Chapitre 6 - Souvenir
Cyprien
Robion, Novembre 2016
La pluie tombe à grosse goutte à l'extérieur. Assis devant la fenêtre, je scrute celle donnant sur le couloir de la maison des jumelles, de l'autre côté, dans l'espoir qu'elles finiront par poindre le bout de leur nez. Les vacances de la toussaint sont arrivées plus vite que les deux premiers mois d'école sont passés et je ne les attendais pas avec impatience. Vacances rime pour moi avec enfermement, la plupart du temps. En bas, dans le salon, les cris d'Anis résonnent fort, à peine couverts par ceux de Maman qui s'échine à le faire taire. Personne ne sait pourquoi il pleure autant, mais depuis qu'il est né, mon petit frère ne cesse d'hurler à la mort, nous empêchant tous de dormir et de nous reposer. Cela rend folle Maman, et ça agace Papa. Résultat : ils se reportent la faute l'un sur l'autre.
Déjà que cela n'allait pas fort avant, là, c'est pire.
J'ai mal à la tête à force de les entendre crier. Quand vient la nuit, je me bouche les oreilles, ou celles de Romaric, dans l'espoir que le bébé cesse de pleurer.
— Je t'ai dit de le faire taire ! hurle mon père au rez-de-chaussée.
— Mais j'essaye ! J'essaye ! Ce gosse est infernal !
— J'en peux plus ! J'vais l'tuer si ça continue.
— Sylvain ! Ne dis pas ça.
— Alors fais le taire !
Parfois, je me dis que c'était mieux avant quand on était que tous les quatre. Puis je me souviens que même avant, à quatre, ce n'était pas mieux.
— Maman ! Maman ! Je peux aller jouer dehors ?
— Tais-toi, Romaric. On ne veut pas t'entendre. Va jouer dans ta chambre.
Bruit de verre qui tombe. Vase qui se brise.
Mon père a sûrement envoyé un objet promener. Ça lui arrive souvent. Depuis toujours, il adore briser des choses quand il est énervé, alors que nous, quand on fait tomber un objet, on se fait gronder. Et punir. Son geste accentue les cris déjà prononcés d'Anis, j'entends Maman s'énerver en retour. Cela n'a rien d'inhabituel.
Une seconde plus tard, Romaric apparaît, les bras croisés, les yeux baissés, l'air aussi en colère que Papa. Des cernes creusent ses yeux, comme les miens. Difficile de dormir quand un bébé fait des vocalises de jour comme de nuit. Romaric porte son pantalon tâché de la veille, un t-shirt trois fois trop grand, et il s'allonge sur l'un des lits jumeaux de la chambre que nous partageons.
— Je veux jouer dehors ! réclame-t-il.
— Il pleut.
— Je veux jouer dehors.
Je n'ajoute rien, parce qu'il n'y a rien à ajouter. À la place, je me retourne vers la fenêtre, et récite toutes les prières que je connais dans la tête, dans l'espoir de voir l'une ou l'autre de mes amies apparaître. Ça marche assez bien en général, j'ai plutôt la côte du côté des dieux, surtout ceux de la Grèce antique que nous a présenté la maîtresse. Mon préféré, c'est Apollon, parce qu'il est beau et fait revenir le soleil.
Mes prières sont finalement récompensées une seconde plus tard.
— Regarde ! C'est Prune.
— J'm'en fou ! J'veux jouer dehors.
Je me penche plus en avant contre la fenêtre. Je crois que c'est Prune, mais si ça se trouve, c'est Mirabelle. Non, c'est Prune. Enfin, je crois. Difficile de les distinguer à cette distance. J'y arrive mieux quand elles sont face à moi, parce que Prune est plus timide, Mira plus intrépide. Heureusement, Mirabelle laisse toujours ses cheveux détachés alors que Prune adore les nouer. Cela me permet de les reconnaître plus facilement.
Ma main se pose sur le carreau de la fenêtre et mes lèvres s'étirent en un sourire pendant que je fais « coucou ». En face, la petite fille me fait signe, et je lui réponds de la même manière, avant qu'elle ne me désigne la cabane cachée dans l'olivier, au fond de mon jardin. Nous l'avons construite il y a deux mois, durant les vacances d'été. Cela nous a pris des jours pour trouver les planches, d'autres encore pour les accrocher dans l'arbre. Cette cabane est loin d'être parfaite, et sans l'aide d'Olive – le père des jumelles, pas les fruits de l'arbre -, nous n'aurions sans doute pas réussi à tout finaliser. Mon père a vu d'un très mauvais œil l'intervention de M. Rougier, mais comme cela lui permettait de se débarrasser de nous durant plusieurs heures, il a laissé couler.
— Tu sais quoi, on va aller dehors finalement ! Tu as raison.
— C'est vrai ? s'exclame Romaric en se redressant.
Ses cheveux châtain clair partent dans tous les sens, ne répondant à aucun ordre. On dirait les miens. J'opine du chef en désignant la cabane dans l'arbre.
— Va mettre tes bottes en caoutchouc. Et un ciré !
— Ouaaaaais !
Je l'observe courir vers l'armoire où il retire un à un tous les vêtements qui la composent, jusqu'à dénicher un vieux kaway. Comme nous n'en avons qu'un seul, je le lui laisse volontiers et me contente d'enfiler ma veste de tous les jours. C'est rare de voir Romaric sourire. Nous descendons les escaliers, main dans la main, et tombons sur nos parents en pleine dispute.
Une scène de famille habituelle, un portrait journalier et répétitif.
— Où vous allez ? lance mon père.
Ses yeux bleus lancent des éclairs, comme l'orage à l'extérieur.
— Dans le jardin.
— Il pleut.
— Pas grave.
La suite est couverte par les hurlements d'Anis. Mon plus jeune frère oublie de respirer tant il pleure. Ma mère le serre contre elle à s'en faire blanchir les phalanges et finit par le déposer brutalement dans son couffin.
— Je n'en peux plus Sylvain, ça ne peut plus durer !
— Et tu veux qu'on fasse quoi ? C'est pas ma faute si ce gosse pleure à longueur de temps, est-ce que tu...
La suite disparaît en même temps que la porte se referme sur mon frère et moi. Nous nous retrouvons dans le jardin, noyé par la pluie. La terre sèche est devenue un lit de gadoue dans lequel Romaric se précipite. Mon petit frère saute à pieds joints dans les flaques pendant que je relève la tête vers la fenêtre des jumelles. Elles sont toutes les deux là-haut, le nez collé contre la vitre, et je leur fais signe de me rejoindre.
Mira – ou peut-être Prune – ouvre la fenêtre et s'exclame :
— T'es fou, il pleut ! On sort pas nous.
— Et ?
— Maman dit que les sudistes ne sortent jamais un jour de pluie.
— On est pas des parisiennes !
Deux sourires identiques parent leurs visages. Mes amies sont des rayons de soleil dans un ciel gris. Je leur désigne la cabane du doigt :
— La cabane nous protégera.
— T'es sûr ?
— Certain !
— On peut quand même pas sortir, désolée.
Tant pis. Moi, je compte bien profiter. Je me saisis de Romaric et l'entraîne vers l'olivier. Il se débat une seconde, puis accepte de me suivre en comprenant où je vais. Une fois devant l'arbre, je l'aide à grimper à la corde, puis le suis, jusqu'à atteindre la plus haute branche, d'où je peux voir la fenêtre donnant sur celles devant laquelle les jumelles se sont assises. Je passe ainsi le reste de l'après-midi, dans l'olivier, à discuter avec elles pendant que Romaric casse des branches une par une, loin des pleurs d'Anis et de la dispute de mes parents.
Un bel après-midi sous la pluie, grâce à mes deux rayons de soleil.
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