5. Etre Sarah
J'étais attablée dans la cuisine, les coudes posés sur la table et la tête reposant sur mes mains, accablée par mes soucis. Shade, lui, était en train de s'activer aux fourneaux. Il avait insisté pour préparer à manger, et il était déjà en train de faire brûler les œufs qui grillaient dans une casserole. Cet idiot était vraiment un bon à rien. Je n'en revenais pas que j'allais devoir cohabiter avec cet étrange animal. Jusqu'ici, je n'avais trouvé aucun moyen poli de le faire partir de chez Sarah. J'allais sûrement le laisser dormir ici cette nuit-là, puis déciderai de la suite demain.
- Et voilà madame ! s'exclama-t-il en déposant deux assiettes sur la table.
Ce qu'il avait concocté, œufs accompagnés de légumes, me semblait à peu près mangeable. Il me regarda avec des yeux remplis de fierté, sourit puis découpa avec avidité le contenu de son assiette. Je souris et enfourna dans ma bouche un bout d'œuf, qui était effectivement brûlé. Mais bon, c'était déjà gentil de sa part d'avoir préparé le repas, je savais que ça lui coûtait. Peut-être que je m'étais trompé sur son compte. Il était peut-être une brute au grand cœur.
- Tu as l'air vraiment stupide quand tu regardes dans le vide comme ça. Déclara-t-il, me sortant de ma rêverie.
Je retire ce que je venais de dire. Shade était juste un sombre idiot qui me tapait sérieusement sur les nerfs. Je me dépêchai d'engloutir mon repas puis feignit la fatigue pour m'éclipser de la pièce.
- Bonne nuit Sarah. Fais de beaux rêves. Déclara-t-il quand je fus à l'embrassure de la porte.
L'espace d'un court instant, je crus qu'il s'adressait à une personne autre que moi. Puis je me rappelai amèrement que je n'étais plus Serenity. Mais étais-je encore moi, la vraie moi, dans un corps qui n'était pas mien ? Ce genre de questions d'identité me donnait des maux de crâne. Je décidai donc de réfléchir à ça plus tard, histoire de m'épargner de cette torture après la journée harassante que je venais de passer.
- Bonne nuit, toi aussi.
Puis je fermai la porte. Heureusement que l'appartement n'était pas grand car sinon j'aurais eu un sérieux problème pour trouver ma chambre. En entrant de celle de Sarah, je devinai qu'elle avait une personnalité et un caractère beaucoup plus marqué que le mien. Les murs de sa chambre étaient peints en blancs et un mur avait des rayures verticales noirs. Il y avait une étagère sur laquelle étaient disposés de nombreuses figurines, quelques bougies déjà commencées et du maquillage trainant par-ci par-là. Au centre de la pièce se trouvait un lit deux places à l'air moelleux. Les draps étaient noirs et il croulait sous de nombreux coussins à rayures ou avec des têtes de morts mexicaines. Enfin, en face du lit se dressait une immense armoire blanche, dans laquelle Sarah devait sûrement ranger ses vêtements. J'osai y jeter un coup d'œil, bien qu'une partie de moi avait peur de ce qu'elle allait découvrir. Sa garde-robe ne contenait presqu'aucun tee-shirt qui ne soit pas déchiré ou jean qui ne soit pas troué. On pouvait y trouver des marinières de toutes les couleurs imaginables, des jupes, des shorts, des robes ainsi que des paires de chaussettes montantes. Cette garde-robe bien garnie en disant beaucoup sur elle. Sarah était une fille qui prenait soin de son image (bien qu'elle ne suivît absolument pas la mode). Souvent, les filles s'habillent et se maquillent de manière à avoir confiance en elle. Sarah avait cruellement besoin de cette confiance.
En soupirant, je me laissai tomber en arrière dans le lit, exténuée. Etre quelqu'un d'autre que soi-même était vraiment une activité éreintante. Je compatissais presque pour cette peste de Queen. Queen. Il fallait absolument que je la revois pour m'assurer qu'elle n'avait pas fait voler ma vie en éclat. Et puis, qui sait, peut-être se demandait-elle où j'étais passé.
Je fermai les yeux, songeant à toutes les questions qu'il restait à éclaircir. Il fallait que j'en apprennes plus sur Sarah pour pouvoir mieux me mettre dans sa peau. Mais pour l'instant, j'étais beaucoup trop fatiguée pour faire un plongeon dans sa mémoire. Je me levai, me mis en sous-vêtements et sans prendre la peine de mettre un pyjama, éteignis la lumière et me glissai sous les draps sombres. J'avais beau crouler sous le sommeil, mais yeux restaient inlassablement collés au plafond. Je sentis un énorme trou se creuser dans mon estomac. Ma vie me manquait. Je n'avais pas envie d'être ici, je voulais être dans mon lit, dans ma chambre, dans ma maison. Je voulais être auprès de ma famille et mes amis, pas me trouver dans un endroit inconnu et effrayant avec pour seul allié un garçon que je connaissais à peine et qui m'agaçait profondément. Mes yeux se mirent à me piquer, et j'accusai la fatigue. Je ravalai mes sanglots et tentai de me convaincre que tout allait bien se passer. Je m'enroulais dans ma couverture pour me donner un semblant d'impression de sécurité. Bien que de nouveau vivante, je vivais dans un univers parallèle où rien n'était sûr et où tout risquait de s'effondrer à la moindre erreur. Je vivais dans un univers où il n'y avait pas de retour possible en arrière, où lorsqu'on perdait quelque chose, c'était pour l'éternité.
Je poussai un soupir tremblant et fermai les yeux dans l'espoir de faire de beaux rêves, comme Shade me l'avait souhaité.
🌟
Une petite fille se tient derrière un portail blanc, et serre dans sa petite main d'enfant celle de sa maman. Elle a de magnifiques yeux gris et de longs cheveux noirs. Cette petite fille, c'est Sarah, alors âgée de 5, 6 ans. 2 autres personnes entrent dans mon champ de vision. Un petit garçon à l'air boudeur et aux boucles brunes accompagné d'une femme dont je ne vois que les jambes et le bas du buste, le reste est hors champs.
- Je te présente Shade, c'est notre nouveau voisin. J'espère que tu vas te montrer très gentille avec lui, car il est nouveau dans la région et ce n'est pas toujours facile. Explique la mère de Sarah.
- Moi c'est Sarah ! Tu veux venir faire de la balançoire avec moi dans mon jardin ?
C'est une fille très obéissante et sympathique qui n'a aucunement envie de décevoir sa mère.
- Non. Répond du tac au tac le garçon.
Le visage de Sarah se décompose alors.
- Ce n'est pas la peine qu'on soit ami alors ! Tu n'as qu'à rester tout seul, face de mouton !
Les larmes montent alors aux yeux de Shade.
- Je préfère rester seul plutôt qu'être ami avec toi madame il me manque 4 dents !
Puis il part de son côté, ses petits poings tout serrés. Sarah ouvre grand la bouche, outrée. Elle pousse un petit cri de résignation puis part à son tour. Les deux mamans soupirent en cœur.
🌟
Je me réveillai en sursaut. Ce rêve m'avait semblé si réel qu'il en était devenu horripilant. Je venais de revivre la rencontre de Sarah et Shade. Avoir des souvenirs qui ne vous appartiennent pas dans la tête est une sensation horrible. C'était comme s'il y avait quelque chose d'étranger dans mon cerveau, comme un petit extraterrestre logé au coin de mon esprit. Cette pensée me donna des frissons dans le bas du dos. Je me recouchai, mais après l'expérience que je venais de vivre, il me fut impossible de me rendormir paisiblement, trop effrayée à l'idée de replonger dans le passé de Sarah. Je tournai la tête pour voir le réveil afficher 4h23. Je soupirai. Ce que la nuit était longue. A la place de moisir dans ce lit qui n'était pas mien, je pris la décision de me lever et de tâter dans le noir pour aller me servir un verre de lait. C'était ce que faisait ma mère, quand j'avais des insomnies. Me servir un verre de lait. Avançant sur la pointe des pieds, comme si je m'introduisais dans une maison avant un cambriolage, je me dirigeai vers la cuisine. Sauf que j'avais oublié que se lever dans la nuit et réussir tranquillement à marcher dans le noir est une chose que l'on fait lorsque l'on est chez soi et qu'on connait sa maison sur le bout des doigts. Je me cognai au moins quatre fois contre un mur ou un meuble. Epuisée, meurtrie et un peu effrayée (je n'aimais pas trop le noir, j'avais toujours l'impression qu'un monstre allait me sauter à la gorge), ce petit trajet jusqu'à la cuisine m'apparut comme un périple interminable. Finalement, je parvins enfin à bon port et put enfin allumer la lumière. Ensuite, verre de lait en main, j'éteignis la lumière et me dirigeai vers le salon pour boire tranquillement. Décidemment, j'avais une fâcheuse tendance à vouloir rester dans l'ombre. Soudain, je me figeai. Je venais d'entendre un bruit. Des pas. Je vis une masse ténébreuse se déplacer vers la porte. Je reconnus les boucles de Shade, et me sentit soulagée que ce ne soit pas un espèce de démon venu tout droit des Enfers. Après tout, si les fantômes pouvaient exister, quel genre de créatures effrayantes pouvaient bien peupler la terre ? Sans bouger d'un cil, je le regardai quitter l'appartement furtivement. Que pouvait-il bien faire dehors à une heure pareille ? J'étais plus qu'interrogée, mais je réussis à me convaincre que ce n'était pas mes affaires et que je ferais mieux de boire mon lait tranquillement. Avant ma mort, j'aurais sûrement cogité sur cette étrange escapade nocturne pendant des jours, mais désormais, j'étais arrivée à un point où plus rien ne m'étonnait. Je m'assis donc posément et sirotai mon lait en toute tranquillité. J'allai me recoucher, pensant à Queen, qui avait peut-être une insomnie, n'arrivant pas à trouver le sommeil dans les draps qui n'étaient pas siens. Peut-être que ma mère lui avait spécialement préparé un verre de lait frais, l'attendant patiemment sur la table de la cuisine, car elle connaissait parfaitement la fâcheuse tendance de Serenity à laisser ses pensées tourmentées prendre en otage ses nuits. C'est la gorge nouée que je retrouvai le lit de Sarah. Je ne trouvai le sommeil que bien plus tard.
Etonnement, le lendemain matin, Shade était de retour. Je m'étais endormie avec le frêle histoire qu'il m'ait quittée hier soir pour me laisser en paix, et malheureusement j'avais eu tort. Il était assis en face de moi à la table de la salle à manger, me regardant fixement tandis que je faisais comme si je ne le remarquais pas, trop occupée à manger mon croissant. Croissant qu'il était allé chercher ce matin à la boulangerie. Je ne pouvais que constater que les efforts qu'ils faisaient pour Sarah étaient tout simplement adorables. Je ne sais pas si quelqu'un aurait fait ça pour moi, Serenity. Peut-être qu'il avait des sentiments pour elle. Après tout, est-ce qu'un simple ami ferait tout ça sans avoir aucune idée derrière la tête ? J'en doutai. Je plongeai dans la mémoire de Sarah et fit défiler les souvenirs concernant Shade à toute vitesse. Je ne trouvai rien qui puisse prouver qu'il y avait plus que de l'amitié entre eux. Visiblement, leur relation était plus fraternelle qu'autre chose. Mais quelque chose était sûr, il était très attaché à elle. Un sentiment coupant vint alors me transpercer, tandis que je me rendais compte subitement de l'ignominie de ce que j'étais en train de faire. J'étais en train de lui faire croire qu'il n'avait pas perdu sa meilleure amie de toujours, Sarah. J'étais en train de lui fabriquer un énorme et douloureux mensonge sous forme de miracle. Il pensait que Sarah s'en était sortie, alors que c'était faux. Et je savais qu'un jour ou l'autre, il se rendrait compte qu'il l'avait perdue à tout jamais, qu'il ne retrouverait jamais la Sarah qu'il chérissait tant et dont il s'efforçait de prendre soin, et ce jour-là, il aura le cœur brisé. A cause de moi.
- Tu as toujours eu ce quelque chose de triste dans les yeux, Sarah.
« Je ne suis pas Sarah ! » avais-je envie de lui hurler, mais les mots restèrent tapis dans ma gorge et brûlèrent mes cordes vocales.
- Ah bon ?
Il hocha la tête, sûr de lui.
- J'ai toujours voulu savoir ce que cachaient ses yeux mélancoliques.
Qu'est-ce que je pouvais bien répondre ? Je ne connaissais rien de Sarah et de ses yeux soi-disant mélancoliques. Je me levai donc de ma chaise pour me rendre dans ma chambre et éviter un affrontement avec Shade. Mais alors que je passais devant lui, il m'attrapa la main pour me stopper. Ses yeux verts étaient sincères et tristes, et sa poigne à la fois tendre et ferme.
- Le secrets et les mensonges ont déjà failli nous séparer. Maintenant, plus de secrets, d'accord ?
J'hochai la tête comme une enfant obéissante, et il me lâcha la main. Nous nous étions montré l'un et l'autre très convaincant, mais je crois que lui aussi savait qu'aucun de nous deux ne pouvaient tenir cette promesse.
Je me rendis dans ma chambre et laissai la mélancolie me grignoter. Quand j'étais Serenity, je n'avais jamais été du genre à me laisser aller à des sentiments aussi pessimistes, mais quelque chose en moi avait changé. J'étais Sarah, et sa tristesse avait été si profonde qu'elle s'était inscrite dans chaque port de sa peau. J'avais l'impression que son affliction permanente continuait de vivre en moi et qu'elle coulait dans mes veines. Je n'étais plus qu'un trou béant dans lequel s'infiltrait la moindre émotion.
Je me tapai les joues vivement pour me sortir de ma déprimante torpeur. Je ne devais pas laisser l'univers me faire croire que j'étais Sarah, que j'étais quelqu'un d'autre. Je restais Serenity, et Serenity était une fille qui se prenait en main. Prise d'un regain d'énergie, je saisis le portable de Sarah et composai le numéro de Serenity.
- Serenity à l'appareil, qui a l'honneur de me faire perdre mon temps ? répondit Queen.
J'espérais de tout cœur qu'elle ne répondait pas de cette manière à chacun de mes appels.
- C'est moi Serenity, pas toi.
- Ah. C'est toi. Fit-elle avec déception. Ça faisait longtemps que tu ne trainais pas dans mes pieds.
- Et toi ça fait longtemps que tu traines dans ma vie !
Elle éclata d'un rire clair.
- Où es-tu ? Depuis quand les fantômes savent téléphoner ?
- Depuis qu'ils ne sont plus des fantômes.
Il y eut un instant de silence pesant.
- Ah, tu étais la première à critiquer et après ça fait la même chose !
- Ce n'était pas pareil que pour toi ! Mais de toute façon, là n'est pas la question. Il faut absolument que l'on se voit.
- Ah, désolée, mais j'ai un emploi du temps très chargé.
- Je te rappelle que j'étais Serenity bien avant toi, cherche un autre mensonge.
Elle soupira.
- Bon, j'imagine que je te dois bien ça. Retrouve-moi chez toi, je serais à la maison toute la journée.
Et sans me laisser le temps d'objecter, elle coupa court à notre appel.
J'entrepris donc de m'habiller. J'essayai de trouver une tenue qui corresponde à la fois à Sarah et à moi et finis par choisir un pull gris au col déchiré avec un jean moulant noir troué. Ensuite, j'allai voir sur internet comment me rendre chez moi en partant de la maison de Sarah. Prête pour mon excursion, je m'apprêtai enfin à quitter cet appartement anxiogène quand, évidemment, Shade me dérangea.
- Tu vas où ? me demanda-t-il quand il me vit la main posée sur la poignée.
- Oh, nulle part, je fais juste un petit tour.
- Un petit tour ? Tu viens de quitter l'hôpital, tu devrais te reposer.
Il se leva du canapé dans lequel il était assis pour me rejoindre.
- Ne t'inquiète pas, je vais très bien. Mentis-je. J'ai juste besoin de me dégourdir les jambes.
J'appuyai mon propos de mon meilleur sourire, mais il ne parut pas convaincu.
- Alors laisse-moi t'accompagner.
- Non ! Ne t'embête pas pour moi, ça ira.
- J'insiste, en plus je commençais à m'ennuyer.
Pourquoi fallait-il qu'il traine toujours dans mes pattes ? Je me raffermis.
- J'ai besoin d'être seule. En plus, je vais sûrement passer voir une amie que tu ne connais pas.
- Quelle amie ? Je connais tous tes amis.
- Et bien pas celle-là. Dis-je d'un ton que je voulais calme.
- Pourquoi tu me caches encore des choses ?
Cette fois-ci, je ne pus contenir mon exaspération.
- Mais je ne te cache rien ! Je vais juste sortir un peu pour changer d'air ! Pourquoi tu ne me laisses pas vivre ?
Sur-ce, je le dégageai de mon passage avant qu'il ne s'interpose entre moi et la porte. Tandis que je fermai celle-ci, je l'entendis murmurer dans mon dos.
- Parce que tu ne sais pas vivre.
Hey hey hey ! Voilà la fin de ce chapitre (qui devait être plus long mais que j'ai coupé car je sais que pour vous de longs chapitres c'est lourd) Comme d'hab, n'hésitez pas à commenter pour me faire part de vos impressions c: Merci vraiment à tout ceux qui lisent, et j'espère que cette histoire un peu tordue vous plait :D
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