- Si tes camarades de classe te font des remarques demain, n'écoute pas. Tu n'es pas différent des autres. Ce sont eux qui sont différents.
Mon rêve était fini. Mes yeux s'ouvrirent, d'abord aveuglés, sous les néons de ma chambre. J'allai m'asseoir au bureau, je saisis une feuille, un crayon et j'écrivis mon rêve avant de l'oublier. Je connaissais bien ce verbe : oublier. J'oubliais souvent. Beaucoup trop souvent. J'oubliais qui j'étais, d'où je venais... Parfois la mémoire me revenait mais aussitôt un grand trou noir s'installait dans ma tête me tirant toujours un peu plus vers le fond.
Ma journée se passa comme celle d'hier et d'avant-hier et la journée de demain se passerait sûrement comme celle d'aujourd'hui : des personnes venaient me rendre visite. Comme le monde pouvait être prévisible... À ce que disait l'infirmière, c'était des personnes qui faisaient partie de ma famille. Mais à chaque fois, le trou noir s'installait dans ma tête. Cela me faisait mal au cœur de voir ces personnes qui pleuraient autour de moi chaque jour et que je ne reconnaissais pas. Et chaque journée se terminait à vingt et une heure : je fermais mes yeux et je m'endormais. Je plongeai alors dans un sommeil profond, à nouveau.
- Comment s'est déroulée l'école aujourd'hui ? me questionna ma mère.
- Personne ne m'a dit que j'étais différent ! me félicitai-je. J'ai été tout seul toute la journée. Personne ne m'a adressé ni une parole ni même un regard.
Et ma mère repartit dans ses sanglots. Qu'est-ce que j'étais naïf à cette époque. Pendant le repas, mon père et moi eûmes le droit à une belle meringue pour le dessert. La cuisine, c'était l'échappatoire de ma mère. Puis mes parents me mirent au lit. Lorsqu'ils étaient dans la cuisine, ma mère repartit dans ses lamentations. Je l'entendais qui parlait à mon père d'une voix plaintive, à travers les murs fins dépourvus de toute décoration :
- Je ne pourrai pas supporter que notre petit Jean se fasse encore une fois exclure demain par ses camarades. Jean n'est pas différent ! Il faut trouver une solution, Jacques !
Les images se brouillèrent et j'ouvris alors les yeux. L'infirmière venait d'ouvrir les volets de ma chambre. J'en profitai pour lui demander de m'apporter le papier et le stylo qui se trouvaient sur la table en bois. Après avoir relu les deux phrases : « Jean n'est pas différent ! Il faut trouver une solution, Jacques ! » J'appris alors deux informations des plus importantes : mon propre prénom et celui de mon père. Maintenant, à chaque fois, que je lisais ma feuille, je me souvenais de qui j'étais. Je retrouvais une partie de moi même lorsque j'étais perdu. Je partis alors à la quête de nouvelles informations : dès qu'une nouvelle personne entrait dans ma chambre, je la questionnais sur le prénom Jacques. À la fin de la journée, je lus à l'infirmière qui fermait mes volets les trouvailles que j'avais découvertes sur mon père :
- Jacques Poulunc est né le 25 avril 1905 à Paris. Il était juif. Il se maria le 14 mai 1923 avec Béatrice Joffrey. Ils moururent dans un camp de concentration. Ils eurent un fils, Jean Poulunc qui est né le 15 janvier 1932 à Paris. Quelle année sommes-nous ?
- Nous sommes en 2015, M. Poulunc, répondit-elle.
- J'ai donc ... quatre-vingt-trois ans !
- C'est cela. Et dans trois jours, vous en aurez quatre-vingt-quatre ! ajoutât-t-elle. Mais après une longue journée, M. Poulunc, il faut se reposer !
Elle ferma la porte tout doucement. Je poursuivis la suite de mon rêve. Je me retrouvai dans ma chambre, dans mon lit, avec mes parents à côté de moi.
- Jean, maman et moi devons te parler... m'annonça mon père. Tu vas partir habiter à la campagne chez M. et Mme Legrand. Tu partiras demain matin en train. Ils ont accepté de t'héberger le temps que maman et moi règlent des choses très importantes. Mais il y a un petit détail auquel tu devras faire très attention. Comment te l'expliquer... Ils sont d'accord avec les principes d'Hitler, alors ne dis à personne que tu es juif.
- D'accord. Mais est-ce que je vous reverrai un jour ? les questionnai-je.
- Nous ne savons pas encore... répondit ma mère, les larmes aux yeux.
J'avais compris ce que je devais faire. Nous commençâmes à préparer mes bagages et nous enlevâmes les étoiles de mes vêtements. J'avais peur et j'étais triste de quitter mes parents.
Le rêve « se mit en pause » et je pus voir l'infirmière qui exécutait tous les matins le même geste : ouvrir les volets. Je lui demandai encore une fois de m'ammener les feuilles et le crayon qui étaient sur la table près de la fenêtre et je continuai à écrire. Je décidai ainsi que cette journée serait dédiée à la chasse aux informations sur M. et Mme Legrand, comme une chasse au trésor. En début de soirée, j'étais mécontent de mes recherches : personne ne connaissait M. et Mme Legrand. Il me fallait me souvenir d'eux. À vingt et une heure, je tombai dans les bras de Morphée. Mon souvenir « se remit en route ».
Les bruits des locomotives sifflaient dans mes oreilles. Je voyais mes parents qui pleuraient à chaudes larmes. « Le monde pleure tout le temps », pensais-je. Ils me donnèrent mon ticket, c'était un aller simple pour Dijon, de là, les Legrand viendraient me récupérer. J'étais triste et je pensais que je pleurais aussi. Je fis pour la dernière fois un câlin à mes parents. Je montai dans le train. Ils me manquaient déjà. J'étais assis côté fenêtre. Je pouvais donc admirer le paysage qui défilaient sous mes yeux. Il changeait souvent et le ciel était bleu avec quelques petits nuages blancs parsemés dans l'immensité de cet océan.
Je me réveillai grâce à la lumière chaude et éblouissante du soleil. Comme chaque matin, je racontai mon rêve sur papier. C'était devenu une habitude pour moi et l'infirmière, une répétition de la vie. Tout le long de la journée, je réitérai les mêmes questions de la veille en précisant Dijon. Mais le résultat restait cependant nul. Je commençai à désespérer. J'étais triste de voir ces personnes autour de moi qui se donnait tant de mal pour rechercher M. et Mme Legrand. Ils voulaient m'aider à me rappeler qui j'étais et je ne les remercierais probablement jamais assez. Le soleil était déjà couché quand je m'endormis.
Quand je descendis du train à la gare de Dijon, je vis pour la première fois M. et Mme Legrand. M. Legrand était assez corpulent. Ses cheveux étaient blancs et courts et sa barbe n'existait pratiquement pas. À l'inverse, Mme Legrand était fine. Ses longs cheveux blancs tombaient sur ses hanches. Je leur donnai la soixantaine. Ils semblaient gentils, bienveillants... Et leurs qualités se justifièrent quand ils m'accueillirent. Nous montâmes dans leur voiture rouge et nous partîmes dans un petit village dont je ne retins pas le nom. Quand je regardai à travers la vitre, je pus voir un océan d'herbe : elle s'étendait à perte de vue.
Je commençai à entendre un autre bruit que celui de la voiture rouge. Je sortis alors de mon imagination et je pus voir l'infirmière qui était penché au-dessus de moi avec mes feuilles et mon stylo à la main. Elle aussi voulait m'aider à me souvenir. Le monde ne pleure plus, il sourit. Pendant que j'écrivis, elle apporta un gâteau.
- Joyeux anniversaire, M. Poulunc ! me chantonna-t-elle.
- Merci... répondis-je.
J'étais ému et je ne savais pas quoi dire. Dorénavant, j'avais quatre-vingt-quatre ans. Ma vie avait pris un nouveau tournent, j'avais tourné la page : je voulais me souvenir, me rappeler qui j'étais. J'avais trouvé ma quête.
Je reçu plus de visiteurs dans ma chambre qu'à l'ordinaire. Tous me souhaitaient un heureux anniversaire. J'en profitai pour poursuivre l'interrogatoire sur M. et Mme Legrand. Aux alentours de quatre heures de l'après-midi, une femme blonde menue m'apporta un petit paquet bleu. C'était le trentième cadeau de la journée, si ce n'est plus. Je la questionnai sur M. et Mme Legrand et elle me répondit :
- M. et Mme Legrand dîtes-vous ? Oui je les connaissais bien ! Ce furent mes grands-parents !
La petite-fille des Legrand me donna plusieurs informations à leur sujet : Pierre Legrand est né le 12 novembre 1890 à Dijon. Jeannette Delacoure est né le 5 mars 1892 à Dijon. Ils se marièrent le 22 juillet 1904. Je fus extrêmement content de cette trouvaille. Je m'endormis avec le sourire vers vingt et une heure et je continuai mon rêve.
La voiture rouge s'arrêta devant une vieille ferme en pierre. La maison comprenait deux étages, une cave, une étable, un potager et un pré. J'étais au paradis. M. Legrand m'aida à porter mes valises et Mme Legrand me les rangea. Dès que mes affaires furent dans les placards, je partis avec M. Legrand qui me fit visiter la demeure. Dans l'écurie se trouvaient un superbe étalon noir et une jument alezane. Des choux, des pommes de terre, des poireaux et bien d'autres légumes étaient cultivés dans le potager. Quand je connus la maison par cœur, M. Legrand et moi allâmes jouer à cache-cache. Le soir, Mme Legrand nous avait cuisiné une délicieuse soupe aux pommes de terre et au poisson. J'avais ri pratiquement toute la journée et les Legrand avaient retrouvé leur joie de vivre avec un petit garçon qui avait juste besoin de s'amuser.
L'image de la soupe devenaient de plus en plus floue. Un rayon de soleil vint me réchauffer le visage. Quand j'écrivis mon souvenir qui allait s'envoler dans une heure ou deux, l'infirmière entra enfin dans ma chambre. Elle semblait heureuse de constater que j'étais déjà réveillé. Elle m'annonça que je devais subir une multitude de tests psychologiques toute la matinée et que l'après-midi serait consacrée aux tests de santé, prises de sang... La journée fut monotone et sans intérêt. Je ne pouvais pas avoir des réponses à mes questions. Le soir, l'infirmière arriva avec mes résultats de la matinée et de l'après-midi.
- M. Poulunc, je pense que vous connaissez déjà les résultats...
- Je suppose qu'il n'y a pas d'améliorations.
- C'est cela, M. Poulunc. Mais le docteur a remarqué une nouvelle anomalie...
L'infirmière commençait à pleurer. J'avais peur, je m'attendis au pire. Le monde ne rit plus, il est effrayé.
- Vous avez une tumeur au cerveau... m'expliqua-t-elle en laissant goutter des larmes sur sa blouse blanche.
- Combien de temps encore avant la fin ? me renseignai-je d'une voix tremblante.
- Le médecin vous laisse une année maximum. Il est trop tard pour commencer une opération...
Je fus anéanti par cette nouvelle. Je devais dorénavant me souvenir. Ce n'était plus un choix mais une obligation, un devoir. Vers vingt et une heure, je plongeai dans un sommeil profond.
Je me trouvais devant ma nouvelle école. Elle n'était pas vaste et était en pierre blanche. Dans la cour, des garçons de mon âge jouaient à chat perché. Quand la sonnerie retentit, deux institutrices firent regrouper les élèves en cercle et elles commencèrent à inspecter les chevelures de chaque enfant.
- Aujourd'hui, Jean-Joseph, ce n'est pas ton jour de chance ! annonça une des deux institutrices.
Et Jean-Joseph se mit à courir dès qu'il eut entendu les paroles. Les deux dames se séparèrent et quelques minutes plus tard, Jean-Joseph revenait, tiré par l'oreille. Alors, la plus vieille des femmes prit une tondeuse et coupa alors tous les cheveux de Jean-Joseph. J'avais de la peine pour lui. Les cours étaient faciles et je fus le premier de la classe. M. et Mme Legrand étaient fiers de moi. Les mois passèrent et se ressemblaient jusqu'à avril. Comme chaque matin, Mme Pompadour et Mme Goie examinaient les cheveux.
- C'est au tour de Jean aujourd'hui ! s'exclama Mme Pompadour.
Mme Goie s'approcha de moi avec la tondeuse en main mais je m'enfuis, comme tous les autres avant moi. Je savais qu'elles me rattraperaient, que la cause était perdue, mais je me devais d'essayer. Mme Pompadour finit par m'attraper et en quelques secondes, tous mes cheveux étaient par terre. Je fondis en larme. Le soir venu et je cherchai M. Legrand. Lorsqu'il me trouva, il me prit alors dans ses bras et nous partîmes jouer.
Je me réveillai le sourire aux lèvres. Mais je me rappelai de suite que mon temps sur Terre était compté. La journée fut longue. J'avais perdu le goût de vivre que j'avais il y a à peine deux jours. À l'heure du coucher, je m'endormis rapidement. Quand je me réveillai, je ne me souvins pas de mon rêve. C'était la fin. Le monde doit s'arrêter, c'est inévitable. Mon but d'effacer le trou noir de ma tête s'arrêta. Je relus tout ce que j'avais écrit et je demandai à l'infirmière de l'imprimer pour chaque membre de ma famille et de le lui donner. J'écrivis ma dernière phrase, posa le dernier point, car je voulais mettre fin à mes maux et à ceux des autres, des membres de ma famille qui pleuraient chaque jour au-dessus de mon chevet. Je pris le couteau que j'utilisais pour me raser et...
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