Chapitre 4
Information importante à retenir : en Provence, le mot « putain », est à lire comme un mot de liaison, et non comme une insulte. Les provençaux l'emploient au moins vingt fois dans une journée pour commencer une phrase ou exprimer une exclamation, un agacement ou la joie.
*
Prune,
Robion, 4 juillet 2023
Cyprien est revenu.
C'est la seule chose à laquelle je pense alors que les paysages défilent. Toutes mes préoccupations concernant le bac et les résultats se sont envolées, il n'y a plus que son visage – ses deux billes bleues, ses cheveux blonds – qui occupent mes pensées. Il a changé, et pourtant, il est resté le même que dans mes souvenirs.
— Tu crois que c'était vraiment Cyp' ? lance Mira alors que nous passons devant un vignoble.
— Je crois.
Non, j'en suis sûre.
— En tout cas, il lui ressemblait beaucoup, ajoute Papa.
— Les Escoffier ont quitté le village, tout le monde le sait, rappelle Maman.
— Certaines personnes déménagent et reviennent, ça arrive.
— Avec sa foldingue de mère ? J'espère pas.
— Il était chez Lucette.
— C'est vrai ça. Que faisait-il chez Lulu ?
Ma tête tourne. « C'est vrai ça ! Que fait-il chez Lulu ? » répète mon cerveau. J'ai tellement espéré le revoir que je crains d'avoir transformé mes rêves en réalité. On ne peut pas être quatre à avoir eu la même vision, si ? Donc, si nous avons tous vu Cyprien sur le palier de chez Lucette – ou son double très ressemblant -, c'est que cela doit être lui.
Mais ça n'a aucun sens.
Cyprien est parti. Il a emporté nos jeux d'enfance et ne m'a laissé que mon cœur rempli de tristesse et de souvenirs, ainsi qu'une cabane dans un olivier. Pourquoi partir pour revenir sept ans après, comme ça, sans prévenir ?
— Il nous a pas prévenues, murmuré-je plus pour moi-même que pour les autres.
— Pourquoi aurait-il dû le faire ?! rétorque Mira.
Ma jumelle a un septième sens : elle entend mes pensées.
— Il nous a sûrement oubliées, ça fait sept ans qu'il est parti.
— On était meilleurs amis.
— On était surtout enfants.
— L'amitié, ça va, ça vient, chantonne mon père.
Pas pour moi, pas pour nous.
L'amitié, c'est censé durer toute une vie, non ? Surtout les amitiés d'enfance. Du moins, je le pensais, mais peut-être suis-je naïve de croire en l'éternité.
— Tu sais, quand j'étais jeune..., commence Maman.
— Oh non, pitié ! soupire Mira.
Ma mère ne tient pas compte de la remarque de ma sœur, elle embraye sur son histoire, celle d'une petite fille qui avait une ribambelle de copains et copines quand elle était enfant, et qui les a tous perdu au cours du temps.
— La vie est ainsi faite, philosophe-t-elle, les gens vont et viennent. Les amitiés d'enfance ne durent qu'un temps.
— Et puis, les gens changent en grandissant, ajoute Papa.
Je ne sais pas s'ils s'en rendent compte, mais à chaque mot qu'ils prononcent, c'est comme s'ils enfonçaient un clou dans mon âme, histoire de m'achever. Tandis que la voiture file sur la route des taillades, passant devant un joli moulin qui charrie l'eau du canal de Carpentras, mes souvenirs m'emportent dans le passé. Vers nos trois mains liées dans une promesse d'amitié éternelle et de fidélité. Ce souvenir me fait mal au cœur, mais le teinte aussi de tendresse et de mélancolie. Mira et mon père ont raison, Cyprien n'a duré qu'un instant dans notre vie, le temps d'un été et d'une année scolaire, qu'il a sûrement oublié après son déménagement.
Nous n'étions que des enfants et l'enfance passe vite, cédant sa place au tourment de l'adolescence, puis à la vie adulte. Si Cyprien ne nous devait rien, c'était son droit de ne pas nous écrire pour nous informer qu'il s'en allait, et où il était allé.
Alors pourquoi est-ce que ça fait si mal ?
— Ça va les filles, pas trop stressées ?
Mon père me tire du brouillard de mes pensées. À vrai dire, je ne suis plus stressée de rien depuis que j'ai aperçu Cyprien, et je crois que mes parents sont plus angoissés que nous deux réunis. À croire qu'ils repassent le bac aujourd'hui. Mira souffle bruyamment tandis que je triture mes doigts, avant de les porter entre mes dents, arrachant mes peaux mortes au passage. Une vieille habitude que ma mère déteste, mais dont je ne peux pas me passer. Mira finit par me donner une tape sur la main pour que je cesse de me mordre jusqu'au sang et mes doigts finissent par arracher la broderie sur mon short. L'abeille brodée aura bientôt perdu toutes ses rayures, il faudra que je la reprenne si je veux qu'on évite de la confondre avec une balle rebondissante.
— Nous y voilà !
Mon père gare la voiture devant le lycée Ismaël Dauphin, où Mira et moi avons passé les trois dernières années. Quelques élèves se trouvent déjà regroupés agglutinés devant, certains accompagnés de leurs parents, d'autres seuls ou avec des amis. J'avise rapidement le groupe de ma sœur qui lui fait signe dès qu'elle claque la portière de la voiture. Ma mère n'a pas le temps d'appeler Mira qu'elle s'est déjà jetée dans leurs bras, claquant une bise à Bastian, Marius et Fanny, avant de demander :
— Anaïs n'est pas là ?
— Pas dispo aujourd'hui, répond Marius. Elle propose de passer chez moi ce soir, après son service au resto.
— On fête toujours le bac chez toi ? s'enchante Mira.
— Si on a le bac, précise Bastian.
— On aura le bac, ajoute Fanny, sûre d'elle.
Pendant que Mira s'empresse de répondre par l'affirmative à cette promesse de fête jusqu'au bout de la nuit, je reste à côté de mes parents, comme l'enfant sage que je suis. Mes pensées ne cessent de vagabonder du côté de Robion, où je revois sans cesse le visage de Cyprien. Était-il surpris de me voir ? Heureux ? Triste ? S'attendait-il à me trouver là ?
Oui, sûrement, il sait que tu habites dans cette maison.
Ou alors il l'a oublié.
Je ne sais pas vraiment quoi en penser, mais je n'ai qu'une envie : récupérer mes résultats le plus vite possible, sauter le déjeuner au restaurant, et rentrer à Robion pour le retrouver. Quoi que, peut-être que je devrais m'abstenir. S'il est revenu, et qu'il ne s'est pas empressé de venir sonner chez nous pour réclamer que nous allions jouer à la marelle, 1, 2, 3 soleil, ou courir dans les vergers, c'est sans doute qu'il n'a pas envie de nous revoir.
Ou qu'il a grandi. Juste grandi.
Je chasse cet argument. Grandir ne signifie pas effacer ses souvenirs, n'est-ce pas ?
— Les portes s'ouvrent ! Regardez !
— On y va ?
Mes parents ressemblent à deux enfants lors de leur première rentrée en maternelle. Main dans la main, ils avancent vers le portail, tandis que je les précède d'un pas. Même si je les trouve lourds et surprotecteurs, je dois quand même reconnaître que j'ai les meilleurs parents du monde. Ils se sont rencontrés au lycée, à l'âge de seize ans. Ils se sont aimés au premier regard – version Coup de foutre à Notting Hill – et ne se sont jamais plus quittés depuis. J'avoue que leur modèle d'amour inconditionnel ne m'aide pas. Mes parents sont deux âmes sœurs, et même s'ils n'ont pas toujours vécu d'amour et d'eau fraîche – encore plus quand ma mère est tombée enceinte à l'âge de dix-huit ans -, ils se sont toujours aimés et ont tout surmonté. À cause d'eux, je crois en l'amour absolu et je le recherche. Un amour d'enfance, qui dure pour l'éternité. Mira dit que je suis une grande rêveuse et que je me perds trop dans mes fantasmes amoureux, au lieu de vivre la réalité. Elle a sûrement raison.
Mira a toujours raison.
Le résultat de cette histoire, c'est que depuis le départ de Cyprien, je n'ai vécu aucune histoire d'amour. Si on excepte celle dont je rêve et mes lectures, mon compteur amoureux est à l'état de zéro. Pas un bisou, pas une étreinte, pas de papillons dans le ventre. Alors que Mirabelle a enchaîné les relations, moi, je suis restée dans mon coin, trop timorée, et trop enfermée dans le souvenir de mon amour d'enfance, disparu à jamais.
— PRUNEEEEEEEEEEEEEE !
La voix de mon meilleur ami – celui qui est venu remplacer Cyprien -, me sort de ma rêverie. Félis fend la foule, tel Moïse écartant la mer rouge. Il court jusqu'à moi, salue vite fait mes parents, puis m'attrape la main et m'emmène en courant vers la liste des résultats. C'est l'histoire de ma vie : les garçons ont une fâcheuse tendance à me saisir les doigts pour m'entraîner à leur suite, et comme je suis du genre à ne pas savoir réagir face aux situations complexes, j'accepte sans broncher. Enfin, je dis les garçons, parce que deux est un pluriel, mais dans les faits, aucune autre personne – Mira mise à part – n'a opéré ainsi avec moi.
— REGARDE !
— Tu es obligé de crier ?
— Je suis ADMIS !!!!
Félis est au comble de la joie, ses fossettes grimpent jusqu'à ses oreilles, faisant remonter le piercing qui lui pince l'arcade sourcilière. Ses dreadlocks sont relevées sur sa tête en un chignon, à part une mèche qui lui tombe devant le nez et masque ses taches de rousseur. Nous nous sommes rencontrés en classe de seconde car nous suivions tous les deux l'atelier théâtre. Mon but à moi : surmonter ma timidité et prendre de l'assurance. Son objectif à lui : devenir un véritable comédien, parfaire son futur CV en enchaînant les meilleurs rôles dans les pièces de Mme Poisson, notre prof, et partir s'inscrire au Cours Florent, à Paris, pour concurrencer Pierre Niney. J'ai eu beau lui dire cent fois que personne ne pourrait détrôner cet acteur incroyable, il persiste dans son idée.
— Tu te rends COMPTE ? s'écrie-t-il. Je vais pas au rattrapage.
Il crie si fort dans mon oreille droite que je n'entends plus les cigales chanter, c'est dire comme il a de la voix.
— Et toi ?
— Admise aussi.
— PUTAIN ! J'y crois pas ! T'as eu MENTION TRÈS BIEN.
— S'il te plaît, Fel', arrête de me crier dans les oreilles.
C'est à cause du théâtre, ça ! Il ne peut pas s'empêcher de forcer sur sa voix pour se faire entendre. Je suis son doigt, posé sur mon prénom, jusqu'à voir s'afficher la fameuse « mention très bien ». Un soupir de soulagement m'échappe, aussitôt suivi d'une étreinte étouffante quand les bras de ma mère m'enserrent par derrière. Le câlin est très vite suivi par celui de mon père, qui manque de retirer tout l'air de mes poumons.
— Nous sommes si fiers de toi.
Ils pleurent tous les deux, et leurs larmes salées viennent se mêler à celles de Félis, qui pousse des petits cris de joie qui ressemblent à un mixte entre une cigale et un labrador. C'est assez étrange à entendre, à vrai dire. Quand ils consentent enfin à me relâcher, je suis toute ankylosée d'avoir été serrée comme une sardine. Je profite d'une seconde d'inattention de leur part pour faire signe à Félis de s'échapper. Nous partons tous les deux vers le bâtiment A (celui de l'administration) afin de récupérer nos résultats. Le diplôme viendra plus tard, quand l'Éducation nationale aura pris le temps de l'imprimer, mais je veux déjà jeter un coup d'œil sur mes résultats. Pendant ce temps, j'aperçois au loin ma sœur entourée de ses amis, puis de mes parents qui tapent l'incruste. Je m'arrête une seconde, et comme si elle l'avait senti, le regard de ma jumelle se porte vers moi, puis son pouce se lève.
Bac obtenu.
Je lâche un soupir. C'est ridicule parce que, même si Mira avait échoué – ce que je n'espérais pas -, nous n'aurions pas été ensemble l'année prochaine. Elle s'est inscrite à l'université d'Avignon, alors que j'ai été prise à Aix-en-Provence. Cela sera la première fois que nous serons séparés de plusieurs kilomètres, et j'étouffe déjà à cette pensée. Je la repousse donc au coin de mon esprit, et préfère me concentrer sur le document que me tend la secrétaire. Mes yeux parcourent mon relevé de note, et je ne peux m'empêcher de ressentir une pointe de déception en voyant mon quinze sur vingt en philosophie. C'est ma plus mauvaise note, mais j'imagine que face au huit affiché sur celui de Félis, je n'ai pas à me plaindre. Aussi, je ravale mon perfectionnisme, et attend sagement que Mira et sa clique nous rejoignent.
Cela ne tarde pas. Ils arrivent comme un navire pourfendant la mer : bruyamment et sans tact. Si je trouve Bastian plutôt sympathique, j'ai toujours eu du mal avec Marius et Fanny, et cela n'a rien à avoir avec l'œuvre de Marcel Pagnol. Même s'il est vrai que, comme dans la trilogie marseillaise, Marius est un vrai goujat qui enchaîne les filles comme certains utilisent des mouchoirs, ce n'est pas le cas de Fanny qui est très gentille. Ce qui m'énerve avec elle, c'est cette façon qu'elle a de toujours accaparer ma sœur, comme si elle lui appartenait.
— Alors ? demande Mira en se penchant vers moi. Mention très bien, hein ?
— Ouais..., avoué-je timidement.
Je sais qu'il ne faut pas s'en vouloir de réussir, mais j'ai toujours peur d'être taxée de prétentieuse si j'affiche mes bons résultats. Aussi, je les étouffe les plus souvent, me cache derrière un sourire et me contente d'un « C'est juste du travail », ce qui est assez vrai. Je ne suis pas ce genre d'élève qu'on pourrait qualifier de « génie ». Je suis une élève studieuse, qui passe quatre-vingt pourcents de son temps à bosser, et les vingt pourcents restant à lire, broder et rêver de son amour d'enfance non avoué, qu'elle pensait disparu à jamais.
Le visage de Cyprien revient. Un visage plus adulte, moins enfantin.
Aussi chassé par les bras de Mira qui me secoue comme un prunier.
— Je t'avais dit que tu réussirais brillamment.
— Oui, c'est vrai. Tu avais raison.
— Arrête de jouer les fausses modestes ! cancane Marius. Tout le monde sait que t'es une intello ici.
— Marius, le sermonne Bastian, les bras croisés. C'est pas très gentil de dire ça.
— Pourquoi ? C'est la vérité : Prune est une intello.
— Ouais, mais le mot intello, c'est...
— On s'en fout ! le coupe-t-il. Tu vas pas jouer les rabat-joie, là !?
Non, évidemment, ne cassons pas l'ambiance surtout.
— Vous venez avec Mira ce soir ? demande Fanny en se tournant vers Félis et moi.
— Où ça ? s'exclame mon ami.
Oh non ! Oh non ! Pitié.
Je comptais passer la soirée tranquillement chez moi, à broder ou crocheter devant une série. C'est ma définition du terme de « bonne soirée », l'inverse de celle qu'utilise Mira dans le dictionnaire. Malheureusement pour moi, lorsque Fanny répond qu'ils font une fête chez Marius, Félis dit oui sans hésiter. J'imagine donc que je n'ai pas le choix, ce ne serait pas poli de refuser, et « on ne fête le bac qu'une fois dans sa vie ».
— Et t'inquiète Bas' ! Ensuite, on t'aide à réviser.
Celui-ci baisse les yeux, gêné. Je comprends alors :
— Tu es au rattrapage ?
— Ouais.
Il n'ajoute rien, mais je suis soudain triste pour lui. Les trois autres ont l'air de l'avoir obtenu sans réviser, comme Mira qui s'en sort avec tout juste la moyenne, et Marius qui l'obtient à 0,01 points près. Fanny a une mention assez bien, tout comme Félis. Je suis le seul ovni du groupe, si bien que je préfère ne pas étaler ma réussite, histoire d'éviter d'enfoncer le clou.
Nos relevés obtenus, nous rejoignons mes parents qui attendent devant le lycée. Mira et moi sommes obligées de quitter nos amis respectifs pour partir déjeuner en famille.
— À ce soir ! crie Fanny. Vingt heures !
Elle tapote sa montre inexistante à son poignet, et ma sœur répond par un baiser. La jalousie revient se frayer un passage, et j'étouffe mon agacement en me rongeant les ongles. Fanny et Mira ont le droit d'être amies, tout comme je le suis avec Félis.
— On va manger où, au fait ? interroge Mira.
— L'Envol ? Le Café de Paris ? Le Relais des saveurs ? suggère mon père.
— L'Envol, tranché-je.
— Tu as raison, ma chérie. Évitons ces traîtres de provençaux qui ont nommé leur restaurant du même nom que la capitale.
— Et le relais des saveurs coûte assez cher, ajoute ma mère.
— Et j'aime les fleurs de courgette aux gambas, tranche ma sœur en repensant à notre dernière visite.
L'affaire est donc pliée. Nous grimpons tous les quatre dans la Mini, direction l'Envol, pour fêter notre réussite. Mon retour à Robion peut bien attendre quelques heures. De toute façon, si le garçon d'en face était bien Cyprien, il ne devrait pas s'envoler.
Pas vrai ?
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