25. Fin de partie
La première chose que je remarquai fut une absence. Zéphyr n’était pas là. Je sentis les crocs des Blackwood se refermer sur moi en un claquement sec.
Monsieur et Madame Blackwood se trouvaient face à moi, toujours vêtus de leurs somptueux vêtements qui ont dû leur coûter le prix du loyer de mon appartement. Leur sourire, qui s’étendait jusqu’à leurs oreilles, m’effrayait. Je n’en laissai rien paraître. C’était comme si je m’étais détaché de mon corps et que j’observais la scène d’un point de vue extérieur. J’apercevais chaque détail, du tableau légérement bancal, à la chaise mal rangée, au col mal plié de monsieur Blackwood, à ces rides qui s’étendaient sous les yeux de madame. Ils n’étaient pas infaillibles.
De mon côté, j’étais appuyé sur le mur, les bras croisés, le visage indéchiffrable. Je n’étais plus moi-même. J’étais autre chose, et cette chose n’avait pas peur des Blackwood.
– Sarah, tu ne crains rien. Ce n’est qu’une rencontre amicale, assieds-toi donc, fit la voix doucereuse de madame.
Je tirai la chaise de velours et m’exécutai. J’essayai de concentrer toute la haine que je ressentais dans mon regard pour qu’ils sachent à quel point ce n’était pas une rencontre amicale du tout.
Monsieur s’apprêtait à commencer son discours lorsqu’une porte s’ouvrit en éclat. Du fond de mon cœur, je priai pour qu’il s’agisse de Zéphyr. J’avais encore espoir de le faire basculer de mon côté. Il pouvait être mon seul allié dans cette maison.
Mais ce fut Arès qui en sortit. Il portait une chemise blanche avec une veste bleue marine très élégante, ces cheveux étaient tirés en arrière, et s’il ne s’appuyait pas sur une canne, on aurait pu croire que le fantôme du Arès passé était de retour. A ma vue, ses dents pointues m’apparurent en un sourire monstrueux. Malgré moi, mes mains eurent un spasme crispé. De sa marche lente, presque essoufflée, il vint s’asseoir à côté de moi. Je retins mon corps de frissonner de dégoût.
– Nous connaissons la vérité. Arès nous a tout avoué, commença le père Blackwood, d’un ton sévère qui contrastait avec la douceur feinte de sa femme.
Je continuai de me tenir bien droite et de le regarder dans les yeux, malgré mon envie de détourner le regard. Arès, à mes côtés, époussetait la manche de sa veste.
– Ce que tu as fait est bien sûr impardonnable. Néanmoins, Zéphyr a beaucoup insisté pour que nous ne détruisions pas ta vie. Tu as de la chance d’avoir un ami comme lui. Même s’il a refusé de te voir aujourd’hui, il nous a proposé une solution qui profite aux deux partis. Bien sûr, nous admettons que notre fils Arès a fait une erreur. Mais ce n’est pas pour ça que toute la famille doit payer le prix de sa stupidité. Donc, voilà ce que nous te proposons.
Il releva le menton vers son fils, signe que c’était son tour de parler.
Celui-ci se tourna vers moi et attrapa sa main. Son regard était doux, son sourire tendre. C’était comme s’il n’avait jamais essayé de me violer, et que nous venions tout juste de nous rencontrer. Je me retins de retirer vivement ma main de la sienne.
– Sarah, épouse-moi.
J’esquissai malgré moi un geste de recul. Arès, mon agresseur et victime, était-il en train de me proposer de passer le reste de ma vie à ses côtés ? Les Blackwood étaient-ils aussi fous que ça ? La stupeur me rendit muette. Je devais sûrement être pâle comme un linge et offrir un bien triste spectacle.
Monsieur croisa les mains et appuya son menton sur ses poings, comme il devait le faire avec ses potentiels partenaires commerciaux.
– C’est la meilleure solution. Chacun oublie ses petits désaccord et file le parfait amour. Quelle bien belle histoire à fournir aux peuples ! s’exclama-t-il.
Des étoiles brillaient désormais dans le regard dément de madame.
– Penses-y, Sarah. Une fille du red District qui épouse le fils de la famille la plus riche du Blue Distrcit ! De quoi faire taire les préjugés, de montrer qu’une ville plus égale existe ! Réfléchis à tout ça Sarah, à cet avenir radieux qui t’attend. Les journalistes vont s’emparer de cette histoire et le peuple va la dévorer ! Tout le monde va t’admirer. Toutes ces années passées dans l’ombre des mauvais quartiers seront loin derrière toi. Tu vivras dans le confort et l’abondance. Chacun de tes désirs sera exaucé. Et je ne te parle même pas du splendide mariage que nous allons t’organiser ! J’ai déjà repéré une robe qui t’irait à ravir. Ô, tu vas adorer, je te l’assure. Jamais tu ne pourras obtenir une vie pareille en croupissant dans ton vieil immeuble crasseux. C’est à toi de choisir, Sarah. La vie de rêve ou la vie en prison, s’enthousiasma-t-elle.
– C’était de la légitime défense, arrivai-je à prononcer.
Tous éclatèrent de rire. L’étreinte d’Arès se resserra sur mes doigts.
– Pardonne-la maman, elle est un peu naïve.
Il se tourna ensuite vers moi.
– Il n’y a pas de légitime défense avec les Blackwood.
Je compris qu’ils avaient assez de contact dans les hautes sphères de la justice pour me faire perdre le procès. J’étais piégée, perdue d’avances. Ils agissaient déjà tous comme si j’étais leur propriété. Je n’étais qu’un vulgaire pantin entre leurs mains brillantes. Je n’étais que la poupée de chiffon qu’ils allaient manipuler afin de conter une histoire qui plairait à tous. A tous, sauf moi.
Me voyant enfermée dans mon mutisme, les parents Blackwood se levèrent.
– Chérie, laissons-les se parler seul à seul.
Je n’eus pas le temps de réagir qu’ils disparurent de mon champ de vision. A mes côtés, le paisible Arès me fixait sans aucune trace de méchanceté visible. Comme à chaque fois que je me retrouvais seule dans une pièce avec lui, mes mains devinrent moites.
– J’imagine que je te dois des excuses, lâcha-t-il de sa voix rauque.
J’espérais de tout cœur qu’il ne discernait pas la frayeur que je peinais à dissimuler. Toujours muette, je restai immobile. Je n’allais pas le remercier, s’excuser était la moindre des choses.
Il poussa un long soupire.
– Je vois que tu continues de faire la tête, dit-il d’un air désolé.
Il glissa sa main dans la poche arrière de son jean et en sortit une petite boîte de velours bleue. Je savais ce qu’il y avait à l’intérieur.
Son visage harmonieux se tordit en un grand sourire. La boite s’ouvrit sur une magnifique bague sertie d’un immense diamant. Je ne pus me retenir mes yeux de s’écarquiller, à la fois émerveillée et horrifiée. Le scintillement de la pierre précieuse me rappelait que je n’étais pas dans un rêve, mais bien dans la réalité.
Il plongea son regard dans le mien, à moi que ce soit lui qui me forçat à plonger dans ses deux yeux bleus marines.
– Sarah, épouse-moi. Je t’en supplie. Je sais que nous voulons tous les deux tirer un trait une bonne fois pour toute sur cette histoire sordide, commença-t-il doucement.
J’avais du mal à respirer, comme si mes poumons se gorgeaient d’eau.
Il baissa les yeux et se mordit la lèvre inférieure. Il semblait mal à l’aise.
– Je sais que tu n’as pas envie d’épouser un monstre comme moi. Personne ne le voudrait.
Il poussa un soupir.
– Mais je veux que tu gardes en tête que je t’aime, et d’un amour sincère. C’est sûr, je ne te l’ai pas dit de la bonne manière, mais je te le dis maintenant, et je te prie du fond du cœur de me croire, je t’aime. Je t’aime depuis que Zéphyr m’a présenté à toi. J’ai tout de suite su que tu étais cette fille, cette fille spéciale, la seule qui détenait le pouvoir de me sauver. J’ai bien conscience que cet amour n’est pas partagé. C’est pour ça que je te demande de bien réfléchir à l’avenir radieux qui nous attend. Nous pourrions vivre léger, la conscience tranquille. Plus aucuns secrets, rien que nous et la vie qui s’étend devant nous, comme un cadeau. Je sais que tu ne m’aimes pas, mais ça viendra sûrement avec le temps. Et plus que tout, je veux que tu saches que plus jamais je ne poserais la main sur toi. Je n’abîmerai plus un seul de tes cheveux. Je t’aime trop pour te faire du mal, tu le sais, hein ?
Ma main semblait coincée dans la sienne. Je ne savais pas si c’était parce que son étreinte s’était renforcée ou si je n’avais tout simplement plus envie de la retirer.
Le bleu de ses yeux s’intensifia tandis que son regard devenait humide.
– Si tu crois que ça me fait plaisir d’être moi, tu te trompes. Je me déteste. Le vrai moi est quelqu’un de doux, de gentil et affectueux. Mais il y a cette autre partie, cette immonde partie, qui prend parfois le contrôle. C’est horrible de se comporter mal sans pouvoir s’en empêcher. C’est une malédiction, un fardeau. Je ferais tout pour être quelqu’un d’autre, quelqu’un qui te mérite. Je voudrais tellement être cette personne…
Sa voix se brisa. Je sentis mon cœur se serrer. Il me faisait de la peine. Il semblait si fragile. Peut-être était-il aussi perdu que moi. J’avais l’impression que lui aussi était tombé dans le filet des Blackwood, un piège qui nous avait enfermé dans la même cage. Cependant…
– Je ne peux pas t’épouser.
Ses doigts écrasèrent les miens.
– Pourquoi ?
– Parce qu’en me mariant avec toi c’est dans une nouvelle prison que je m’enferme. Je ne veux dépendre de personne. Je veux être libre.
Il lâcha ma main pour attraper pensivement son menton. Il ferma les yeux, semblant être en pleine réflexion. Son silence était plus inquiétant que des cris. J’attendais une réaction. Rien, que le silence. Tout venait de mourir au sein de la maison.
Je me mis à me demander si Nick avait enfin terminé sa mission. Il fallait que je sorte d’ici, et en vitesse.
Soudain, Arès ouvrit les yeux. Il se tourna vers moi, doucement. Sa main ferme saisit mon poignet.
– Je me suis montré clément avec toi Sarah…
Il se leva en faisant valser sa chaise en arrière. Son poing cognant la table m’arracha un cri de surprise.
– Je te donne mon cœur et tu en fait de la bouillie ! hurla-t-il.
Je retirai mon poignet de son étreinte et me relevai à mon tour. Il était dangereux, et il fallait que je parte, qu’importe si Nick était toujours en haut.
Je me mis à courir vers la porte mais sa main agrippa mon col et me tira en arrière, m’étranglant au passage.
– Tu n’iras nulle part Sarah Orwell, vociféra-t-il.
Sans que je ne puisse rien faire, il plaqua mes épaules contre le mur. Je ne tentais même pas de crier à l’aide. Même si on m’entendait, personne n’allait venir. Après tout, si je venais à disparaitre, qui serait affecté ? Personne. Ma vie n’avait aucune valeur, et les Blackwood l’avait compris bien plus vite que moi.
– Je vais faire cesser ton cœur de battre, comme ça, il ne blessera plus personne.
Son regard était dément. Tout son corps tremblait de colère. Il voulait me réduire en miette, et je savais qu’il en était capable.
Cependant, Arès avait oublié un détail. Il avait perdu sa force passée, tandis que je n’avais fait que m’endurcir. J’étais plus intelligente que lui. Je ne devais pas avoir peur. Je ne devais pas laisser sa folie se frayer un passage dans mon esprit. Je pouvais le battre. Moi qui avait baissé les yeux toute ma vie, j’allais enfin affronter mon destin en le regardant en face. Il avait de l’emprise sur moi parce qu’il savait qu’il me terrifiait. Il manipulait ma peur et mes sentiments pour m’avoir à sa mercie. Mais tout ça était terminé. Cet homme avait détruit Sarah, l’avait réduite en morceaux, mais j’étais renéee de ses cendres. J’étais Serenity O’Malley, et cette fois-ci, il n’allait pas s’en sortir aussi facilement.
– Tu ne me fais plus peur Arès Blackwwod.
Et je n’avais pas dit ça à voix haute seulement pour m’en convaincre. Je le pensais vraiment. Maintenant qu’il ne m’horrifiait plus, je pouvais identifier toutes ses failles et faiblesses que ma peur avait effacées. Et la première, la plus flagrante, était cette canne sur laquelle il s’appuyait.
Il me suffit de me démener pour donner un coup de pieds dedans pour qu’il perde l’équilibre. Une fois qu’il fut à terre, ce fut facile pour moi de l’immobiliser en posant mon genou sur sa poitrine. De plus près, je pouvais discerner sa maigreur. Son souffle était court, il avait toujours du mal à respirer.
J’aurais pu le tuer si j’en avais eu envie. Sarah l’aurait probablement fait. J’aurais vengé une fois pour toute ses ailes d’anges tâchées de sang. Si Arès mourrait, alors la mort prématurée de Sarah serait moins douloureuse. Comme si une seconde mort pouvait remplacer la première. Arès prendrait la place pesante que Sarah avait dans mon cœur.
Mais je n’étais pas Sarah, et encore moins une meurtrière.
– On a joué assez longtemps, tu ne trouves pas ? Mais la partie est terminée. Et c’est le cheval sur qui personne n’a parié qui a gagné, lui dis-je avant de me relever.
J’époussetai mes genoux et quittai la maison. Je pus enfin ouvrir les yeux. Je venais de me réveiller de mon pire cauchemar.
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