1. La voleuse de vie


On venait de me voler ma vie. Clouée au sol, membres fantomatiques figées, je regardai mon corps s'appuyer faiblement sur ses coudes pour se redresser.

- C'est un miracle... souffla une femme.

Le camion de pompiers se gara près de mon corps et plusieurs hommes de feu arrivèrent en courant jusqu'à moi. Enfin, je ne sais pas si je pouvais encore parler de « moi » alors que je ne contrôlais absolument plus mon corps. Une idée glaçante me vrilla l'esprit. Quelqu'un s'était glissé à l'intérieur de mon corps avant que je ne puisse le faire. J'observai la scène, les pompiers me portant sur un brancard et m'emmenant dans leur camion, d'un œil impuissant. La femme avait faux. Ce n'était pas un miracle mais un horrible cauchemar. Mes pieds se décidèrent enfin à se soulever du trottoir, et je réussis à m'infiltrer dans le camion, auprès de mon corps, avant que les portes ne se ferment. Un des pompiers me faisaient passer des tests médicaux, prenait ma tension ainsi que mon rythme cardiaque pendant qu'un autre me posait des questions. Les bips que provoquaient les machines présentes dans l'engin me semblaient assourdissants.

- Comment t'appelles-tu ?

Mon corps eut un regard perdu qui fixa un point imaginaire dans le lointain.

- Serenity. Serenity O'Malley. Répondit-elle d'une voix sourde.

Comment pouvait-elle répondre si elle n'était pas la vraie Serenity ? Se pouvait-il que la chose qui ai pris le contrôle de mon corps ait accès à ma mémoire ? Cette idée m'aurait donné un frisson si à l'heure actuelle je n'étais pas un fantôme. Le vide étrange qui m'avait envahie lorsque j'avais été arrachée à mon enveloppe corporelle commençait à se remplir de sentiments désagréables tels que la panique, la colère et la peur.

- Quel âge as-tu ? repris le policier.

- 17 ans.

Son calme à toute épreuves était exactement à l'opposé de ce que je ressentais. Je ne savais décidemment pas comment agir et cette idée me plongeait dans un état de panique plus que poussé. Finalement, je finis par céder totalement à la folie.

- Qui es-tu ? me mis-je à crier. Qu'est-ce que tu fais ? C'est MON corps !

Hurler à plein poumons dans un camion de pompiers sans recevoir la moindre réaction de son entourage est vraiment une sensation étrange. Néanmoins, « la chose » adressa un regard furtif dans ma direction. Elle pouvait me voir. Plus en rage encore, je m'approchai d'elle telle une furie et essayai de lui donner une claque ; sans résultats car ma main traversa sa peau comme si elle était faite d'air, ce qui eut le don de m'énerver encore plus. La chose ne me jeta point de regards, mais je sentais au plus profond de moi qu'elle en mourait d'envie.

- Où habites-tu ?

- 18 rue Lilas.

- A quel lycée vas-tu ?

- Lycée Saint Vincent.

Mon dieu, cette chose, cette horreur, ce monstre, était en train de s'approprier ma vie en toute tranquillité.

- Rends-moi ma vie ! explosai-je. Rends-moi ma vie, dégage de mon corps et rends-moi ma vie !

Bien sûr, mes cris et plaintes n'eurent aucuns effets, même quand j'essayai de renverser une des machines. Je compris assez rapidement, tandis que les questions du pompier couvraient ma voix, que cela ne servait à rien de faire éclater ma rage. Il n'y avait rien à faire, mis à part rester sans bouger et fixer la chose d'un regard rempli de reproches en attendant d'avoir un plan.

Le camion de pompier arriva à l'hôpital et on traina le brancard sur lequel reposait la chose jusqu'à l'hôpital où un infirmier le réceptionna. Tout ce temps-là, je restai collée à mon corps comme si j'allais le retrouver comme par miracle. Je me mis à beugler toutes les insultes du monde à l'adresse de cette chose faible et allongée dans un brancard, tandis que celle-ci me jetait de temps à autre un regard contrit. Je finis par me rendre à l'évidence : tout ce que je faisais, chaque action que j'entreprenais, chaque mot que je criais ne servait à rien. Tout se perdait dans le vent, comme si chacun de mes faits et gestes se diluaient dans l'atmosphère sans avoir le temps d'avoir une quelconque importance, une réaction à mon environnement. Je réalisais que je n'avais aucune valeur. Les plus positifs répétaient souvent que la vie, la santé et l'amitié étaient les cadeaux les plus précieux que l'on pouvait posséder, et j'avais perdu chacun des trois.

Je me décidai à abandonner mon corps quelques instants alors qu'on emmenait la chose dans une salle afin de lui faire passer une batterie de tests et de radios.

Je ne comprenais en rien ce que j'étais en train de vivre. Il y avait-il un moyen pour que je regagne ce qui m'appartenait ? Ou était-ce perdu à jamais ?

Dans les couloirs, je croisai bon nombre de gens comme moi. Les fantômes, les invisibles, les oubliés. Ceux qui n'ont aucune répercussion sur ce qui les entoure, ceux qui s'effacent sous eux-mêmes. Plus je réfléchissais, plus je me disais que cela faisait longtemps que j'étais un fantôme, bien avant de m'être fait renversée par une voiture. Combien de temps mettra-t-on à se rendre compte de mon absence ? Sans doute un bon bout de temps.

Tant de personne avait quitté le monde entre ces murs froids et blancs. Désormais, ils erraient tous, perdus entre deux univers distincts. Exactement comme moi. Je m'approchai vivement de l'un d'eux, un homme âgé aux cheveux grisonnants, pour lui demander ce que l'on faisait ici, pourquoi n'étions-nous pas montés au ciel comme tout le monde, mais celui-ci disparut sous mes yeux avant que je n'aie pu terminer ma question. J'essayai alors avec une autre personne, puis une autre, et encore une autre, mais le résultat demeurait le même : il s'évaporait dès que je tentais de communiquer avec eux. J'étais définitivement seule. Je pouvais crier à l'aide comme bon me semble, cela n'aurait aucun effet. Je devais me débrouiller pour trouver des réponses à mes questions par moi-même. Déprimée par le constat que je me dirigeais vers une voie sans issue et pleine de solitude, je vagabondai dans les couloirs glacials jusqu'à retrouver mon corps. La chose avait été installée dans une chambre individuelle et reposait désormais sur un lit aux draps verdâtres. Sa peau avait perdu de sa pâleur, ses yeux étaient clos et un plâtre entourait sa jambe et son bras droit.

- Je sais que tu me vois. Vociférai-je, les poings serrés.

Elle ouvrit subitement les yeux, comme si je venais de la réveiller d'un doux sommeil. Elle parut hésiter avant de se tourner lentement vers moi.

- En effet. Chuchota-t-elle.

Puis de son bras valide elle se recouvrit de la couverture et se plaça dos à moi. En quelques secondes à peine, je me volatilisai à ses côtés afin de la foudroyer du regard. L'avantage d'être un fantôme est qu'on est incroyablement rapide.

- Qui es-tu ? Que fais-tu dans mon corps ? Comment as-tu fait pour me voler ma vie ?

Elle fit mine de ne pas m'entendre, ferma les yeux et remonta la couverture sous son nez.

- Réponds-moi ! ordonnai-je avec fermeté.

Ce fut à son tour de me lancer un regard noir.

- Suis-je vraiment obligée de te rappeler que je suis la seule à te voir ? Je viens juste de reprendre forme humaine et ce n'est pas pour qu'on m'envoie illico presto à l'hôpital psychiatrique.

Je n'avais jamais utilisé ce ton mordant et hautain de mon vivant. A peine prenait-elle ma vie que je ne reconnaissais plus celle que j'étais. Si elle se comportait comme ça, elle allait mettre mon quotidien et ma vie entière sens dessus dessous. Tout ce que j'avais construit allait être réduit à néant par sa faute. Néanmoins, elle marquait un point. Je jetai un regard vers la petite fenêtre de la porte pour m'assurer que personne ne s'apprêtait à entrer.

- Il n'y a personne. Réponds-moi où je te promets de faire de ta vie un cauchemar.

Mon mensonge ne parut pas l'inquiéter, mais elle se décida tout de même à me parler.

- Je m'appelle Queen, Queen Clowes. Je suis née pour briller, mais malheureusement, la mort est venue me faucher avant que j'en ai le temps. Ton corps est ma deuxième chance. Je vais pouvoir accomplir le destin radieux qui m'était destiné.

Je la dévisageai. Je voyais très bien quel genre de fille cette certaine Queen Clowes était : une psychopathe égocentrique. Le genre de fille qu'on évite de se mettre à dos au lycée, ou qu'on évite tout court d'ailleurs.

- Tu n'en avais pas le droit ! explosai-je. C'était ma vie ! Ma chance à moi !

Elle haussa un sourcil avec une moue boudeuse.

- Ta vie ? Ta chance ? Excuse-moi, mais tu n'avais pas l'air d'y tenir tellement à ta vie, pendant que tu regardais ton corps en se demandant si ça valait vraiment le coup de reprendre la cour de choses.

J'excusai douloureusement le coup bas de cette peste. Je cherchai quelque chose de bien cinglant à lui répondre, mais j'étais à court d'idée. J'ouvrit le bouche, mais ma réplique fut muée en un :

- Chut ! Quelqu'un arrive, aie l'air normale.

Elle ferma les yeux de nouveau pour faire mine de dormir. Elle attendit que les visiteurs s'avancent timidement, puis se tourna et prit un air radieux.

- Papa, maman ! s'exclama-t-elle.

Je dois avouer qu'elle était une excellente actrice. Les yeux larmoyants et rougis, mes parents la regardaient comme s'ils étaient face à la plus grande merveille du monde. Si seulement ils savaient que ce n'était pas moi...

Ils l'assaillirent de questions auxquelles elle répondit plus sereinement que j'aurais pu le faire. Ils la serrèrent dans leurs bras, elle, la rassurèrent, elle, prirent soin d'elle. Ils s'occupèrent d'elle, mais pas de moi. J'observai cette scène, calée dans un coin de la chambre, définitivement seule. Tandis qu'ils s'assuraient qu'elle allait bien, je restais perdue, apeurée et profondément triste. On toqua à la porte, et deux silhouettes s'invitèrent dans la pièce. La première que je vis fut Julie, ma meilleure amie, une mine inquiète imprimée sur le visage. Elle était suivie de près par Elias Turner, son grand frère. Mon cœur mort fit un bond. Elias Turner était venue me rendre visite ! Si seulement j'avais pu vivre ça (car lorsqu'on est mort, je ne sais pas si on peut parler de vivre un moment). A la tête qu'elle fit, je compris que Queen avait deviné les sentiments que j'avais à son égard.

Je n'appréciais pas le fait d'aimer quelqu'un. Pour moi, ça revenait à arracher son cœur de sa poitrine, le poser dans la main de l'être aimé et lui dire « Vas-y, c'est à toi, fais-en ce que tu veux, mais surtout, détruis-le bien. », tandis qu'il faisait de même avec vous. Aimer quelqu'un représentait une trop grande responsabilité et une trop grande chance d'être déçue. Aussi, je ne me permettais pas d'être amoureuse. Mais Elias, lui, je pouvais l'aimer. Je n'avais absolument aucune chance de sortir avec lui un jour, alors je pouvais m'imaginer toute sorte de scénarios d'une vie avec lui, et me contenter des miettes d'amour qu'il me laissait (par exemple, un jour il m'a passé son sweat parce que j'avais froid). Je n'avais pas besoin de plus venant de sa part, chaque moindre geste venant de lui me remplissait de joie. De plus, physiquement, il était agréable à regarder (notez bien l'euphémisme, Elias Turner était la plus belle créature qui peuple la Terre). Ses cheveux étaient bruns comme ses yeux, et il y avait quelque chose de doux en lui, de bienveillant, tout en restant atrocement sexy. Il était ce que je désirais secrètement le plus au monde, et moi, à ses yeux, je restais la meilleure amie de sa sœur.

Julie, horrifiée, se jeta presque sur moi.

- Oh mon dieu ma chérie, qu'est-ce qui s'est passé ?

Tandis qu'elle la prenait dans ses bras, les yeux de Queen restaient collés sur le visage d'Elias, comme perdus. A l'expression qu'elle prit, je compris qu'elle avait deviné les sentiments que j'avais à son égard. Instantanément, son attitude changea. Elle se redressa, passa une main dans mes cheveux et battit des cils, légèrement.

- Une voiture m'a renversée. Après, je ne me souviens plus du reste, tout est si flou dans ma tête... répondit-elle.

Elias, qui restait à l'écart jusqu'ici, s'avança soudainement, et, oh mon dieu, saisit la main de Queen.

- Je suis vraiment désolé pour toi. On est venu dès que l'on a pu.

Toujours dans mon coin, je serrai les poings. Elle tenait la main de mon Elias ! Ca aussi, elle me l'avait volé. Si j'avais encore eu du sang qui coulait dans mes veines, je serais devenue rouge de rage. Queen, visiblement fière d'elle, m'adressa un bref regard qui semblait tout dire : « Désormais, ta vie m'appartient, et Elias ne fait pas exception. »

C'était clair et net, j'avais affaire à une voleuse de premier choix, et face à ça, je demeurais aussi invisible qu'impuissante.


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