Prologue
Prune,
Robion, Septembre 2016
Dans le Sud de la France, les cancans ont toujours fait grand bruit, surtout à l'heure de la sieste sous les oliviers. Dans le Vaucluse, quand les premières chaleurs pointent le bout de leur nez, les ragots fleurissent par dizaines. Entre l'huile d'olive, la fougasse et le chant des cigales, les petites vieilles sortent les transats pour les installer devant les portes de leurs bastides et autres maisons provençales, afin d'échanger sur les derniers potins.
Parmi eux, notre famille tient le haut du panier. En même temps, je les comprends. Si j'avais eu leur âge, moi aussi j'aurais sorti mon chapeau de paille et ma limonade pour bavasser avec ma sœur. Comme dans tous les villages, tout le monde se connaît et sait tout sur tout le monde. C'est mignon, mais aussi très agaçant, surtout quand on tente de préserver quelques secrets, tel que le vol d'abricots dans les vergers. Si notre famille soulève beaucoup de commérage, c'est parce que chez les Rougier, une tradition existe : celle de nommer leurs enfants par des noms de fruits. Amusant, touchant, mais sacrément handicapant dans la vie quotidienne. Pour vous brosser le tableau – façon Cézanne face à la St Victoire, mais sans le côté géométrique - lorsque ma mère, Cerise, a vu nos frimousses à la maternité, elle s'est tout de suite exclamée :
— Prune et Mirabelle !
Français, fruités, provençales.
Abominables.
— Quels jolis prénoms, a répondu mon père, Olive, très emballé par l'idée.
Il faut dire que quand on a déjà pour grand-parent, Pois et Amandine, nos noms s'inséraient très bien dans l'arbre généalogique paternel. Pour sûr, ils ont pensé à eux, pas à nous, au moment de nous inscrire à l'état civil. C'est bien d'avoir de l'originalité, mais le problème, c'est qu'il faut encore les porter, ces prénoms. Pensez-y, quand vous choisirez celui de votre futur enfant. Pour nous : cela n'a pas loupé. Dans l'enfance, ma jumelle et moi avons dû supporter les moqueries de nos camarades dans la cour de récréation, car si nos parents se sont fait plaisir à notre naissance en pensant à leur merveilleux Luberon, ils ont oublié que nous devrions les supporter le reste de nos jours. Heureusement pour nous, après quelques ricanements et blagues mal placées, tout le monde a fini par s'y habituer.
Du moins, jusqu'à ce que la famille Escoffier arrive dans les parages, et que les grands-sages du village s'empressent de courir au café de la poste pour prévenir tout le monde de l'emménagement de cette nouvelle famille, « arrivée de Marseille », dont les enfants portaient des « sobriquets aromatiques ».
Inconscientes du cataclysme en cours, ma sœur et moi n'avions pas fait attention aux Escoffier avant de rencontrer l'un d'eux. En effet, un beau jour que nous rentrions de l'école, cartables sur les épaules, nous étions tombés nez à nez avec le fils aîné. Ou plutôt, nez à abricot. À l'aube de notre dixième anniversaire, alors qu'il ne restait que quelques jours avant les grandes vacances, nous nous étions étonnées de trouver un garçon de notre âge, seul dans les rues, sous la chaleur caniculaire. Tout le monde se connaissait à Robion, le village n'était pas très grand, il était donc rare de croiser un étranger. Celui-ci avait les yeux rieurs et l'air canaille. Les mains pleines de sucre et de jus d'abricot, il avait lancé :
— Chalut !
Sa bouche aussi en était pleine d'ailleurs, ce qui lui donnait les joues rondes d'un hamster. Mira s'était tout de suite esclaffée, avant de lui demander où il se les était procurées.
— Là-bas, avait-il dit, une fois la parole retrouvée. Vous voulez en manger ?
Ma sœur s'était tournée vers moi, les yeux brillants. J'hésitais à dire oui (j'hésite toujours à désobéir à mes parents qui nous avait expressément demandé de rentrer après l'école, sans nous attarder), mais devant les suppliques de ma jumelle, j'avais finalement répondu :
— D'accord.
— Vous ne le regretterez pas ! s'était exclamé le garçon.
Ses cheveux blonds, tout bouclés, batifolaient dans le vent au gré du mistral. Son sac battait contre ses flancs alors qu'il nous entraînait vers les hauteurs du village, et que nous passions devant trois vieilles dames penchées l'une vers l'autre. Nul doute qu'elles ne tarderaient pas à raconter notre escapade à nos parents. Tout se savait toujours ici.
— Au fait, j'm'appelle Cyprien, avait-il clamé alors que nous entamions l'ascension d'une rue baignée de soleil.
Le garçon marchait dos à l'envers à la rue et il avait fait mine de nous saluer dans une fausse révérence.
— Moi, c'est Mirabelle, avait répondu ma jumelle. Et elle, Prune.
Ma sœur s'était aussitôt empressée d'expliquer qu'elle préférait se faire appeler Mira.
— Je comprends. Team fruit, c'est ça ? Difficile à porter. Chez nous, c'est plutôt les arbres et les aromates.
Il avait alors expliqué que chez les Escoffier, les trois enfants répondaient au nom de Cyprien, Romaric et Anis. Tout cela en hommage aux cyprès, qui fleurissent le long de la Méditerranée, au romarin qui vient embaumer les ratatouilles qui sentent bon la Provence, et à l'anis qui vient parfaire le pastis. Mira avait éclaté de rire tandis que je rougissais, ne sachant quelle attitude adopter. À peine rencontré, nous étions déjà liés par nos prénoms ridicules.
Tout en discutant entre deux bastides aux murs jaunes, Cyprien nous avait raconté être nouveau au village. La famille venait d'emménager dans la maison voisine de la nôtre, une jolie maison en pierre, avec des rideaux violets au fenêtre.
— C'est la troisième fois que je change d'école en huit ans, avait-il précisé, j'espère que ce sera la dernière à la rentrée.
Tout en disant cela, il s'était arrêté devant un portillon en bois, qu'il avait poussé comme si c'était chez lui. Je m'étais inquiétée à l'idée que le propriétaire nous découvre sur son terrain, mais cela n'avait pas semblé embêter ma sœur, ni Cyprien. Au contraire, les deux s'étaient vites mis à courir au milieu du verger, à la recherche des meilleurs abricots à dévorer. Plus timorée, j'avais pris mon temps pour inspecter les alentours, avant de dérober un beau fruit orange que j'avais glissé entre mes lèvres. Il était juteux et sucré.
— Chais bon, hein !?
Cyprien, perché dans un arbre, me dévisageait de ses beaux verts bleus foncés, de la même couleur que les cyprès dont il portait le prénom. Mes joues s'étaient échauffées, alors que ma sœur courait dans notre direction, sa robe à fleur battant dans le vent, et ses nattes tressautant derrière son dos. Les joues rubicondes, l'air espiègle, elle nous avait mis au défi de faire la course jusqu'à l'autre côté du verger, où se trouvait la route redescendant vers la mairie.
— Vendu ! s'était exclamé Cyprien en sautant de son arbre.
Mira s'était tout de suite enfuie avec la volonté de gagner. Ma sœur ne jouait jamais pour le simple plaisir de participer, il fallait toujours qu'elle triomphe. Moins ambitieuse, j'avais plutôt tendance à observer, avant de m'élancer. La main de Cyprien, toujours pleine de sucre, s'était tendue dans ma direction alors que ses joues formaient des fossettes.
— Ensemble ?
J'étais sûre de m'être mise à rougir.
D'abord hésitante, j'avais fini par céder. Mes doigts s'étaient noués aux siens et un immense sourire avait barré ses lèvres, en miroir au mien. Nous nous étions élancés à travers les vergers, juste au moment où le propriétaire s'apercevait que des intrus s'étaient introduits dans son jardin. Alors que ses cris résonnaient derrière nous, nous courrions à travers les arbres fruitiers, le vent contre le visage. Je me sentais vivante, heureuse. Cyprien ne lâchait pas mes doigts, Mirabelle prenait de l'avance, impossible à rattraper.
Quand nous avions enfin atteint la mairie, ma sœur nous attendait, assise sur le bord de la fontaine, les mains dans l'eau fraîche. Nous nous étions désaltérés en riant, puis en nous éclaboussant, avant de nous asseoir sur le sol brûlant pour terminer nos abricots volés. Mira s'était alors exclamée :
— J'ai une idée ! Et si nous devenions les meilleurs amis ?
— Du monde ? avait ajouté Cyprien.
— Évidemment.
Trop timide, je n'avais pas répondu, mais mon sourire barrait toujours mes lèvres, car l'idée m'enchantait. Cyprien avait levé sa main, paume tendue en l'air, et nous avions apposé les nôtres dans les siennes, scellant notre pacte de l'amitié.
Ce jour-là, il est devenu notre meilleur ami et pour moi, bien plus que cela.
Même si je ne le lui ai jamais avoué.
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