24. N'écoute pas, c'est ton coeur
Le lendemain matin, aucun mot ne sortit à propos du baiser. C'était bien plus facile comme ça, d'agir comme si rien ne s'était passé.
Ce fut ainsi durant le reste de la semaine. Nous agissions normalement, comme si tout ça s'était miraculeusement effacé. Shade avait l'air d'avoir oublié. Pas moi. Ce baiser qui était mort avant d'être né restait gravé dans ma mémoire. Il m'obsédait. Je n'arrêtais pas de penser à ces lèvres sur les miennes, à la sensation qu'elles auraient pu me procurer si je ne m'étais pas enfuie. Ce contact qui n'en avait pas été un m'avait brûlée. J'avais besoin d'une puissante pommade pour cicatriser.
Je me sentais blessée alors que c'était moi qui avait provoqué cette issue. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher d'en vouloir à Shade. Une partie de moi aurait voulu qu'il me rattrape, qu'il me force à me confronter à mes démons. Mais à la place, il était resté assis sur ces marches, sans bouger. Et de nouveau dans ma chambre, la seule chose que j'avais rencontrée était un sentiment de déception.
Combien de temps pourrait-on encore feindre l'oubli ? Pire, au bout de combien de temps nos lèvres chercheront à s'étreindre de nouveau ?
Toutes ses questions m'embrouillaient. Je n'avais plus le contrôle de rien, j'étais devenue une poupée désarticulée qui n'attendait qu'un signe de Shade pour me remettre en marche. Signe qui tardait à venir.
- Sarah, tu nous écoutes ? C'est important, on doit avoir un plan précis pour ton rendez-vous chez les Blackwood !
La voix de Nick me rappela à l'ordre. Je clignai des yeux pour qu'ils se réhabituent à la réalité. Nick, les bras croisés au-dessus de la table en bois, me toisai sévèrement. Dans les yeux de Shade, assis à côté de lui, se lisaient plus de l'inquiétude que de l'impatience. Mon ventre se mit à faire des loopings. Ma tête était en vrac, toutes mes pensées m'échappaient. Je mis du temps à construire une phrase concrète, et encore plus pour qu'elle passe le pas de ma bouche.
- On va devoir la jouer innocents. Ils ne doivent se douter de rien. Pour eux, je viens amicalement afin de discuter. Ce n'est pas moi qui irait ouvrir la porte codée. Nick, tu es bien allé chercher le code ce matin ?
Il hocha la tête à l'affirmative. Son visage ne se débarrassait pas de son air sévère. J'avais envie de passer un fer à repasser à expressions faciales pour lui enlever tous les plis soucieux qui tendaient son visage.
Je fis glisser mes mains moites contre mon jean.
- Je vais aller leur rendre visite comme convenu. Pendant que je discuterais avec les Blackwood, Nick, tu trouveras un moyen d'entrer discrètement et d'atteindre la salle codée. Quant à toi, Shade, tu attendras dehors, au cas où tu devrais intervenir si les choses tournent mal.
Les bras de Nick se décroisèrent, mes ses yeux continuaient de me toiser.
- Tu penses vraiment que ce seras aussi simple que ça ?
Ses mots grincèrent dans mes oreilles. Je me ratatinai contre ma chaise.
- Je crois que c'est la seule chose qu'on puisse faire, répliquai-je d'une petite voix.
Il souffla avec condescendance.
- Ces gens sont dangereux Sarah ! Ce n'est pas trois vulgaires adolescents qui vont les faire tomber ! Réfléchis un peu !
J'avais conscience qu'il disait ça avant tout pour me protéger, mais je n'avais pas un moral assez solide pour accepter ses critiques. Je conservai le silence. Mon courage se démolissait pièce par pièce.
Shade, silencieux jusqu'ici, se pencha sur la table. Je ne l'avais jamais vu si sérieux.
- J'ai un autre plan. On arrête de jouer un rôle qui ne nous correspond pas, on donne ce fichu code à ces hommes, Sarah ne va pas voir les Blackwood et on oublie toute cette histoire.
Tout en moi se crispa. Si je ne m'étais pas sentie aussi abattue, je lui aurais sûrement donner une énorme claque pour qu'il reprenne ses esprits. Oublier ? Mais comment oublier ?
Cette histoire de code était l'histoire commencée par Sarah et achevée prématurément. C'était à moi de la finir une bonne fois pour toute. C'était la seule raison pour laquelle j'étais encore vivante.
Je me levai et appuyai mes mains sur le rebord de la table.
- Faites partie de mon plan ou non, Ca m'est égal. Je me débrouillerai seule. Mais rien, rien en ce monde ne pourra m'empêcher d'aller voir les Blackwood.
Bizarrement, aucuns de ces deux garçons autoritaires n'osa répliquer. Après leur avoir lancer un regard noir, je quittai la pièce en trombes.
Une éternité s'écoula avant que Shade vienne enfin me parler. J'étais en train d'enfiler un collier de perle que j'avais trouvé dans un tiroir quand il toqua à la porte. Je lui criai d'entrer, et dès l'instant où son pied se posa dans la chambre, l'air devint plus lourd. Il referma la porte. J'avais du mal à me retrouver seule dans une pièce avec lui. Mes yeux glissèrent sur son corps appuyé contre le mur. Ma gorge se serra.
- Je sais que tu as le don de te retrouver dans de sales affaires, mais cette-fois-ci, il est temps d'en sortir.
Je ne lui accordai pas un regard. Mes mains maladroites s'attachaient à essayer de fermer ce fichu collier, censée donner une bonne image de moi aux Blackwood.
- Pourquoi tu prends tout ça tant à coeur ? Ca ne te ressemble pas, ajouta-t-il.
Le fermoir accepta enfin de se sceller. Je me tournai vers Shade et plantai mon regard dans le sien.
-C'est parce que je ne me ressemble plus.
Ces mots étaient sortis tout droit de mes entrailles, du plus profond de moi-même. Ils attendaient depuis longtemps de dépasser ma pensée, et ils venaient enfin de le faire. Je venais de discrètement avouer à Shade que je n'étais pas Sarah.
Il haussa les sourcils, l'air interrogateur, et se laissa tomber sur le lit. Il attendait la suite.
Tout se déroulait au ralenti. Je sentais ma poitrine se relever et s'abaisser avec difficulté, l'air se frayer difficilement un chemin jusqu'à mes poumons, les mots mourir sur le pas de ma langue. Je pouvais sentir le sang couler dans mes veines, chaque cellule s'agiter, mon coeur battre encore et encore, avec force et désespoir. Je compris tout ce que signifiait être vivant. Il était temps.
-Shade, tu me connais bien, tu as dû remarquer que je n'étais plus la même.
Il hocha la tête. L'attention qu'il me portait était si insistante qu'elle me brûlait la peau.
- Le suicide m'a changée. J'ai vécu des choses que tu ne peux pas comprendre, et que je ne pourrais jamais t'expliquer. Mais ce que je veux que tu saches, c'est que je ne suis plus la Sarah que tu connaissais. La Sarah de ton enfance. La Sarah que tu aimais. Je suis devenue quelqu'un d'autre, et c'est pour ça que tes sentiments sont trompés, mal destinés. C'est pour ça que je ne peux pas les accepter.
Il me fixa longuement, en silence. Puis, son rire vint me taillader le coeur. Un rire puissant qui résonna dans toute la pièce. Horrifiée, je le regardai sans comprendre. Se moquait-il de moi ? Ces mots qui m'avaient tant coûté provoquaient chez lui l'hilarité ?
Plié en deux, il quitta la pièce, et je pus entendre son rire résonner, même quand il s'éteignit. Il était devenu un écho qui se cognait à ma cage thoracique. Un bruit nuisible qui ne quittait plus mon esprit.
Malgré mon coeur en miettes, je tâchai néanmoins de respecter au mieux ma mission. Je n'avais plus d'habits propres, car j'avais laissé toutes mes affaires à la maison, alors j'avais emprunté une chemise blanche dans l'armoire de Baudelaire. Comme celle-ci était beaucoup trop grande, je l'avais nouée à la taille. Je fis un chignon sur le sommet de ma tête, enfilai un jean noir et me décidai fin prête.
Je sentis la peur me tordre le ventre. J'allais passer une soirée difficile. Mais je devais le faire, je le savais.
A ma grande surprise, la voiture luxueuse de Baudelaire était déjà garée en face de la maison. Une fois que je franchis le portail, deux silhouettes en sortirent : Shade et Nick. Je souris malgré moi.
-Comme si on allait te laisser y aller seule, déclara Nick en m'ouvrant la portière.
Je bouclai ma ceinture.
-Allons-y, ne perdons pas de temps.
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