16. Un cœur brisé fait du bruit


L'eau coule. Le sang aussi. Toujours en pleurs, tremblotantes, Sarah sort de la douche. Elle s'enroule dans une serviette d'une blancheur pure. D'un geste de la main, elle essuie ses dernières larmes. Pieds nus, elle sort de la salle de bain, et tourne jusqu'au salon. Sur le coin d'un meuble est posé un couteau. Sur sa lame a séché du sang. Sarah prend une grande inspiration. Elle attrape le manche de l'arme. Le sol s'écroule sous ses pieds, et même si elle est debout, Sarah tombe, tombe, tombe.

Je me redressai, des larmes au coin des yeux. Une énorme pierre opprimait ma poitrine et bloquait ma respiration. Un cauchemar écrasait mes poumons et m'empêchait de respirer. La sensation qui m'avais envahie était indescriptible. Il n'y avait aucuns mots pour exprimer une telle épouvante, une telle répugnance envers soi-même. Je me mis à pleurer, sans trop savoir pourquoi. Mon souffle était irrégulier, je cherchais de l'air, en vain. Vous voyez ce moment où vous êtes restés trop longtemps sous l'eau, et que lorsque vous remontez à la surface, vos poumons vide se remplissent d'autant d'air qu'ils peuvent ? C'était exactement la même chose, mais en dix fois pire. Les larmes brouillant ma vue, je me pliais en deux sur mon lit. Un état de panique prit le contrôle sur tous mes muscles. Mon cœur battait beaucoup trop vite, j'en avais la certitude. Je savais bien qu'il fallait que je regagne mon calme, mais je n'avais aucune idée de comment y parvenir. Une voix, perfide, me murmurait à l'oreille que j'étais une tueuse.

Je me redressai de nouveau. Mes cheveux, trempés de sueur, étaient plaqués sur mon front. Il me fallait de l'eau.

Je sortis de mon lit brusquement, et la pièce se mit à tanguer légèrement. Malgré cela, je marchai jusqu'à la porte de ma chambre. Ma main droite s'appuya sur le mur du couloir pour éviter que je m'effondre. La gauche, elle, était posée se ma poitrine, qui se soulevait beaucoup trop rapidement. Un grincement retentit, et j'entendis des bruits de pas.

- Sarah, t'en fais un de ces boucans ! se plaignit Shade.

Il venait de sortir de la chambre d'ami, en tenue de pyjama, c'est-à-dire un simple pantacourt.

Je voulus lui expliquer ce qu'il m'arrivait, mais je n'y parvins pas. Un traitre mot était incapable de sortir de ma bouche. Tout ce que je fis fut lever des yeux larmoyants vers lui. Encore une fois, je me montrais tout à fait pathétique.

Quand il vit mon visage, son expression changea. Je ne sais pas comment il fit, mais il eut l'air de comprendre ce qu'il se passait.

- Sarah. Fut tout ce qu'il dit.

En un rien de temps, il se matérialisa devant moi. Ses deux grandes mains vinrent encadrer mon visage et remettre en arrière les cheveux qui m'étaient tombés devant les yeux.

- Ca va aller, d'accord ? Ce n'est que ce cauchemar. C'est fini, ne t'inquiète pas.

Son bras passa derrière ma nuque et se posa sur mon épaule. Il me guida jusqu'à la cuisine, où il me fit asseoir sur une chaise. Toujours à bout de souffle, je l'observai sortir une casserole et la remplir de lait. Tous ses gestes étaient répétés. Visiblement, ce n'était pas la première fois que ce genre de chose arrivait à Sarah. Petit à petit, mon anxiété sa calma légèrement, et la petite voix dans ma tête commença à se taire. Je sentis ma respiration se ralentir. Savoir que je n'étais pas seule dans cet appartement me rassurai. Je ne sais pas pourquoi, mais tout d'un coup, je me rendis compte que mes dents claquaient. Tout mon corps était pris de frissons. Je ne comprenais rien à ce qui était en train de m'arriver. Il me tendit une tasse de lait chaud, où il avait laissé fondre une cuillère de miel. Je l'attrapai et la but goulument. Assis en face de moi, les yeux ne trahissant aucune émotion, Shade me regardait calmement.

- Tu as froid ?

J'hochai la tête. Il se leva et disparut de la cuisine. Il revint peu après, et posa une couverture sur mes épaules. Je n'avais jamais éprouvé autant de gratitude envers quelqu'un qu'à ce moment. Je reposai la tasse sur la table. J'étais calmée, je respirais de nouveau normalement.

Il appuya son menton sur sa paume.

- C'était quoi, comme cauchemar ?

- De l'eau qui coule. Et puis du sang. Et un couteau. Expliquai-je.

Je tirai la couverture pour m'enrouler dedans. Quelque chose scintilla dans les yeux de Shade. Peut-être était-ce de la tristesse ou de l'inquiétude.

- Encore celui-là.

Il baissa les yeux, fronça les sourcils.

- Quand est-ce que tu vas me raconter ce qu'il s'est passé cette nuit-là ?

- Cette nuit-là ?

Ses yeux verts transpercèrent les miens. Lorsqu'il vous regardait de cette manière, ça faisait mal.

- Tu sais très bien de quoi je parle.

Tout d'un coup, je trouvais que parler était beaucoup trop épuisant. Chaque mot griffait ma gorge et me blessait. Je décidai de ne pas répondre et reprendre une gorgée de lait chaud. Et puis, de toute façon, que répondre ? Je ne me souvenais réellement de rien, et n'avais aucune idée de ce dont il me parlait. Je n'étais qu'une étrangère, amnésique et frissonnante. Je ne faisais pas partie de la vie de Shade. Les souvenirs qu'il avait de moi n'était qu'une illusion. Celle qu'il pensait être sa meilleure amie était une parfaite inconnue. Un soupire sortit de ses lèvres. Des mèches frisées tombaient devant son front, et les traits de son visage étaient plissés sous l'inquiétude. Quand il agissait comme ça, je regrettais de ne pas être son amie. En tant que Serenity, bien sûr. Je regrettais de ne pas être celle pour qui il s'inquiétait tant, celle qu'il taquinait et qu'il rassurait. Parfois, il m'arrivait d'être jalouse de Sarah. Jusqu'à ce que je me rappelle que Sarah, maintenant, c'était moi.

- Il était tard dans la nuit, je veux dire, vraiment tard.

Je levai les yeux vers lui, soudain arrachée à ma rêverie. Shade ne me regardait pas, ses yeux s'étaient perdus derrière la fenêtre, et sa main droite s'était agrippée au dossier de la chaise en face de lui.

- Je me rappelle m'être dit « Mais il faut être fou pour sonner chez les gens à cette heure-ci ! ». Mais j'ai ouvert quand même. Au fond de moi, je l'avais senti. Je veux dire, je savais, dès le premier coup sur la porte, que c'était toi. Et j'avais raison. J'ai ouvert, et j'ai vu cette espèce de petit chat perdu aux grands yeux apeurés sur le pas de ma porte. Je t'ai laissée entrer, sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller les autres, et j'ai attendu des explications. Tu n'as jamais rien dit. Tu m'as juste fixé en silence. Tu sais, t'en fais souvent des conneries Sarah, mais tu ne m'as jamais fait aussi peur que cette fois-là. Je n'oublierai jamais cette nuit.

Il sourit, mais cette tentative de bonne humeur ne fit que me briser le cœur. L'air était devenu du plomb. Le poids des erreurs de Sarah pesait sur mes épaules, et sur celles de Shade aussi. Il s'assit et plongea son regard vert dans le mien. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais un profond trouble me gagna. Mes pensées s'embrouillèrent. Je ne savais plus vraiment qui était Shade. Ce garçon agaçant ou l'homme qui prenait soin de moi. Je fus obligée de baisser la tête.

- On s'est assis sur le canapé. Ca se voyait que tu étais effrayée par quelque chose. Ma Sarah si bavarde avait perdu ses mots. Je t'ai servi une tasse de lait chaud, et enroulé une couverture autours de toi car tu tremblais. Les espèces de petits sursauts qui te prenaient étaient les seuls mouvements que tu effectuais. Je me suis assis à tes côtés. J'ai attendu. Puis, soudainement, tu t'es mise à pleurer. Enfin, le terme exact aurait été, tu t'es vidée de toutes l'eau de ton corps. Je ne t'avais jamais vu pleurer comme ça. Je t'ai prise dans mes bras, t'ai demandé ce qu'il s'était passé. Tu n'as rien répondu. Je te disais « s'il te plait, dis-moi ! » mais tout ce que tu répétais c'était « je suis désolée Shade, je t'aime beaucoup tu sais. ». Je t'ai suppliée, Sarah, de me dire la vérité, parce que je savais qu'il s'était passé quelque chose de grave. Je t'ai suppliée. Mais tu n'as jamais rien dit. Alors maintenant, je te le demande pour la dernière fois, que s'est-il passé cette nuit-là ?

Je le fixai en gardant le silence. J'aurais voulu les donner des réponses, mais je ne pouvais tout simplement ça. Soudainement, j'eus envie de pleurer. Sûrement mon côté Serenity qui commençait à prendre le dessus. Je retins mes larmes en soutenant son regard. Ses yeux se transformèrent en deux pierres froides. Ils me transpercèrent, m'écorchèrent et me regardèrent me vider de mon sang.

Il prit une grande inspiration, recula sa chaise puis se leva.

- Tu sais, Sarah, tu crois que rester muette permet de protéger les autres. Mais tu te trompes. Ton silence nous détruit.

Après ce sermon de la part de ce cher et déprimant Shade, il n'était pas étonnant que le lendemain matin, j'étais salement amochée. J'avais peiné à trouver le sommeil, et les cernes qui s'étendaient sous mes yeux le prouvait parfaitement. De plus, si on faisait abstraction de mon physique pitoyable, mon moral avait pris un sacré coup. C'est tout naturellement que je retrouvais Baudelaire au bar. A force de noyer mes angoisses dans des verres ambrés, j'avais peur de devenir alcoolique. Au point où j'en étais, il ne manquait plus que ça. Où était passé la Serenity si sage et paisible ? Elle était morte et enterrée, j'en avais la certitude. En tout cas, ce n'était pas cette âme perdue qui hantait le corps d'une dénommée Sarah.

- Tu vas finir comme moi. Faut pas.

Des fois, Baudelaire me faisait vraiment peur. Je me demandais presque s'il n'était pas un esprit, comme moi. Malgré toute l'affection que je lui portais, me trouver des points communs avec lui me plongeait dans une sorte de terreur froide. Les paroles qu'il venait de prononcer d'une voix fantomatique présageaient peut-être ce qui allait vraiment m'arriver. Cette perspective glaçait chacun de mes os.

Aussi, quand le serveur arriva vers moi, je commandais une menthe à l'eau, manière futile de me réfugier dans une consommation éphémère qui grignotera mes maigres revenus.

Il avait beau être le matin, Baudelaire était déjà complètement ivre. Chancelant, il pivota sur son tabouret pour se tourner vers-moi. Les yeux mi-clos, la tête pantelante, il me dit :

- Sarah, tu es un ange, mais on t'a coupé les ailes. Il faut apprendre à voler sans, voler sans, viou !

Il imita des ailes avec ses mains rouges.

- Ne lai... ne laisse personne te dire que tu peux pas voler. On peut voler sans ailes. Si j'l'avais su, j'peux te dire que je serais pas là, à croupir ici. Les vers mangeront bientôt ma chair et je serais toujours là, sur ce fichu tabouret !

Il bascula en arrière et je le rattrapai à temps pour qu'il ne s'éclate pas le crâne par terre.

- Les vers, tu te rends compte, les vers !

Et il éclata d'un rire gigantesque et monstrueux qui résonna dans mes entrailles. C'est là que je réalisai que ce pauvre homme était aussi mort que moi. Il n'avait plus aucune chance pour que la vie lui revienne. Son enfer était ce bar, avec ces gens qui rient trop fort et ses vieux tabourets qui craquent.

Tout ça devint beaucoup trop lourd pour moi. Le mal-être de cet homme pesait sur mes épaules et me procurait un sentiment des plus désagréable : la compassion. Je me débarrassai de ce poids en m'échappant à la vue d'Elias. C'était égoïste de ma part, mais j'estimais avoir assez de problèmes pour pourvoir m'abstenir d'écouter les plaintes de cet affectueux ivrogne.

Elias était passé devant le bar puis avait continué sa route. Je sortis avec un plan dans la tête : le suivre puis lui tomber dessus comme s'il s'agissait d'un parfait hasard. Malheureusement, je n'eus pas le temps de mettre mon plan à exécution. Quelques mètres plus tard, Elias s'arrêta devant un café. Une serveuse qui se trouvait en terrasse posa son plateau sur une des tables et courut jusqu'à lui. Elle enroula ses bras autours de sa nuque et l'embrassa.

Cachée derrière un poteau, j'assistai à leur amour qui m'étais inaccessible. Le cœur brisé, je fis demi-tour. Je comptais rentrer à l'appartement, tanière protectrice, maintenant que j'avais vu à quel point le monde était triste, mais une rencontre m'en empêcha. Zéphyr, bras croisés, sourcils froncés, se tenait devant moi. Il ne ressemblait plus à la présence amicale et rafraîchissante que je connaissais.

- Il faut qu'on termine notre discussion téléphonique. Déclara-t-il sèchement.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top