Épilogue


Cyprien

Robion, 19 septembre 2023

Cela fait déjà une demi-heure que les invités sont arrivés pour fêter mes dix-huit ans. J'ai passé l'après-midi à cuisiner, avec Prune, Lucette et Romaric, qui a consenti venir mettre la main à la pâte. Il a beaucoup râlé, mais ne s'est presque pas énervé aujourd'hui. C'est déjà ça. On progresse, petit pas par petit pas.

Je termine de ramener les derniers plats salés et sors la tarte du frigo lorsque mon frère s'exclame :

— C'est qui celui-là ?

Il désigne Marius, debout sur la terrasse, les bras levés, en train de mimer l'attitude de son prof de fac. Je crois qu'il suit le même cursus que Mira, une licence de LEA. Il n'a pas changé en un été, ce garçon aime toujours autant se donner en spectacle.

— Marius Calendal, c'est un ami de Mira.

— J'l'aime pas.

Un sourire étire mes lèvres. Moi non plus, je ne porte pas spécialement Marius dans mon cœur, mais à force de le côtoyer, j'ai fini par m'habituer. Ce n'est pas un gars méchant, il est juste un peu lourd.

— Ne fais pas attention à lui.

— Je fais ce que je veux.

Certes, mais je ne souhaite pas que mon anniversaire dégénère.

En voyant mon regard sceptique, Romaric embraye aussitôt sur une attaque :

— T'as pas confiance en moi ?

— Mais si.

Je mens, ce qu'il perçoit aisément. Il faudra du temps, mais la confiance finira par revenir entre nous. Il a promis d'arrêter les conneries, Léon veille au grain et mon frère s'est engagé auprès du juge. De toute façon, s'il ne veut pas retourner au centre pénitentiaire, il n'a pas le choix. Notre relation est construite sur des chardons ardents, on s'est autant disputé et battu dans notre vie que protégé. Pourtant, je l'aime.

Je lui ébouriffe les cheveux d'un air amusé. En remerciement, Rom' me fait une clef de bras. La nature est mal faite, mon frère est plus grand que moi, si bien que je me retrouve coincé sous sa poigne, à moitié bloqué.

— Tu fais moins le malin, hein ? s'exclame-t-il.

— Doucement les garçons.

Mira et Prune débarquent en même temps dans le salon de Lucette et Romaric s'arrête aussitôt. Les jumelles produisent toujours un effet magique sur lui. Lorsque mon regard croise celui de Prune, mon cœur ne peut s'empêcher de s'emballer. Elle porte une jupe blanche ce soir, et un petit chemisier. Ses cheveux sont attachés en une couronne de tresse. Elle est magnifique.

— C'est lui qui me cherche aussi, se défend Romaric, le doigt pointé sur moi.

Je lève les mains, innocent.

— Évidemment, personne ne doute de toi, répond Mira.

— On sait très bien comment peut être Cyprien, ajoute Prune.

— Ah ! Vous voyez.

Je pousse un soupir grandiloquent. Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! Cela dit, je n'ajoute rien, ne cherchant même pas à me défendre. Je préfère voir Romaric ainsi, taquin et mauvais joueur, plutôt que de rejouer cette scène durant laquelle la police vient l'arrêter, et où je me sens si coupable de lui avoir hurlé dessus, comme notre père l'aurait fait. Prune vient m'aider à retirer le filet protégeant la tarte pendant que je sors les assiettes.

— Tu as prévu autre chose ? demande ma copine.

— J'ai de la glace et il doit aussi rester de la chantilly au frigo.

Ma petite amie ouvre la porte du congélateur et sort un pot de glace au chocolat, et un autre à la noix de coco, ainsi qu'une bombe de chantilly. Malgré ces multiples allers-retours entre Aix-en-Provence et Robion, et mon emploi du temps parfois très chargé, nous avons trouvé un petit quotidien, elle et moi. Certains diraient qu'on a déjà des comportements de vieux à notre âge, avec nos petites habitudes, mais qu'importe. Prune et moi aimons nous retrouver certains soir pour regarder un film, et passer du temps ensemble les week-end, entre ses séances de révision et mes heures en cuisine. C'est simple, facile, sans prise de tête.

Un rêve éveillé.

— Ça pègue un peu, non ?

La tête dans mes pensées, je n'ai pas vu Mira se pencher vers ma tarte, telle une inspectrice, avant d'appuyer sur l'un des abricots.

— Eh ! N'abîme pas mon gâteau, m'offusqué-je.

Je tire le plat pour le préserver des doigts de Mirabelle.

— Tu les as trempés dans quoi tes abricots ?

— Du sucre et du citron ! Arrête de les juger.

— Mmm...

— Bon, qui m'aide à allumer les bougies ? s'exclame Prune, coupant court au débat.

— Moi ! s'exclame Romaric.

Je ne peux m'empêcher de sourire face à la fougue et l'empressement de mon frère. Quand je le vois ainsi, je me rappelle du petit garçon qu'il était dans ses bons jours, et cela me fait du bien au cœur. Ma famille a été brisée, mais grâce à Léon et Lucette – et à l'appui du juge ayant donné son aval -, j'en récupère une petite partie de ma vie d'avant.

Romaric se saisit de la boîte d'allumettes en me jetant un regard en coin. J'espère qu'il ne va pas lui venir à l'esprit de mettre le feu à la forêt ou au village. Je me méfie avec lui. Mais non, il a l'air décidé à jouer le gentil frère aujourd'hui et allume une à une chacune de mes bougies, sous l'œil vigilant de ma copine. Étonnement, Rom' obéit toujours plus quand il s'agit de Lucette ou des jumelles, que quand c'est moi qui lui donne un ordre. Nous sommes allés le chercher avec Léon pour le ramener ici, il y a deux semaines. Les premiers jours, il ne disait rien, s'enfermant dans son mutisme et sa mauvaise humeur, puis il a commencé à s'ouvrir un peu. Il faut dire que Lucette a le don pour dérider n'importe qui, surtout quand elle sort son fameux paquet de cartes et nous annonce qu'on va « se faire une petite partie », rejouant la scène du film de Marcel Pagnol. Lucette est une tricheuse née.

Les yeux rivés sur ma tarte, je ne vois pas Mira s'approcher et ne me rends compte de sa présence que lorsqu'elle me pousse vers la baie vitrée donnant sur le minuscule jardin de Lulu :

— Cyp' ! Sors de la cuisine !

— Pourquoi ?

— Parce que c'est ton anniversaire, crétin !

Mirabelle m'escorte jusqu'à la terrasse pendant que Prune et Rom' s'occupent de parfaire la tarte. Les parents de Prune avaient proposé de nous prêter leur maison, mais Lucette a insisté pour que la fête ait lieu chez elle. Mon choix d'invités est un panel éclectique de personnes ayant marqué mon été, ou ma vie. Marius et Fanny sont davantage des amis de Mira que les miens, mais j'avais envie qu'ils soient là (Marius me doit une revanche sur la sortie en kayak). Ceux que je suis le plus heureux de retrouver, ce sont bien sûr Lucette, Léon, Guy, Joëlle et Anaïs. Et Prune (mais elle, c'est toujours particulier : doux et réconfortant à la fois, comme un retour au source). Chacun à leur manière, ils ont apporté leur pierre à mon édifice, et je les remercie pour cela. Pour faire plaisir à Lulu, j'ai aussi convié ses trois meilleures amies, j'espère un article spécial dans Radio-Potin-Mamie pour me remercier.

— Ah ! Voilà la star du jour. On commençait à s'inquiéter ! lance Léon en me voyant arriver.

— Tu comptais te cacher toute la soirée ? demande Marius en arrêtant ses grands gestes de la main.

— Je m'occupais des plats.

Mira lève les yeux au ciel en tapotant mon épaule. La veille, Anaïs et moi avons été invités chez les Rougier pour un dîner assez particulier. Mirabelle a officiellement présenté Anaïs comme étant sa petite copine, et même si ses parents ont très bien pris la nouvelle, son père s'est aussitôt empressé de la classer dans la catégorie des « petit.e.s-ami.e.s-à-dévisager-avec-un-regard-de-tueur ». Nous sommes donc désormais liés par notre crainte commune qu'Olive finisse par nous enterrer dans son jardin si nous osons faire le moindre mal aux jumelles.

Et justement, voici la seconde sœur Rougier qui arrive, la tarte dans les mains, suivie par Romaric qui croise les bras, comme à l'accoutumée. Malgré cela, il entonne la chanson Bon anniversaire, un sourire aux lèvres. Ses cheveux blonds battent dans la brise, soulevée par le mistral, au même titre que les miens. Tout le monde reprend en cœur :

Joyeux anniversaire,

Joyeux anniversaire,

Joyeux anniversaire, Cyprien,

Joyeux anniversaire.

Je me penche vers la table, où Prune a déposé la tarte.

— N'oublie pas de faire un vœu, me glisse-t-elle à l'oreille en attrapant ma main.

Je dépose un baiser sur ses lèvres et hoche la tête, avant de souffler mes dix-huit bougies. Tout le monde m'applaudit. Je relève les yeux vers le ciel et ma première pensée va vers Anis, à qui j'ai adressé ma prière. Les crickets grésillent dans les arbres qui entourent la maisonnette de pierre. Assis sur des chaises en paille, le sourire jusqu'aux oreilles, chacun tend son assiette pour récupérer une part de mon gâteau d'anniversaire, et une grosse boule de glace que Mira s'occupe de servir.

— Et maintenant, les cadeaux ! déclare Léon en se levant.

De sa veste de motard, il extirpe une enveloppe froissée qu'il dépose devant moi. Les sourcils froncés, j'avale une bouchée de ma tarte recouverte de noix de coco, avant de m'en saisir.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Lis, et tu verras.

— Je sais pas lire, le nargué-je.

Léon lève les yeux au ciel. Romaric s'en saisit dans mes mains, l'ouvre et annonce à haute voix :

— WAO ! J'y crois pas ! Tu lui offres vraiment le permis ?

— Attends quoi ? T'es sérieux ?

— Bah, je sais lire, moi !

Romaric m'offre un sourire insolent. J'ouvre la bouche pour rétorquer qu'il dit n'importe quoi, mais les yeux brillants de Léon et Lucette, qui échangent un regard suggérant qu'ils sont très fiers de leur surprise, me font comprendre qu'il dit vrai. Ils n'ont quand même pas fait ça, si ?

— On s'y est tous mis, m'explique Léon.

— C'est trop, répond-je, ému.

— C'est normal, pitchoune, lance Lulu avec un clin d'œil.

Je les embrasse tous un à un, gardant Prune pour la fin. Ma petite amie me murmure à l'oreille qu'elle a une autre surprise pour moi, mais qu'elle me la donnera plus tard, dans l'intimité. Je m'écarte d'elle, les yeux brillants, déjà impatient.

— Merci.

— Avec plaisir.

— Bon, on trinque ? s'exclame Marius.

Anaïs sabre le champagne et s'occupe de servir les flûtes, en grande experte. Guy a offert les bouteilles pour l'occasion. Je l'entends discrètement dire à Léon qu'il apprécie m'avoir pour apprenti, ce qui me touche particulièrement. Je lève les yeux au ciel, mon verre de champagne à la main et remercie ma bonne étoile avant de boire une gorgée.

— Ton anniversaire te plaît ?

Mes yeux retombent sur Prune et mon cœur se remet à battre avec brutalité.

— C'est le plus bel anniversaire de ma vie, assuré-je.

Pour le lui prouver, je l'embrasse avec toute la passion que je lui porte, avant d'être interrompue par les trois Mamies qui sifflent. Lulu leur donne un coup sur la tête, les sommant de « nous laisser tranquille », mais cela m'importe peu qu'elles répandent leurs commérages, surtout si ça concerne le couple que je forme avec Prune.

Parce que je l'aime.

Ma jolie Prune.

Celle qui m'a prouvé que l'amour existait.

J'avale une autre gorgée de champagne, repose mon verre et me tourne vers elle pour l'enlacer. Prune est une fille exceptionnelle et si on m'avait dit, l'an dernier, que je retrouverais cette amie d'enfance, devenue ma petite copine, je n'y aurais pas cru. Alors oui, nous sommes jeunes, nous n'avons que dix-huit ans, et toute la vie devant nous. C'est sûrement trop tôt pour s'aimer aussi fort, mais Prune et moi, on est lié depuis cette première fois dans les vergers où nous avions volé des abricots dans les arbres.

— Je t'aime, murmuré-je à son oreille.

— Je t'aime aussi, Cyprien.

Dans le Sud de la France, les cancans ont toujours fait grand bruit, même après que la sieste soit passée et que la nuit soit tombée. Les mamies du village auront encore de beaux jours devant elles, pour raconter notre histoire.

Celle de deux enfants qui se sont aimés, perdus de vues, oubliés.

Puis retrouvés.

Celle de deux jeunes adultes, amoureux et heureux, malgré les épreuves de la vie.

Une vie qui ne fait que commencer.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top