19. Bain de (sang) minuit
L'heure avait désormais dépassé minuit. Le wagon, peu à peu, avait commencé à se remplir, comme s'il existait une journée parallèle qui commençait minuit passé. Shade et moi n'avions pas échangé un mot depuis un bon bout de temps. Une barrière de glace s'était dressée entre nous, trop solide pour être brisée par la simple volonté. Il aurait fallu un marteau piqueur pour casser cette ambiance glaçante qui s'était installée entre nous.
Heureusement, il ne restait plus que trois arrêts pour que nous nous échappions de ce trajet interminable. Le métro s'arrêta, et d'autres personnes s'engouffrèrent dans le wagon. Je les observai du coin de l'œil, n'ayant rien de plus intéressant à faire. Un homme attira mon attention. Il portait un long manteau noir et avait une expression étrange sur le visage : un mélange d'angoisse et de folie. Je n'eus pas le temps de crier lorsqu'il ouvrit son immense manteau et découvrit sa ceinture d'explosif. Tout ce que je pus entendre fut « Le monde sera purif ! », puis, plus rien. Juste un immense grondement résonnant dans mon oreille et le bruit insoutenable du silence.
Le monde prit la couleur du vide tandis que je perdais connaissance suite au choc.
Une douleur immense traversa mon être tout entier, mais elle ne venait pas de mes blessures, elle venait de ce que je venais de voir. Et ce que je venais de voir, c'était le monde d'aujourd'hui. Le temps d'une seconde, tout avait défilé devant mes yeux, et j'avais tout vu, de A à Z. Ça m'avait détruite.
J'ai vu les nuages noirs de la fumée sortir des usines, j'ai vu certains animaux mourir à petit feu devant mes yeux. J'ai vu les abeilles tomber dans leur vol, les poissons s'étouffer dans les marées noires qui nageaient avec eux dans la mer. J'ai vu les peuples se faire la guerre, j'ai vu les humains s'entretuer pour une broutille. J'ai vu des femmes se faire violer dans le métro sous les yeux des passagers qui ne réagissaient pas. Ces femmes, je les ai vues se faire agresser et je les ai vu se confronter à la réponse « Elle l'avait cherchée. Vous avez vu ses vêtements ? » J'ai vu des familles mourir de faim et de soif. J'ai vu des enfants privés d'éducation par manque d'argent. J'ai vu des petites filles d'onze ans déjà mariées. J'ai vu des gens fuir leur pays, traverser la mer, marcher durant les jours, pour se confronter au refus des pays d'accueil. J'ai vu la vie des gens disparaitre et se muer en cauchemar parce qu'ils étaient devenus accros à la drogue. J'ai vu des gens malades, qui ne voient jamais ce qu'il y a derrière la vitre de leur fenêtre d'hôpital. Et surtout, j'ai vu des gens qui voulaient faire disparaitre tout ce qu'il y a de beau sur cette Terre et qui rend plus supportable toute l'horreur qu'elle contient. J'ai vu des gens tenter d'assassiner la liberté. J'ai vu des familles pleurer parce que leur fille avait commis l'erreur de se rendre au mauvais concert. J'ai vu des gens qui avaient perdu un membre de leur famille sous les roues enragées d'un camion. J'ai vu des coups de couteau, des fusils, des bombes. Mais ce que j'ai vu, surtout, ce sont les larmes. J'ai vu des gens qui ne laissaient plus leurs gamins sortir de peur qu'il leur arrive quelque chose. J'ai vu une génération entière élevée dans la frayeur. J'ai vu des gens effrayés par la foule et les rassemblements joyeux. J'ai vu des gens effrayés tout court, parce que désormais c'est ainsi, le sang doit couler pour régler nos problèmes. J'ai vu des gens arrêter de vivre car on n'est plus en sécurité nulle part. L'espace d'une seconde, j'ai cru que Purification avait gagné.
Je me réveillai au milieu des débris du métro et l'air poussiéreux piqua mes yeux. Mes oreilles sifflaient et ma tête tournait. Au loin, j'entendais un long sanglot. Mon souffle était coupé, j'étais immobile, allongée par terre. Je m'appuyai sur mes faibles coudes pour me redresser. Autour de moi, tout n'était que désolation. Je vis des corps couverts de sang éparpillés aux quatre coins de la gare. Je ne pus soutenir cette vision et détournai le regard. Avec difficulté, je me relevai sur mes jambes tremblantes. Mon estomac fit un bond et je me pliai en deux pour vomir mon repas. Un gout pâteux dans la bouche, j'essuyai mes lèvres. Je voyais mal, ma vision était brouillée et j'avais énormément de difficulté à tenir debout. Cependant, je ne prêtais absolument aucune attention à mes blessures et au sang qui s'écoulait de ma jambe droite. Une seule chose comptait à cet instant. Un cri déchira ma gorge, celui de son nom. « Shade ! » hurlai-je désespérément. Pourvu qu'il soit vivant. L'idée qu'il puisse être mort ou gravement blessé m'emplissais d'épouvante. Je ne pouvais pas vivre sans Shade, c'était une certitude. De nouveau, mon ventre se tordit, et de la bile s'échappa de ma bouche.
- Shade ! criai-je encore.
J'enjambai des corps en continuant d'hurler son nom. Je savais que ce genre de comportement était inhumain, mais l'humanité était morte quand ce métro avait explosé. Ma gorge me faisait mal tant je me déchirai à crier son nom. Le sentiment qui m'avait envahie était indescriptible. La frayeur me tordait le ventre à un point où tout mon être était réduit en bouillie. J'avais l'impression d'être morte pour la seconde fois.
- Shade ! criai-je.
Mes jambes ne me soutiendraient plus longtemps. Je n'avais plus de force ni de voix. J'allais sans doute m'écrouler au sol et pleurer toutes les larmes de mon corps. Je perdais tout espoir, quand soudain, je le vis. Debout sur des jambes faibles, il se tenait devant moi, le regard éteint, la bouche cousue. Mon cœur cogna tellement fort contre ma poitrine que je craignais qu'il me casse des côtes. Mes jambes avaient beau trembler, à sa vue, je me mis à courir plus vite que je ne l'avais jamais fait. Je me moquais totalement de ses blessures, Shade était vivant, c'était le plus important. Dans tout ce malheur je ressentis une joie immense, peut-être la plus grande de ma vie. Je sautai dans ses bras et le serrai fort contre moi, si fort qu'il devait en avoir mal, mais il le méritait bien après la peur qu'il m'avait causée.
- Shade ! répétai-je, comme si c'était le seul mot que je savais prononcer.
Je pleurai contre son cou. Je n'arrivais pas à comprendre ce sentiment. Je ne savais pas si ces larmes étaient dû à la tristesse de ce qui venait de nous arriver ou à la joie de le voir vivant. Lorsqu'il me prit dans ses bras, il tâcha ma robe avec son sang. Je sentais son odeur, un mélange de brûlé et du parfum qui le caractérisait, une odeur d'herbe coupée. Je voulais m'assurer qu'il était bien vivant. Même si j'étais largement plus petite et plus fine que lui, j'avais l'impression que c'était moi qui soutenait ce corps imposant. Je ne voulais plus me détacher de lui, j'avais l'impression que si son corps n'était plus collé au mien, alors plus jamais je ne pourrais ressentir la sensation de mes bras encerclant son torse. Je passais mes mains dans ses cheveux bouclés et poissés par le sang. Shade était vivant. Je n'arrivais pas à le croire. J'étais tellement persuadé qu'il était mort, que ça paraissait incroyable. Son pseudo décès m'avait tuée. Car lorsqu'il était blessé, c'était moi qui saignait. Lorsqu'il arrêtait de respirer, c'était moi qui étouffait. Lorsqu'il souffrait, c'était mes larmes qui coulaient. Je crois que c'est ça, avoir un lien fort avec quelqu'un. On l'aime si fort que nos sentiments et sensations se confondent.
A cet instant-ci, je fus heureuse d'être Sarah. Car grâce à elle, j'avais découvert quelque chose que je n'avais jamais connu quand j'étais Serenity, une véritable amitié. Enfin, il me semble.
Mes sanglots étaient devenus incontrôlables.
- Je te demande pardon. Pleurai-je.
Tout cela était de ma faute. Si je ne l'avais pas appelé, il serait en train de dormir tranquillement chez lui, en parfaite santé. Je m'en voulais terriblement. J'avais l'impression d'avoir fait la pire erreur de ma vie. A force de faire passer mes besoins avant ceux des autres, j'avais fini par mettre Shade en danger. Et c'était impardonnable.
- Ne t'en veux pas. Prononça-t-il avec difficulté.
C'était les premiers mots qu'il sortait depuis l'explosion.
- Comment veux-tu que je ne m'en veuille pas ? Tout est de ma faute ! Je te demande pardon !
Soudain, la pression qu'exerçait le corps de Shade sur moi se fit plus puissante. Sa tête tomba lourdement sur mes épaules. Il venait de perdre conscience.
Il était environ 4h30 du matin. Shade était allongé dans un lit d'hôpital, branché à des machines qui produisaient des « bips » réguliers. Sa famille, que j'avais appelé dès notre arrivée à l'hôpital, venait de partir. La mère devait aller travailler le lendemain, et elle devait encore s'occuper de tous les petits frères et sœurs. Elle avait beaucoup pleuré, et j'avais joué les fortes pour la rassurer. J'avais eu envie de pleurer aussi fort qu'elle, seulement, j'avais su que cela n'aurait fait qu'empirer la situation, alors j'avais ravalé mes larmes.
***
Désormais, j'étais seule dans cette chambre en train de veiller sur ce garçon assoupi. C'était mon tour de prendre soin de lui. J'espérais répondre à cette tâche aussi bien qu'il l'avait fait jusqu'à aujourd'hui. Je comptais rester assise sur cette chaise jusqu'à son réveil. De toute façon, je n'arrivais pas à dormir. Dès que je fermais les yeux, je voyais l'homme au long manteau et les corps inanimés gisant le long des quais. Il m'était donc impossible de trouver le sommeil. De plus, les médecins avaient beau m'avoir assuré que Shade s'en sortirait, je demeurais néanmoins morte d'inquiétude. Quand j'étais Serenity, je m'étais déjà angoissée pour des examens, des films d'horreur ou des disputes. Mais jamais je n'avais ressenti une telle inquiétude. Ce n'étaient pas les souvenirs délavés de Sarah qui me faisait ressentir cela, mais bien mes propres sentiments. Je m'étais vraiment attachée à Shade au fil du temps. Bien plus que je ne l'aurais jamais cru. J'avais pris conscience d'à quel point je tenais à lui au moment où j'avais failli le perdre. J'allais tout mettre en œuvre pour ne jamais plus ressentir la peur de le perdre. J'allais le protéger, au péril de ma vie s'il le fallait. J'allais le tenir à l'écart de mes affaires pour lui éviter d'être éclaboussé par le sang que j'avais sur les mains. Si j'avais appris quelque chose aujourd'hui, c'était qu'il ne fallait plus jamais que je mêle Shade à une de mes histoires. Je m'étais créé des problèmes seule, il fallait que je les règle seule. En le voyant dormir, un léger sourire apparut sur mes lèvres. Il semblait enfin en paix, bien plus que je ne l'étais.
- Je te demande pardon Shade. Je ne laisserais plus jamais ce genre de choses arriver, je te le promets.
Je ne pus résister à la tentation de lui saisir la main, à la manière des films. Ma main créait un étrange contraste enlacé avec ces grands doigts rugueux.
Soudain, il gémit et ouvrit et les yeux, ce qui me fit sortir de ma torpeur.
- Sarah, je sais que ce n'est pas toi.
Je fronçai les sourcils. Il était sous morphine, et je soupçonnais les drogues qui circulaient dans son sang de le faire un peu délirer.
- Si, si, c'est bien moi Shade. Répondis-je en approchant mon visage du sien pour qu'il puisse bien me distinguer.
Il sourit et ferma les yeux.
- Non, ce n'est pas toi. Tu es quelqu'un d'autre.
Mon esprit se remplit de confusion. Je ne comprenais rien à son charabia.
- Si, c'est bien moi, je suis Sarah, ta meilleure amie depuis toujours.
Il ouvrit les yeux de nouveau.
- Tu n'es plus Sarah. Tu as trop changé, et je la connais trop bien. Je ne sais pas qui tu es. Mais ne t'inquiète pas, je t'aime quand même. Même si tu n'es pas Sarah.
Je reculai brusquement suite à sa déclaration, trop stupéfaite.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
Il ferma les yeux et ne répondit pas.
- Shade ?
Malheureusement pour moi, il s'était endormi. Je me demandai ce que ses paroles pouvaient bien signifier. Une idée incongrue traversa mon esprit. Se pouvait-il qu'il ait compris qu'un esprit avait repris le corps de sa meilleure amie ?
Non, c'était impossible. Tout simplement.
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