12. Le vent te portera
La semaine qui suivit le départ de Shade fut très étrange. Je ne reçus aucun signe de vie de sa part, et je préférais ainsi. Après la trouvaille de son tee-shirt, je n'avais pas cherché à creuser plus profondément cette histoire, de peur de trouver quelque chose qui risquait de me déplaire. Après tout, si on évitait de compter Baudelaire qui n'était qu'un pauvre ivrogne à qui je me confiais, il était mon seul ami. Savoir que Shade était potentiellement un garçon dangereux me terrifiait. Je préférais penser qu'il avait trouvé l'argent à la suite d'une bagarre plutôt que découvrir qu'il était mêlé à des histoires bien plus sombres. D'ailleurs, j'avais utilisé l'argent pour payer mes factures, même si je pensais qu'il était sale. Je me justifiais en me disant que c'était comme ça qu'on s'en sortait dans le Red District, le quartier à la couleur du sang. De nouveau seule dans la vie de Sarah, j'étais à la recherche de quelque chose ou plutôt quelqu'un qu'un à qui me raccrocher. Malheureusement, j'étais bel et bien seule. J'avais fait des recherches concernant ma famille, mais tout ce que j'avais trouvé était un article disant que ma mère, Cassandra, était en prison à cause de détournement d'argent. Voilà qui expliquait pourquoi elle n'avait pas cherché à prendre de mes nouvelles. Elle n'en avait tout simplement pas eu le moyen. Le rêve que j'avais fait une semaine plutôt prenait sens. A cause des dettes du père de Sarah, Cassandra avait dû se battre pour trouver de l'argent pour vivre. Mais cela n'avait pas suffi, alors elle avait employé les grands moyens. Elle a vendu sa belle maison pour échouer dans le Red District, et s'était embarquée dans des histoires malhonnêtes. L'année dernière, quand Sarah avait 18 ans, elle s'est fait prendre la main dans le sac et a été condamnée.
Cela me rendait triste. Non pas parce que ma mère ne pouvait pas être à mes côtés, mais parce que maintenant, je me souvenais de Cassandra. Pas à travers les yeux de Sarah, mais à travers les souvenirs de Serenity.
Quand j'étais petite, on parlait déjà du père de Sarah. De vilaines rumeurs couraient à son sujet et alimentaient les conversations des dames des beaux quartiers qui s'ennuyaient. Puis, on avait appris sa mort et tout le monde avait compati pour Cassandra. Je me souvenais même que ma mère s'était rendue à l'enterrement pour la soutenir. Puis, elle quitta le Blue District et toutes les femmes qui autrefois lui offrait le thé lui tournèrent le dos. On disait du mal d'elle, on la jugeait et méprisait. On disait d'elle que ce n'était pas une honnête femme et qu'il ne fallait pas la fréquenter.
C'était ça, qui serrait mon cœur. Parce que je savais que Cassandra était seulement une pauvre femme sur qui était tombé un grand malheur et qui tentait de s'en sortir, comme tout le monde. Non, elle n'était pas la voleuse, menteuse et manipulatrice qu'on disait, c'était juste une femme ordinaire avec une vie qui l'était un peu moins.
Mes yeux me piquèrent et ma gorge se serra. Heureusement pour moi, une alarme que j'avais mise sur mon téléphone me ramena à la réalité. Avant de partir, Shade m'avait laissé un dernier service. Deux jours après son départ, j'avais reçu un appel de l'école Devon School demandant mes services de couturières. Shade leur avait forcément parlé de moi et poussé à m'embaucher, preuve que malgré son départ, il continuait de s'occuper de moi. Parfois, je culpabilisais à cause de la manière dont je l'avais traité et des conditions dans lesquelles nous nous étions quittés. Puis je me rappelais qu'il faisait tout ça pour Sarah, et non moi, Serenity, et ça m'aidait à aller mieux. Je me plaçai devant le miroir et ajustai ma veste noire. J'avais choisi ma tenue la plus correcte et avait strictement attaché mes cheveux en une petite queue de cheval afin de faire la meilleure impression possible. J'avais plus que tout besoin de ce travail. A cause de mes factures en retard, au bout d'une semaine, il ne me restait presque plus rien pour vivre. Avec un peu de chance, je pourrais expliquer la situation et demander une avance.
Je dû prendre le métro pour me rendre jusque l'école. J'étais étonnée de savoir que l'école de la petite sœur de Shade se trouvait dans le Blue District. Je l'imaginais parfaitement en grand frère se battant pour que sa sœur ait la meilleure éducation possible. Mon ventre se tordit. Je chassai immédiatement Shade de mes pensées pour me concentrer sur mon but de la journée : mon travail. Je sortis du métro et marchai en direction de la Devon School. Plus je me rapprochai et plus mon malaise grandissait. J'allais passer mon premier entretien d'embauche. Arrivée devant les grilles de l'école, mes mains s'étaient transformées en véritables fontaines tant elles étaient moites. J'inspirai un grand coup, pris mon courage à deux mains et appuyai sur l'interphone. Une femme d'une quarantaine d'année, aux petites lunettes rectangulaires et l'air blasé vint m'ouvrir.
- Vous êtes Sarah Orwell ? fit-elle d'une voix dénuée de toute émotion.
- Oui, madame.
Elle me jeta un regard en coin et ferma la grille derrière moi.
- Suivez-moi.
Elle tapa un code et nous entrâmes dans l'enceinte de l'école. La sécurité avait doublé depuis que les attentats s'étaient multipliés. Je pouvais voir des caméras de surveillance à chaque recoin.
- Etes-vous qualifiée pour ce travail ?
- Oui, je le pense.
- Savez-vous faire des costumes ?
Elle me guida à travers les couloirs recouverts de dessins d'enfants.
- Oui, c'est même ma spécialité.
- Avez-vous envie de tuer des enfants ?
Je fronçai les sourcils sans comprendre.
- Euh... non.
Elle arrêta de me tourner le dos et s'arrêta de marcher. L'ombre d'un sourire apparut sur son visage.
- Très bien ! Vous êtes prises ! Remplissez ses papiers et venez demain à 18 heures pour prendre les mesures des enfants.
Sur-ce, elle mit dans mes mains un dossier. Je restai figée, étonnée de l'étrange tournure que prenait les choses. J'avais imaginé quelque chose de plus formel, mais cette femme avait sûrement juste envie d'en finir. Je remplis le dossier et quittai cette femme désagréable. Une fois dehors, je pris une grande bouffée d'air frais. Savoir que j'avais un travail m'ôtais un poids considérable, bien que je ne savais pas ce que j'allais manger ce soir. De bonne humeur, je repris ma route, quand je crus entendre mon nom. Je n'y fis pas attention, mais les appels se firent plus clairs.
- Sarah ! Sarah ! Attends !
Je fis volte-face, et mon cœur fit un bond. Zéphyr. Mon ami. L'espace d'un instant, le sang me monta aux joues et je me mis à ressentir une joie immense. Cela me faisait tant de bien de la voir, il m'avait tant manqué !
Puis je me rappelai qu'il n'était pas mon ami. Il était l'ami de Sarah, et il n'avait même pas bougé le petit doigt pour lui rendre visite. Il avait abandonné Sarah, et moi aussi. Je fus prise d'envie de lui tourner le dos et de continuer mon chemin, mais mes pieds restèrent collés au goudron et je fixai cet inconnu que je connaissais par cœur. Je regardai sa petite bouille d'ange se rapprocher de moi. Zéphyr c'était la beauté, la délicatesse. Les traits de son visage étaient très fins, voir féminins. Son corps était long et élancé. Ses cheveux bruns brillaient, ses joues rondes étaient roses et ses yeux bleus d'enfants étaient sans cesse étonnés. C'était un garçon qui prenait soin de lui, et ça se voyait. Quand je cessai de l'observer, il était trop tard pour que je m'échappe.
- Sarah ! s'exclama-t-il en me prenant dans ses bras.
Je n'eus pas le cœur de me défaire de son étreinte. J'avais besoin de ça. J'avais besoin de sentir que quelqu'un tenait à moi, que tout n'était pas perdu, que je pouvais encore m'accrocher.
- J'ai pleins de choses à te raconter, et toi aussi, tu dois en avoir.
Il se détacha de moi, en gardant seulement ses mains posées sur mes épaules. Il plongea ses yeux candides dans les miens.
- Laisse-moi te payer un café.
J'acceptai volontiers, surtout parce que j'avais faim. Il nous trouva sans aucun problèmes un café agréable et cosy pour nous réchauffer. Zéphyr connaissait le Blue District comme sa poche. Nous nous assîmes l'un en face de l'autre. Zéphyr, quand il parlait, il avait l'air superficiel, mais il était tout sauf ça. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce garçon étrange. Il avait de nombreux piercings, au moins 4 sur les oreilles, un sur la lèvre inférieure et un à la narine. Ses parents avaient failli le tuer pour ça, mais il s'en moquait, lui, ça lui plaisait. Il choisissait sans cesse le conflit avec sa famille. Les Blackwood était une des familles les plus riches de toute la ville. Ils avaient 5 enfants, dont Zéphyr, le troisième. Vous savez, certains disent que dans une famille, il y a toujours un bancal, quelqu'un qui ne tient pas le coup comme tout le monde, qui est toujours un peu à la dérive. Le bancal, chez les Blackwood, c'était Zéphyr. A vrai dire, ils n'avaient rien avoir avec eux. Il n'aimait pas la politesse hypocrite, l'argent, les mondanités et le polo (sport que tous les garçons de sa famille pratiquaient). C'est pourquoi il faisait tout pour se détacher de ceux qui partageaient son sang. Il se donnait un mauvais genre, enchainait les fugues, bâclait ses études et trainait avec les « voyous du Red District ».
Il croisa ses mains et prit un air sérieux.
- Sarah... commença-t-il.
Il cherchait ses mots. Il devait sûrement ressentir l'animosité que j'avais à l'égard de notre rencontre. Il baissa les yeux, et je ne pus m'empêcher de le trouver mignon.
- Tu sais, il s'est passé plein de choses, avant et après ton accident...
Son ton était coupable, je sentais que ma colère était en train de flancher.
- Moi, je n'étais pas au courant tout de suite. C'est pour ça que je ne suis pas venu. Et puis tu sais, avec tous les tensions qu'il y avait... Nick ne voulait pas que j'aille te voir. D'ailleurs, il ne veut toujours pas, mais ici, on ne risque pas de le croiser.
Nick ne voulait pas qu'il me voit ? Encore une fois, je ne savais pas de quelles tensions il parlait, mais je savais que c'était sérieux. Et une de mes plus inébranlable certitude était que je détestais plus que tout mon ex, Nick.
Je m'appuyai contre le dossier de ma chaise.
- Et alors ? A ce que je sache, tu as encore un libre arbitre. Ne serait-ce qu'un petit message ne t'aurait pas tué.
Il se décomposa.
- Je sais bien, je te demande pardon Sarah. Mais Nick... Il ne voulait vraiment pas qu'on se parle.
- Nick par-ci, Nick par là. Arrête de te cacher derrière lui, tu n'es plus un gamin.
Je ne savais pas d'où sortait ces mots violents ni toute cette agressivité. Après tout, c'était la première fois que je voyais ce garçon. Des fois, j'avais l'impression que le côté Sarah qu'il y avait en moi prenait tout le contrôle. Et ça me faisait peur.
- Sarah, tu es ma meilleure amie, et je tiens énormément à toi. Mais Nick... Nick c'est Nick, je ne peux pas me disputer avec lui. Sa voix se brisa à la fin de sa phrase. Et puis, je savais que tu es plus intelligente que lui, toi, tu me pardonneras.
Il tenta un pauvre sourire. Et c'est là que je compris, que la vérité m'apparut comme une évidence. Nick avait une véritable emprise sur Zéphyr. Et ça, c'était parce qu'il ressentait beaucoup plus que de l'amitié pour lui. Zéphyr avait raison. Je comprenais, et à ses mots mon animosité s'évapora. On se regarda, et il y eut un instant de silence où les non-dits flottèrent dans l'atmosphère, si lourds qu'ils en étaient presque palpables. Il se racla la gorge.
- Et toi, comment tu vas ?
Je trouvai ça choquant qu'il adresse un simple « comment tu vas ? » à sa meilleure amie qui avait fait une tentative de suicide. Plus le temps passait, et plus je me disais que les gens du Red District n'étaient pas comme nous, les habitants du Blue District. Ils semblaient inébranlables, comme si seul un tsunami aurait pu légèrement les secouer.
Je me concentrai sur ma tasse.
- C'est une longue histoire, puis, c'est compliqué.
D'autant plus qu'il me manquait sûrement plus de la moitié de l'histoire. Pour éviter des questions auxquelles je risquerais de ne pas pouvoir répondre, je détournai la conversation vers un autre sujet. Si Zéphyr était un peu intelligent, il comprendrait que je ne voulais pas parler de ça.
- Au fait, tu as des nouvelles de Shade ? Ca fait longtemps que je ne l'ai pas vu, et disons que nous ne nous sommes pas quittés en de très bons termes.
Le regard azur de Zéphyr s'assombrit.
- Il souffre tu sais.
Il prit une gorgé de son café, et plongea de nouveau son regard accusateur dans le mien.
- Tu le fais souffrir. Le fait que tu ais essayé de mettre fin à ta vie lui a fait très mal. Fier comme il est, il ne te le montre sûrement pas, mais je sais qu'il traverse une mauvaise passe. Tu connais Shade, il veut toujours aider tout le monde, tout porter sur ses épaules. Il pense qu'il n'a pas été à la hauteur, qu'il a failli à son rôle de protecteur. Il s'en veut, il pense qu'il n'a pas été là pour toi, qu'il aurait dû voir que tu allais mal. C'est pour ça qu'il a été aussi présent auprès de toi, il a l'impression qu'il doit se racheter.
Chaque mot de Zéphyr serra un peu plus mon cœur. Ce serait tellement plus simple de détester Shade s'il n'était pas aussi gentil !
- Mais il n'a absolument pas à se racheter ! Ce n'est pas de sa faute !
Je me retins de dire que c'était celle de Nick. Surtout que je n'avais aucune preuve que cela soit vrai.
Il leva les yeux au ciel.
- Je sais bien, mais dis-lui toi, moi, quand je lui dis, il ne m'écoute pas.
Paisiblement, il trempa de nouveau ses lèvres dans le café, comme si nous avions une conversation absolument agréable et simple.
- Tu crois que je devrais le voir maintenant ? Qu'on s'explique ?
Il faillit s'étrangler avec son café.
- Surtout pas ! Tu es folle !
Je me ratatinai contre mon siège.
- Ne vas pas le voir tout de suite, il est bien trop en colère contre toi. Il était déjà en colère que tu ais voulu l'abandonner en avalant une tonne de somnifère, et après le scandale que tu lui as fait... Il est vraiment hors de lui. Donne-lui un peu de temps pour se calmer, si tu veux mon avis. C'est Shade, il reviendra vers toi de lui-même avec un grand sourire, comme d'habitude.
Alors comme ça, il était au courant pour notre dispute. Je ne dis rien, de peur de me faire gronder une nouvelle fois. De toute façon, Zéphyr n'avait pas besoin de mes répliques pour mener une conversation.
- Je ne sais pas ce qui te pousse à te méfier autant Sarah, mais il n'avait rien fait. Cet argent, il l'a gagné en vendant des pièces de voitures détachées.
Je me retins de lui demander s'il avait trouvé comme par magie des pièces de voitures pour éviter un « scandale », comme disait Zéphyr. Il posa sa main sur la mienne.
- Bref, nous ne sommes pas ici pour parler de ça. L'important est que tu sois de retour.
Il me lança un regard étrange, que je n'arrivai pas à comprendre. Etait-il rassurant ou menaçant ? A vrai dire, je ne savais pas.
- Tu as cru que tu allais nous échapper Sarah, mais on ne te laissera pas filer une nouvelle fois. Je ne te lâcherai plus, d'accord ?
- Euh, oui ?
Il recula et sourit.
- Ma précieuse Sarah est de retour.
La phrase énigmatique de Zéphyr me resta longtemps en tête. Dans le métro, tandis que je rentrais chez moi, ses mots résonnaient encore dans mes oreilles. Pouvais-je compter auprès de moi un nouvel allié ? J'en doutais fortement. Zéphyr, du temps où Sarah était Sarah, était son meilleur ami, mais je n'étais pas sûre de pouvoir lui accorder ma confiance. Après tout, il était du côté de Nick.
Dans mon esprit, tout était simple : le monde était divisé en deux parties, ceux qui étaient avec Nick, et ceux qui étaient avec moi.
Je me méfiais de ceux qui n'étaient pas dans mon camp, même les plus gentils.
J'arrivai chez moi, exténuée par cette journée trop riche en émotion. Si seulement j'avais été préparée à ça ! Mais ce n'était pas la monotone vie de Serenity qui allait m'apprendre à gérer des problèmes plus gros que : mon jean préféré est troué.
Je fis bouillir de l'eau et me fis des pâtes. C'était, après tout ce temps, tout ce que je pouvais m'offrir.
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