22. Course contre la montre
Eperdue, à bout de souffle, je courais, mes doigts fermement enlacés avec ceux de Nick. Je ne savais plus ce qu'il se passait dans ma tête, dans mes oreilles résonnaient des coups de feu imaginaires. Chaque parcelle de mon être était un frisson. Je pensais à Shade, à l'appartement, resté seul avec ces hommes, mais j'étais incapable d'arrêter de courir. Je n'étais pas une héroïne, et je ne savais pas comment j'avais pu ne serait-ce qu'y songer une seconde. Tout ce que je savais faire était fuir. Je n'étais pas cette Sarah forte et incroyable, car elle n'existait pas. J'avais construit son personnage de toute pièce avec les bribes de souvenirs auxquels j'avais eu accès. A tous les coups, Sarah n'était pas cette fille intrépide et sans peur que je pensais, juste quelqu'un d'un peu loufoque avec des mauvaises fréquentations et des idées noires.
J'utilisai ce qu'il me restait de force et de dignité pour retenir mes larmes.
– Pourquoi tu ralentis ? Ils peuvent encore nous rattraper ! s'exclama Nick.
A la place de répondre, je m'arrêtai. Je ne pouvais plus tenir sa main dans la mienne, elle semblait s'être recouverte de piques.
– Je dois aller chercher Shade, répondis-je d'une voix tremblante.
Oui, je n'étais pas Sarah l'héroïne. J'étais Serenity, la fille un peu lâche et peureuse. Mais j'en avais assez de perdre tout ce à quoi je tenais. Je n'étais pas une héroïne, mais rien ne m'empêchait d'en devenir une.
Les yeux bruns de Nick s'ouvrirent avec stupeur.
– Est-ce que tu es complètement folle ? Tu veux à ce point te faire tuer ? Je crois que tu ne te rends pas bien compte de ce qu'il se passe.
J'essayai de rester opaque à sa criante panique. Je croisai les bras et reculai d'un pas, l'air méfiante.
– Au contraire, je sais très bien ce qu'il se passe. Mon meilleur ami blessé est coincé dans un appartement avec des hommes dangereux, et je suis en train de fuir avec le fils de l'homme derrière tout ça. Je ne vois pas pourquoi rester avec toi serait moins fou qu'aller le sauver. Après tout, qu'est-ce qui me dit que tu ne m'as pas sauvé pour mieux m'attirer dans ton piège ?
Il poussa un long soupir et plongea son visage désespéré dans ses mains.
– Comment enfin gagner ta confiance, Sarah Orwell ? Tu es totalement aveugle à mes sentiments. Tu ne vois pas que je tiens à toi ? Je n'étais au courant de rien pour les affaires de mon beau-père, je te le jure. Dès que j'ai vu qu'il en avait après toi, après l'avoir entendu donner des ordres à ses hommes, j'ai couru te chercher. Et visiblement, j'avais bien raison.
Il semblait sincère, pourtant, une partie de moi hésitait toujours. J'aurais adoré le croire, mais j'en étais incapable pour l'instant. Peut-être que pour Sarah, il était un ami de longue date, mais pour moi, il était un quasi inconnu.
– Je ne sais pas quoi penser, je trouve quand même ça louche.
Il soupira de nouveau, puis regarda autours de lui d'un air circonspect.
– On doit agir vite. Faire demi-tour pour aller chercher Shade avec moi serait-il une preuve que je mérite ma confiance ?
Il avait su trouver les mots justes. J'hochai la tête et attrapai sa main.
– Dépêchons-nous.
On se mit à courir dans le sens inverse. Le monde avait perdu tout son sens. Tout s'était perdu dans un tourbillon de couleurs qui m'aspirait. J'avais beau paraître confiante, je n'avais aucune idée de ce que nous étions en train de faire.
Et si Shade n'était plus là quand nous arriverons ? Pire, et si je le retrouvai, allongé au sol, les yeux révulsés et la bouche grande ouverte, baignant dans un bain de sang ? A cette pensée, je réprimai un frisson.
Comme s'il sentait mon angoisse, Nick serra ma main plus fort.
– Tout ira bien. C'est toi qu'ils cherchent, pas lui.
Je fis semblant de le croire pour que mon cœur cesse de battre aussi vite. Sans un mot, nous continuâmes à courir. Arrivés dans ma rue, nous ralentîmes, aux aguets. Des regards autours de moi me permirent de me rendre à l'évidence : les hommes étaient partis, ou alors ils étaient vraiment silencieux. Je n'arrivais pas à déterminer si leur absence était une bonne ou une mauvaise chose.
– La voix est libre. Montons, déclara Nick, dont les mots étaient sortis plus rapidement que les miens.
Nous oubliâmes l'échelle qui était restée plantée là pour escalader les escaliers. A l'étage, je trouvai ma porte entrouverte. Ma gorge se serra. Je dus fournir un immense effort pour ne pas m'échapper. J'avais si peur de trouver Shade dans un état lamentable que je préférais encore partir. Me donnant un coup d'épaule au passage, Nick me devança et passa sa tête à travers la porte. Après avoir regardé un gauche et à droite, il me fit signe que nous pouvions entrer. Tremblante, j'entrai dans mon appartement en me retenant de fermer les yeux. Je tendis l'oreille. Le silence était le plus total. C'était une certitude, les hommes n'étaient plus là.
– Shade ? appelai-je, timidement.
Je priais intérieurement pour recevoir une réponse. Un râle se fit entendre. Il était là, bien vivant.
– Ca venait de ta chambre, fit Nick, le visage sombre et inexpressif.
Sans l'attendre, je me ruai vers la provenance de la voix. Dans ma course, je rencontrai meubles renversés, tiroirs ouverts, papiers jetés négligemment au sol.
Shade était assis contre la porte, moins amoché que ce à quoi je m'attendais. Sa main était posée sur sa blessure, il avait l'air fatigué, mais n'était pas blessé. Quand il tourna la tête vers moi, il esquissa même un sourire grimaçant. J'étais tellement heureuse de la voir en un seul morceau que j'avais envie de l'embrasser. Je me retins et sautai dans ses bras. Il rit en tapotant mon dos.
– Ca va, Sarah, ça va. Quand ils ont compris que je n'avais pas leur code, ils sont partis à ta recherche.
Il ne semblait pas m'en vouloir de l'avoir lâchement abandonné avec de dangereux hommes. Aux anges, j'étais incapable de le lâcher.
Un raclement de gorge résonna derrière moi. Depuis quand Nick nous observait, pointé derrière moi, impassible ? Je me retirai de Shade, ressentant une gêne dont j'ignorais la cause. Il se redressa à son tour pour toiser avec mépris Nick. L'espace d'une longue seconde, ils s'affrontèrent du regard. Leur combat cessa lorsqu'avec amertume Shade demanda :
– Pourquoi tu es là, toi ?
Nick croisa les bras et accomplit l'exploit de se montrer encore plus méprisant que son interlocuteur.
– Je peux te retourner la question. Pourquoi tu squattes chez ta meilleure amie ? Toujours collé à Sarah.
Shade bomba le torse et s'avança dangereusement vers mon ex. Sentant des étincelles dans l'atmosphère, j'intervins à temps. Je posai une main sur le torse de chacun pour éviter une confrontation.
– Je dois beaucoup à Nick, c'est lui qui m'a aidée à partir. Sans lui, on serait dans de beaux draps.
Shade ravala sa colère et se résigna. Il recula d'un pas tandis que Nick en faisait de même.
– En plus, ça m'étonnerait qu'on ait le temps pour vos chamailleries et vos combats de coq stupides, ajoutai-je.
Un silence s'installa entre nous. Sans doute étions nous tous en train de réfléchir à la situation et comment s'en dépêtrer.
– Tu ne peux plus rester ici. Ils reviendront à coups sûrs.
Il avait raison, mais où pouvais-je bien aller dans ce cas-là ? Le seul ami qui aurait été capable de m'héberger s'était transformé en ennemi : Zéphyr. Même si je m'étais en quelques sortes réconciliée avec Nick, loger chez lui aurait été l'équivalent de se lier les mains et de se livrer tout droit aux hommes. Bref, c'était impensable.
– Tu peux aller chez moi, intervint Shade, me sortant de mes pensées.
Je le dévisageai, et me montrai plus sèche que je ne le voulais.
– Pas questions. Ça mettrait tout le monde en danger.
– Pas du tout, Sarah. Ils ne nous trouveraient pas dans ma petite bicoque, semblable à toutes les autres.
Je posai les mains sur mes hanches. J'étais presque en colère qu'il me proposait son aide. Je pense que je projetais la haine que j'éprouvais envers moi-même de mettre tout le monde en danger sur lui.
– J'ai dit pas question. Ils remonteront forcément jusqu'à toi. Pense un peu à ta famille.
Je réfléchissais désormais à toute vitesse, passant en revue tous les gens que j'avais fréquentés. Soudain, un visage m'apparut, comme une lumière.
– Je sais ! Baudelaire !
Les deux garçons prirent le même air étonné.
– Baudelaire ? répéta Nick.
Sans répondre à leurs interrogations, je quittai la pièce en toute hâte, espérant qu'ils me suivraient. Je fermai la porte de l'appartement à clefs et descendis les escaliers à toute vitesse, eux sur mes talons.
Je poussai les portes du bar et aperçut avec soulagement la tête rougie de Baudelaire, qui s'apprêtait justement à partir. Avec peine, il essayait de descendre de son tabouret. Je fondis sur lui et lui saisis le bras.
– Baudelaire, j'ai besoin d'un service !
Derrière moi, j'entendis Shade murmurer « Attends, ne me dis pas qu'elle va demander l'asile à cet ivrogne ».
Je ne sais pas si l'alcool empêcha Baudelaire de me comprendre quand je lui lançai à toute vitesse des informations, ou au contraire le rendit assez fou pour me croire, mais en tout cas, il accepta.
– Suivez-moi les enfants. La jeunesse c'est précieux.
Je dus tirer par la manche mes deux acolytes pour qu'ils veuillent bien s'exécuter.
– C'était ça ou rien, murmurai-je.
A ma grande surprise, une voiture noire, trop classe pour correspondre au Red District, était garée devant le bar. Baudelaire s'en approcha et ouvrit la portière des places derrières.
– Entrez, mon chauffeur va nous amener chez moi.
Les garçons m'interrogèrent du regard, mais j'étais aussi étonnée qu'eux. Comment Baudelaire pouvait-il bien posséder un chauffeur privé ? Je l'aurais volontiers assailli de questions, mais nous étions bien trop pressés pour cela. A la place, je m'engouffrai donc dans la spacieuse voiture, suivie de mes deux compagnons, qui semblèrent hésiter un instant avec de s'engager.
Le trajet se fit dans le silence le plus complet. Seules mes pensées muettes remplissaient l'espace. Comment allions-nous nous en sortir ? J'avais mis Shade et Nick dans de beaux draps, et je m'en voulais terriblement.
La voiture se gara avant que je puisse répondre à mes questions. Le chauffeur sortit en premier de la voiture afin d'aider Baudelaire à en sortir, car les gestes maladroits de celui-ci ne lui permettaient pas de le faire seul.
Mes yeux s'écarquillèrent lorsque je sortis à mon tour. Devant nous se dressait un majestueux manoir, sale et un peu délabré, mais néanmoins impressionnant. Comble de l'étonnement, en regardant autours de moi, je reconnus tout de suite l'architecture du Blue District.
Mais que m'avait donc caché Baudelaire pendant tout ce temps ?
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