Chapitre 8


Cyprien,

Robion, 4 juillet 2023

Il me faut quelques instants pour reprendre vie. Quelques instants durant lesquels je reste les bras ballants, à fixer le vide de la rue, là où Prune a disparu. J'aurais dû la suivre. Elle pourrait tomber, faire un malaise et je serai responsable de sa mort, enfermé pour non-assistance à personne en danger. J'hésite à y aller, puis je me rappelle son air déterminé et cette petite phrase prononcée par une femme de la PMI en quatrième « Le consentement, c'est important ».

J'imagine donc que je dois respecter son désir de solitude.

Prune n'a pas changé. Toujours les mêmes tresses qui tombent de chaque côté de son visage, cette même attitude timide, et ses t-shirts plein de broderies. Prune a toujours eu du talent, avec ses mains comme avec sa tête. Je me souviens d'une petite fille qui collectionnait les bons points à l'école, et qui était capable de crocheter et tricoter, avec autant de dextérité qu'une grand-mère de quatre-vingt ans. Prune m'a toujours fascinée, parce que contrairement à Mira qui me ressemblait, elle était mon parfait opposé. La force tranquille.

— Toi !

Quelqu'un me tire par le col de ma veste et je me retrouve soudain projeté à l'intérieur de la bastide. Quand je me retourne, je tombe nez à nez avec Mira.

Oups.

Si Prune est la force tranquille, sa jumelle est un vent violent, plus fort que le mistral et la tramontane réunis. J'imagine qu'elle a vu sa sœur s'en aller et qu'elle m'en tient pour responsable. Ou qu'elle me tient responsable d'autre chose ? Difficile à dire avec Mira, j'ai souvenir d'une fille très sûre d'elle, toujours à jouer les petits chefs. Les bras croisés, le regard dur et l'air sévère, Mirabelle Rougier me dévisage et je ne peux m'empêcher de noter les points de divergence avec sa sœur jumelle. Cela ne concerne pas seulement ses cheveux lâchés, mais aussi sa façon de se vêtir et de se tenir. Elles sont à la fois similaires et différentes. De vrais miroirs inversés.

— On peut savoir ce que tu fiches ici ?

L'approche n'a rien à avoir avec celle de Prune. Fini la douceur, bonjour la confrontation. Pour avoir traîné dans des quartiers marseillais, je sais qu'il faut toujours être sur ses gardes et se préparer au pire quand une conversation débute ainsi. J'imagine mal Mira cacher une arme ou de la drogue dans ses poches, mais son attitude me rappelle tout de même celle des dealers des mauvais quartiers, d'où j'allais extraire Romaric.

— Anaïs m'a invité.

— Anaïs n'est pas chez elle, rétorque-t-elle.

— Anaïs m'a invité par effet rebond.

Pas de sourire. Pas de rire. Ma blague n'a pas l'air de prendre.

Je sens que je vais en prendre pour mon grade, ça s'annonce mal parti. Mira me fixe de ses yeux de la couleur des abricots échoués sur la terre. Un mélange entre le marron et l'orange, qui m'a toujours intrigué. À ce moment-là, j'aurais bien besoin d'un verre pour faire passer la soufflante que je m'apprête à prendre.

— C'était si dur que ça de nous écrire ?

Bon, la contemplation est terminée, on dirait, il faut passer aux choses sérieuses. J'entre donc dans l'arène et prend mon air le plus étonné pour répondre :

— Pardon ?

— Je parle d'envoyer un message.

L'orage gronde violemment. Qu'est-ce que je disais déjà ? Si Prune est une rivière calme et apaisée, sa jumelle est un véritable bulldozer, du genre à mettre les pieds dans le plat. Ou la roche dans le fleuve. C'était déjà pareil enfant : quand elle attaque, elle fait mal, et c'est pour gagner.

— Tu sais, le genre de message que tu envoies à tes amis pour leur dire « Eh salut, j'ai déménagé sans vous prévenir », ce message-là ! Il me semble que tu sais écrire, non ?

— Je suis dyslexique, rappelé-je.

— Ne joue pas les insolents avec moi et donne-moi une seule bonne raison de ne pas te mettre à la porte ?

— Mes parents ont déménagé, je n'ai pas eu voix au chapitre.

Ce n'est même pas un mensonge. Ils sont arrivés un soir, après l'école, et ont ordonné : « Faites vos bagages, demain, on part ». À quatre heures du matin, nous étions déjà assis dans la voiture, direction Allauch pour échapper au signalement de Mme Montfeuille.

— T'aurais pu nous le dire.

— Pour cela, il aurait fallu que je sois au courant, rétorqué-je.

— Genre, ils ne t'avaient pas informé du projet ? Ça se fait pas sur un coup de tête, un déménagement.

— Il faut croire que si.

Surtout avec mes parents.

— À d'autres ! continue Mira. Tu avais l'air d'être un adepte du changement de domicile. Trois en dix ans, c'était bien ça, non ?

— Ouais, et figure toi que je les collectionne depuis. J'en ai quatre autres au compteur. Autre chose Sherlock ?

Je ne devrais pas lui parler ainsi, mais c'est plus fort que moi. Je me sens fébrile. Je déteste être attaquée sur ce terrain-là, parce que je n'ai pas envie de m'expliquer.

— Prune ne s'en est jamais remise. Ma sœur est amoureuse de ton fantôme depuis sept ans ! Elle est jamais passée à autre chose et attendait juste une explication de ta part.

Quoi ? Attendez, qu'est-ce qu'elle vient de dire ? Je devrais réagir et rebondir sur cette dernière phrase. Parce que si Prune est amoureuse de moi, c'est un vrai souci. Pas parce que cette idée me dérange en soi – Prune a toujours été très intelligente, bienveillante et jolie en prime -, mais parce qu'elle est beaucoup trop bien pour moi. Et parce que l'image qu'elle a sans doute gardé du petit garçon que j'étais ne me correspond plus. Je ne suis pas un bon garçon, je suis une mauvaise fréquentation, le genre de type que son père ne voudra pas comme gendre. Déjà qu'il ne m'appréciait que modérément enfant, je n'ose pas imaginer me retrouver face à lui aujourd'hui. Et de toute façon, je n'ai pas la tête à cela. Pas du tout. Je ne suis plus mon moi du passé, celui à qui Prune offre un échantillon de chacun des treize desserts à Noël, parce qu'il lui faisait pitié. Je suis une bombe à retardement. Aussi, la seule chose que je m'entends rétorquer, c'est :

— En quoi ça me concerne ?

Pourquoi ai-je répondu ça ? Je suis con ou quoi ?

— Comment ça, en quoi ça te concerne ? Prune attendait un message, juste un seul, pour comprendre pourquoi tu étais parti du jour au lendemain. Ça t'aurais tué un SMS ?

— J'avais pas de portable en CM2, je te signale.

— Et depuis ? T'as décidé de vivre en autarcie ? Tu n'as aucune existence numérique ? La 4G, ça n'existe pas de là d'où tu viens ? Pas de 06 ?

— On est passé au 07 maintenant !

Et ce n'est pas le véritable souci, surtout. Mon problème, c'est que je n'y ai jamais pensé parce que ma tête était pleine d'autres conneries. Parce que je vivais au jour le jour, ou plutôt, je survivais. Parce que oui, le réseau sautait un jour sur deux quand des petits cons s'amusaient à débrancher la box pour nous emmerder. Et surtout parce que la parenthèse que j'avais partagé avec Prune et Mirabelle appartenait à un passé tellement mythifié que je croyais presque l'avoir rêvé. Malheureusement, ma tentative d'humour ne fonctionne pas sur Mira. Au contraire, cela semble même attiser sa colère.

— Tu te fous de ma gueule là ? Y avait pas de réseau dans ton bled ? Et en parlant de réseau, ce mot couplé avec « sociaux », ça te parle pas non plus ? Insta, Snapchat, tu connais pas ?

— Je vivais dans une zone blanche.

Soudain, sa main claque contre ma joue.

Attendez, laissez-moi rembobiner, mettez pause au milieu du film ! Est-ce que Mirabelle Rougier vient bien de me mettre une baffe ? Si la musique ne crachait pas ses vocalises dans les haut-parleurs, je suis certain qu'on entendrait les mouches voler, ou les cigales chanter. J'aperçois Anaïs qui me fixe depuis la terrasse, les yeux écarquillés. La colère gronde en moi, elle menace d'éclater, comme lorsque des abrutis venaient m'emmerder au lycée.

Ça monte, ça monte, ça monte.

Mira ne devrait pas me mettre en colère, elle ne sait pas de quoi je suis capable. Je ne suis plus le petit garçon avec lequel elle jouait au bord de la fontaine, celui qu'elle adorait arroser et qui volait des abricots. Aujourd'hui, ce ne sont plus des abricots que je vole, mais des boutiques que je cambriole, pour rembourser les conneries de Romaric. Mon imbécile de frère qui a réussi l'incroyable défi de se faire coffrer avant ses quinze ans !

— Tu ne devrais pas jouer à ça, Mira ! Tu ne sais pas de quoi je suis capable, et tu ne sais rien de moi.

Ma phrase sort violemment. Plus menaçante que je le voudrais. Mes poings sont serrés et mes mains tremblent de fureur. Le visage de Mira se décompose, elle recule d'un pas. L'orage continue de gronder en moi, menaçant d'exploser. Je souffle, inspire. Je ne peux pas me laisser aveugler. Mirabelle n'est pas responsable de ma situation, personne ne l'est, sauf deux personnes que je n'ai pas vu depuis des mois.

— Oui... Je... Je suis... Désolée...

Ses mots m'apaisent aussi violemment qu'un soufflet. Mon cœur se calme doucement, la colère diminue. Mirabelle ne fait que protéger sa jumelle, elle ne connaît rien à ma vie, elle est juste triste et blessée. C'est à moi de m'excuser.

— Non, c'est moi, soupiré-je.

— Je n'aurais pas dû te gifler. C'était too much.

— Tu as toujours été impulsive.

— Eh !

Un sourire étire le coin de ses lèvres, mon cœur continue de s'apaiser. Je reprends :

— Je n'ai pas jamais voulu faire de la peine à qui que ce soit. Ma vie a juste été compliquée, j'ai pas eu le temps de penser.

Mira souffle, sa peur envolée, et reprend sa litanie comme si mes excuses précédentes n'avaient servi à rien, qu'elles étaient déjà oubliées ou qu'elle ne les avait pas écoutées.

— Oh non, pitié ! Le coup du pauvre garçon avec une vie tragique, ça ne marche pas sur moi. C'est bon pour les Dark romance, ça et navré de te le dire, mais t'as clairement pas le profil du Bad Boy perturbé ! Eux, ils sont tatoués, et bruns aussi, pas blonds, sorry for you babe, mais le type Bad Boy Provençale, ça existe pas. Et puis toi, t'étais un rayon de soleil, tu t'en souviens ? Où il est passé le soleil ?

Il s'est éteint quand Papa et Maman ont fait leur connerie.

— Il a été remplacé par la nuit, ça s'appelle la vie, répliqué-je dans un haussement d'épaule. J'ai pas le droit d'avoir souffert, c'est ça ?

— Si, mais tes souffrances ont intérêt à être à la hauteur pour compenser les années que tu as volé à ma sœur.

J'ouvre la bouche, prêt à parler. Un court instant, j'envisage vraiment de tout lui déballer, mais finalement rien ne sort, les mots restent muselés. Difficile de laisser sortir les ombres quand on passe son temps à les éblouir pour se préserver. Le déni a si bien fonctionné toutes ces années que je suis incapable de m'exprimer. J'enfouis, je tais, j'enterre. Je blague, je fais comme si de rien était.

« C'est bien l'humour, Cyprien, mais ça ne résout rien ».

Merci la voix, j'en parlerai à ma psy la prochaine fois que l'on m'obligera à franchir le pas de sa porte, c'est à dire jamais. La dernière fois que je l'ai vu, c'était l'année dernière et j'ai claqué assez violemment celle de son bureau quand elle a voulu me confronter à la réalité. Le juge aurait pu m'y obliger, mais vu que je serai bientôt majeur et qu'il a d'autres chats à fouetter, je doute qu'il le fasse.

— Tu sais quoi, laisse tomber, je suis désolé OK ? reprend-je. Je n'ai jamais voulu faire de mal à qui que ce soit, ni à Prune ni à toi.

Je ne savais pas qu'elle était amoureuse de moi.

Mon cœur accélère à cette pensée. Qu'est-ce qu'il me fait ? Prune et moi, ça n'a toujours été que de l'amitié. Enfin, je crois. Disons que je n'y pensais pas à cet âge-là, j'avais d'autres préoccupations mille fois plus importantes, comme construire une cabane dans un olivier, voler des abricots dans les vergers et courir dans les massifs avec deux petites filles au visage identique. Contrairement à ce que Mira semble penser, je n'ai jamais voulu faire le moindre mal à sa jumelle. Si j'avais su que Prune continuait de songer à moi, et au petit garçon insouciant que j'étais, bien sûr que je lui aurais écrit. La vérité, c'est que ma vie a été tellement romanesque que je n'y ai tout simplement jamais pensé. Et puis, à quoi cela aurait-il ressemblé ? Envoyer un message sur Instagram, des années après ? Réapparaître dans une vie, comme sortie de nulle part pour dire « Pardon d'être parti si brusquement, c'était à cause de mes parents, il fallait qu'on s'enfuie avant que l'assistante sociale ne débarque à la maison, tu comprends ? ». Non, je n'aurais pas pu.

Et revenir dans leur vie, maintenant, comme une fleur, sans prévenir, ça se fait peut-être ?

Tais-toi, cerveau.

Mira me scrute avec attention, comme si elle voulait déceler le mensonge derrière mes mots. Elle peut toujours chercher, j'ai beaucoup de défauts, mais je ne suis pas un menteur.

— T'iras t'excuser auprès d'elle ?

— Oui.

— Promis.

— Juré, craché.

Je tends ma main et un sourire pare son visage. Le même sourire qu'elle arborait cet après-midi-là, quand nous sommes devenus amis, il y a si longtemps, lorsque j'étais encore un gosse insouciant.

— C'est vraiment parce que c'est toi, et aussi parce que tu m'as manqué.

— Toi aussi, Mira. Tu m'as manqué.

Je suis sincère. Mirabelle et Prune étaient mes meilleures amies, ces filles comptaient beaucoup pour moi, leur souvenir m'a permis de tenir les mois et années qui ont suivi le démantèlement de ma famille. Je suis content d'être venu ce soir et d'avoir fait la paix. Déni m'a encore une fois sauvé d'une situation complexe.

— Allez viens, on va danser.

Sa main glisse dans la mienne et Mira m'entraîne vers la piste de danse. Je me retrouve sur une grande terrasse éclairée par des lumignons. Les autres sont déjà bien alcoolisés. Elle me présente ses amis, notamment Marius, un grand dadais aux cheveux châtains, qui tient une fille prénommée Fanny par les épaules et l'embrasse avec un tel engouement qu'il pourrait la dévorer. Autour, les autres applaudissent, et je me demande s'il s'agit d'un pari, ou s'ils sont ensemble. Je n'ai pas le temps de me poser la question, parce que Mira est déjà en train de m'obliger à lever les bras et sautille au milieu des autres danseurs. Je perds vite la notion du temps. Les corps se mêlent et s'entremêlent, l'alcool coule à flot. Je bois un verre, puis deux. Je ne sens plus la fatigue, ni les courbatures du restaurant, ni celle qui me plombe l'esprit la plupart du temps.

À un moment, Anaïs se rapproche de moi. Si elle est restée distance durant le service, l'alcool semble la dérider, comme la soirée. Je me retrouve à danser coller-serrer contre elle, jusqu'à ce que Mira se glisse entre nous, d'une façon si peu subtile que j'ai une seconde l'impression qu'elle jalouse notre proximité. Anaïs s'écarte de moi et se retrouve à danser avec Mira. J'observe les filles, un sourire amusé aux lèvres, puis porte mon verre à mes lèvres. Mira et Anaïs restent collées l'une à l'autre, leurs corps ondulants, s'effleurant par intermittence, comme s'ils cherchaient à communiquer. Une seconde, je me demande si ce langage corporel signifie quelque chose, si les deux filles se plaisent, ou si ce n'est que le reflet de mon imagination. Je n'ai pas le temps de me poser davantage de questions, car Anaïs me fait signe de les rejoindre. Je repose mon verre et viens les retrouver.

 La soirée continue ainsi. Elle s'éternise jusqu'au bout de la nuit. Je danse et je ne pense plus à rien, seulement au fait que je suis de retour dans ce lieu où je me sentais si bien à dix ans.

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