10. Plongés dans le noir
- Il faut absolument que je te raconte un truc ! Tu m'avais dit qu'il ne se passait rien dans ta vie, espèce de petite menteuse !
La voix haut-perchée de Queen m'agaçait déjà alors que cela ne faisait même pas une minute que j'avais fait l'erreur de l'appeler. Je levai les yeux au ciel.
- Vas-y, je t'écoute. Soupirai-je.
J'étais prête à affronter son blabla de princesse voleuse. Toujours en pyjama, je faisais les cents pas dans le salon. C'était une manie que j'avais, de bouger quand j'étais au téléphone. Shade, sur le pas de la porte, me demanda avec qui j'étais à l'appareil. J'hochai la tête négativement pour lui faire comprendre que c'était quelqu'un qu'il ne connaissait pas, puis il quitta l'appartement. Cela faisait une semaine qu'il était revenu, et je trouvais son comportement bizarre. Il était distant, partait tôt le matin pour rentrer tard le soir. Sans oublier ses petites escapades nocturnes qu'il pensait que j'ignorais. Il était tellement absent que l'on n'avait pas le temps de se disputer, preuve qu'il y avait décidemment quelque chose qui clochait.
- Bah, ça fait plaisir de voir que tu m'écoutes. Soupira la diva. Surtout que c'est super important.
Je me frottai les tempes, sentant la migraine venir grâce à Queen qui parlait au téléphone sans que je lui prête la moindre attention.
- Excuse-moi, j'avais la tête ailleurs. Est-ce que tu peux répéter s'il te plait ?
- Très bien, je reprends depuis le début. Comme tu le sais, le week-end dernier, c'était l'anniversaire de Julie. Elle avait donc décidé d'organiser une soirée sur la plage. Evidemment, comme quasiment tous ses amis sont profondément barbants, j'ai commencé à m'ennuyer. Et devine qui est venu me parler ?
- Non je ne devine pas.
- Elias ! lâcha-t-elle, complètement hystérique.
A l'entente de ce prénom, mon intérêt commença à se porter sur elle, et non la petite tâche marron qu'il y avait sur le mur et qui m'obsédait.
- Et donc ? fis-je, en mimant l'indifférence, bien que je rêvasse d'entendre la suite.
- Lui aussi s'ennuyait, tu vois. On est un peu pareil, lui et moi. Très mature et perspicace. Bref, il vient me voir, parce qu'il reconnait en moi la fille parfaite avec qui passer la soirée. Il commence à me parler, en mode super mignon tu vois. Il me dit des trucs sur ses études, puis il complimente ma robe et mes cheveux.
Je me mets à rougir à l'idée qu'il ait pu trouver Serenity jolie. Mais je ne sais pas si c'est de joie ou de jalousie. N'oublions pas qu'il s'agit de mon Elias.
- Et comme les autres nous saoulent un peu, il me propose de se balader sur la plage. Moi, bien sûr, j'accepte. C'était tellement romantique... Si seulement tu avais pu être là pour voir la scène.
- Ou si seulement j'avais pu être MOI pour VIVRE la scène.
Ne prenant pas en compte ma remarque, sans doute perdue dans sa rêverie amoureuse, elle reprit :
- C'était parfait... Il est si mignon, si intelligent, si beau ! Bref, on marche pendant super longtemps. Puis, comme on est bien à deux, comme sur un petit nuage, on ne remarque pas le temps qui passe. Mais au bout d'un moment, comme je me rends compte qu'on a beaucoup marché, je lui tire la manche et fais « On devrait rentrer, non ? » Il sourit et me dit « Oui excuse-moi, je ne m'étais pas rendu compte qu'on était allé si loin. ». Donc on fait demi-tour, et là, qu'est-ce qu'on voit ?
- Pas la peine de jouer aux devinettes, tu peux continuer ton histoire.
- De l'eau ! De l'eau partout ! Comme on avait marché longtemps, la marée était montée et nous étions coincés ! Heureusement pour nous, il y avait certains endroits où l'eau n'était pas trop profonde, alors on a pu rentrer. Seulement j'étais complètement trempée, et lui aussi. Il m'a dit qu'il avait ses affaires de sport dans la voiture. J'ai pensé qu'il allait les garder pour lui, et bien non ! Il me les a passé et je me suis changée de sa voiture. C'était TROP bien ! J'étais folle !
La chanceuse ! J'avais envie de l'étriper. Pourquoi il lui arrivait le genre de chose qui se passe dans les films et pas moi ? Même avec ma nouvelle vie de Sarah, elle réussissait, en étant Serenity, à avoir une vie plus palpitante que moi ! Quelle injustice !
Bien sûr, je ne pouvais pas lui faire part de ce que je ressentais vraiment.
- Super... raillai-je. Je suis heureuse que tu te sois crue dans un shojo tout niais.
- Ne sois pas jalouse Serenity, à toi aussi, ça arrivera un jour. Fit-elle d'un ton repli de condescendance.
Je regardai autours de moi pour vérifier que l'appartement soit bien vide.
- Ah, mais je ne suis pas jalouse du tout, au contraire ! mentis-je. Puisque tu connais Sarah, tu dois te souvenir de Shade.
- Bien sûr que je me souviens de lui ! Je n'oublie jamais le nom d'un beau gosse musclé.
- Figure-toi qu'il vit chez moi, et qu'il est au petit soin. Il exauce le moindre de mes désirs, et j'en profite. On s'est vachement rapproché, il y a beaucoup plus que de l'amitié entre nous. Je peux te dire que c'est chaud. Ah, attends, je crois qu'il vient de finir de faire couler le bain. Désolée, je dois te laisser, je vais le rejoindre. Bisous Queen, bonne chance avec Elias ! J'espère que la prochaine fois, il te prendra la main, et que la fois d'après, ce sera gagné, il te fera un bisou sur la joue !
Elle ne répondit rien, j'avais enfin réussi à clouer le bec de cette pimbêche. Je raccrochai avec un grand sourire satisfait. J'étais plutôt fière de mon mensonge, bien que j'ignorais où j'avais trouvé autant d'inspiration. De toute façon, elle ne pourrait pas vérifier, alors autant en profiter. La journée commençait bien, malgré une petite aiguille de jalousie qui venait pincer mon cœur. Je me préparai en essayant le plus possible de ressembler à Sarah, puis sortis de l'appartement. Ce matin, en me quittant, Shade m'avait fait une petite remarque : « Sérieux Sarah, ça fait combien de temps que tu n'es pas allée récupérer le courrier ? Il y a tellement de lettres et de papier là-dedans que ça dépasse. » J'avais donc décidé d'aller enfin récupérer mon courrier dans l'espoir qu'il m'apporte quelques informations. A vrai dire, j'avais du mal à avaler le fait que Sarah se soit suicidée. Dans mes souvenirs, elle semblait forte et sûre d'elle, du genre qui se plie sans jamais se casser. J'avais donc décidé d'enquêter un peu sur sa mort. Mes doigts longs et fins jouaient avec la clef de la boîte aux lettres. J'aimais bien les mains de Sarah, longues, délicates, artistiques. Elles se démarquaient des mains maladroites de Serenity, qui ne cessaient d'entrainer des catastrophes autours d'elle. Plus le temps passait, et plus je prenais conscience de mon nouveau corps. Je le contrôlais de mieux en mieux et je perdais l'impression d'être une âme jetée dans une peau trop grande pour elle. J'arrivai enfin à la fin des escaliers. Quelques pas suffirent pour m'amener devant une ribambelle de boîte aux lettres alignées. Je cherchai des yeux la mienne. Après une fine recherche, je la trouvai enfin. L'étiquette de papier collée dessus était abimée et à moitié décollée. J'essayai de l'aplatir du mieux que je pus puis enfonçai la clef dans la serrure. Un énorme paquet de papier tomba à mes pieds. Shade ne mentait pas quand il disait qu'une masse énorme de paperasse s'entassait ici. Je ramassai l'énorme tas et le portai jusqu'à mon appartement du mieux que mes bras maigres le permettaient. J'ouvris la porte, la poussait avec ma hanche et laissai tomber le tas sur la table du salon. De la poussière se souleva et me fit tousser.
- Mon dieu, mais ça fait une éternité qu'elle ne lit plus ses lettres. Soupirai-je.
Se pouvait-il qu'elle ne vivait plus chez elle lorsque le drame s'était produit, mais chez Nick ? J'essayai de me creuser la mémoire pour savoir si, lorsque je lui avais volé son corps, était-ce devant son appartement ? Il me fut impossible de me rappeler, tous mes souvenirs étaient flous. Néanmoins, ce lieu ne me semblait pas du tout familier. Quand j'étais revenue de l'hôpital avec Shade, il me semblait avoir découvert cet endroit. Je souris. Je sentais que j'étais sur la bonne piste. Je regardai l'énorme tas de papier qui gisait devant moi. Cela me prendrait toute une vie pour les inspecter tous. Je fis donc un tric rapide. La plupart des enveloppes étaient des pubs ou des factures. Je ne m'en souciai pas et les jetai à la poubelle sous même les ouvrir. Il y avait aussi deux numéros d'un magazine de musique auquel elle devait être abonnée. Soudain, tandis que je soulevais enveloppe sur enveloppe, une attira mon attention. Cela venait visiblement d'un magasin de fil et de boutons. Intriguée, je l'ouvris afin de voir ce qu'elle contenait. Ce n'était pas de bonnes nouvelles. D'après la lettre, Sarah avait manqué de nombreux jours le travail, sans donner aucune excuse. La patronne, bien que satisfaite de mon travail, avait été obligée de me renvoyer. Ce n'était pas une lettre officielle, c'était juste pour m'informer. D'ailleurs, la lettre se terminait ainsi :
Mademoiselle Sarah, je m'inquiète pour vous. Je vous connais depuis longtemps et vous avez toujours été assidue dans votre travail. Il y a-t-il un problème ? Si c'est le cas, nous pourrions peut-être en parler. Vous êtes une bonne vendeuse et une bonne couturière, avec des explications, peut-être pourriez-vous regagner votre emploi.
Madame Motte.
Je souris. Je me rappelai très bien de madame Motte. C'était une vieille femme adorable, pour qui son magasin comptait plus que tout et qui avait toujours un pot de bonbons pour les enfants. Elle s'entendait très bien avec Sarah. Savoir qu'elle avait encore perdu quelque chose auquel elle tenait m'attrista.
Je ne me rendis compte que bien plus tard ce que signifiais cette lettre. J'étais sans emploi. Habituée à ma vie du Blue District, je ne m'étais pas rendue compte que je vivais sans aucuns revenus. Maintenant que j'y réfléchissais, je me demandai comment j'avais pu faire jusqu'ici sans rémunérations. Pire que tout, Sarah n'avait pas de famille. Quand j'étais Serenity, je vivais tranquillement à la charge de mes parents. Mais Sarah ? Son métier était sûrement ce qui lui permettait de vivre. Et elle l'avait perdu. Elle avait perdu la seule chose qui lui apportait de l'argent. Je m'écroulai sur le canapé. Comment j'allais faire ? J'étais pauvre ! Pauvre ! Je me redressai subitement, et posai mes deux mains contre mes joues. J'étais pauvre. C'était la pire chose qui puisse m'arriver. Qu'allais-je devenir avec une vie pareille ? Je n'avais jamais été confrontée à ce genre de problèmes. Peut-être devrais-je chercher dans le journal des annonces pour un petit boulot. Mais en quoi étais-je compétente ? Je m'écroulai de nouveau sur le canapé, avachie par le poids de mes problèmes. Je me redressai alors, frappée par une idée. Madame Motte disait pouvoir accepter de me reprendre ! Il fallait que je tente ma chance. Tout n'était pas encore perdu !
« Je suis désolée, Sarah. Malgré toute l'affection que j'ai pour toi, je ne peux pas te reprendre. Trop de temps s'est écoulé. C'est trop tard, maintenant. ». Voilà ce que m'avais dit, mot pour mot, madame Motte, avec ses lèvres pincées et ses yeux larmoyants de vieille femme. Mes pieds avaient retrouvé avec difficulté le chemin de sa boutique, en vain. J'avais eu beau bafouiller des excuses, parler de mon suicide et de mes problèmes d'argent, rien n'avait pu changer l'avis de ma patronne. J'avais été remplacée. Suivie par un silence assourdissant, je faisais le chemin retour jusque chez moi. Les mots de cette femme restaient collés à mon dos et me forçaient à avancer la tête baissée. C'était comme si l'univers entier me criait que mon tour était passé, que Sarah et moi étions morte et que cela ne servait à rien de s'efforcer de vivre encore et encore. C'était comme si plus personne ne pouvait sauver Sarah de son mal-être et de sa vie désaxée. Pas même moi.
Arrivée dans mon appartement désespérément vide, je ressentis le besoin de me remonter le moral, de trouver quelque chose auquel m'accrocher pour que je ne perde pas courage. Machinalement, je me mis à tripoter le cristal qui pendait à mon cou. Le cadeau de Shade ne me quittait plus depuis que je l'avais retrouvé. Quand je le portais, j'avais l'impression d'être Sarah. Et si j'étais Sarah, je pourrais peut-être la comprendre et recoller les morceaux cassés, faire quelque chose de sa vie. Mes pas me guidèrent jusqu'à la salle de bain. Je laissai tomber mes habits sur le carrelage froid sans prendre la peine de les ramasser, et me glissai sous la douche. L'eau brûlante ruissela le long de ma peau pâle, je fermai les yeux et je pus enfin me détendre. La chaleur environnante me rappelait que j'étais toujours vivante, même si je n'étais plus Serenity, cette fille aux mains maladroites, mate de peau et au grand sourire. J'étais toujours vivante et c'est ça qui comptait. Je coupai l'eau pour attraper un shampoing spécial pour les cheveux teints. Ca me faisait toujours bizarre de laver les cheveux courts de Sarah, moi qui les avais si long. Parfois, ma main continuait dans le vide, comme caressant mes cheveux fantômes. Je me mis à chantonner et me dis que ce n'était pas si grave, si je n'avais pas de travail. La vie n'était pas un drame. J'allais trouver une solution. Si ma mort m'avait appris quelque chose, c'était que la vie ne tenait qu'à un fil. On lui donnait beaucoup trop d'importance, à cette vie absurde. On devrait vivre comme on le sent avant que la mort nous rattrape, plutôt que de soucier de choses qui ne sont pas aussi importantes qu'on ne le pense.
Les cheveux tous mousseux de shampoings, je me penchai pour allumer l'eau quand soudain, les lumières s'éteignirent, plongeant la pièce dans l'obscurité la plus totale. Je me dis que l'ampoule avait dû griller, et sans plus me soucier de mes cheveux, je sortis de la douche. Je m'enroulai dans une serviette et trouvai à tâtons l'interrupteur. Je l'actionnai sans obtenir le moindre résultat. Je soupirai. Dans cette vie, on ne pouvait même pas prendre une douche tranquillement. Lassée, je sortis de la salle de bain. Le couloir était lui aussi plongé dans le noir, comme le reste de l'appartement. Je commençais à me sentir inquiète. Je n'aimais pas trop l'idée d'être seule dans un appartement obscur. Parfois, dans la maison du Blue District, il arrivait que les plombs sautent et que nous nous retrouvions sans lumière. C'était toujours mon père qui réglait le problème, et en peu de temps, nous étions de nouveau éclairés. Sauf que dans cet appartement, je ne savais pas du tout comment faire pour retrouver la lumière. Je pris la décision d'aller chercher mon portable que j'avais oublié dans le salon. Je me mis à avancer dans le couloir, les mains en avant tel un zombie, pour éviter de me cogner contre quelque chose.
Soudainement, mon pied rencontra un obstacle et deux bras vinrent saisir mes bras nus. Je poussai un hurlement, à la fois surprise et persuadée d'être victime d'un complot. J'étais sûre de courir à ma mort. Toujours en criant, j'essayai de mes défaire de l'emprise de ces mains, en vain.
- Du calme, du calme, ce n'est que moi. Je t'ai appelé en entrant mais tu n'as pas dû m'entendre. Il se passe quoi ici, pourquoi on est plongé dans le noir ? fit la voix de Shade.
Je fus rassurée de savoir que ce n'était que lui. Pendant un moment, j'avais été sûre qu'une des rencontres étranges de Sarah était venue l'assassiner. Il lâcha mes bras, et ma serviette tomba par terre.
- Ferme les yeux ! Ferme les yeux ! me mis-je à hurler en me hâtant de la ramasser et de la nouer autours de ma poitrine.
- A quoi ça sert ? On n'y voit rien ici. Répliqua la voix indifférente de Shade.
Même s'il ne m'avait pas vue, j'étais cramoisie. Il attrapa ma main, qui semblait si petite quand elle était dans la sienne.
- Viens avec moi. Les plombs ont dû sauter, on va aller réparer tout ça.
J'avançai avec lui dans le noir, une main dans la sienne et une autre sur le haut de ma serviette, pour éviter qu'un second incident ne se produise. Je trouvai mon portable et nous pûmes nous éclairer. Shade trouva sans problèmes la boîte avec les fusibles, et lâcha ma main pour prendre mon portable.
- C'est bizarre, tout me semble normal.
Il fronça les sourcils, et son visage devint lugubre. Eclairé par la lumière blafarde de mon téléphone, il était effrayant. Il se tourna vers moi.
- Sarah, est-ce que tu as payé la facture d'électricité ?
Intimidée par son air de grand frère autoritaire, je me ratatinai sur moi-même.
- Euh... Peut-être ? Je ne m'en souviens plus.
- Peut-être ? Sarah, ils ont coupé l'électricité de ton appartement ! s'exclama-t-il.
C'était le début de nouveaux ennuis. Où allais-je trouver l'argent pour payer mes factures ? J'étais pauvre, et en plus, mes cheveux étaient sales.
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