Chapitre 28 - Souvenirs


TW : Attention, ce chapitre comporte des violences intra familiales, pouvant être difficile à lire. 

*

Cyprien

Allauch, Juillet 2017

La nuit vient juste de tomber. Il est vingt-trois heures, les cigales chantent encore dans les pins parasols qui entourent la maison de tonton, où mes parents se sont réfugiés après notre départ précipité de Robion. Romaric est assis sur le canapé, les mains serrées autour de ses genoux, prostré. Il refuse de parler depuis midi, Papa lui a interdit d'ouvrir la bouche, parce qu'il a dit un gros mot au petit déjeuner. Agenouillé sur le tapis devant mes mikados éparpillés sur le sol, je tente de les sortir un à un, sans qu'ils se touchent. Pendant ce temps, depuis son parc, Anis s'égosille. Ma mère tente de le calmer depuis une demi-heure, mais rien n'y fait. Chaque fois qu'elle le touche, il se démène comme un diable et ses hurlements augmentent en décibel.

Tonton est allé se réfugier sur la terrasse où il fume une cigarette pour échapper aux cris. Il a demandé combien de temps nous comptons rester, mais Papa l'a regardé avec son « regard qui tue », puis ils se sont disputés. Maintenant, il ne cesse de jeter des regards en arrière, vers Papa et Maman, qui hurlent presque plus fort qu'Anis. J'ai l'impression que tout le monde ne fait que se disputer. Alors je joue aux mikados, pour tenter d'échapper à ça.

— FAIS LE TAIRE ! crie Papa.

— Je n'y arrive pas, Sylvain ! Je te l'ai déjà dit cent fois. Je ne sais pas ce qu'il a...

— Je vais finir par l'étouffer ce gosse.

— Arrête, Sylvain. C'est notre fils ! Arrête de dire ça !

— FAIS LE TAIRE !

Papa s'avance vers le bébé, mais Maman lui barre la route, bras écartés. Je relève brièvement la tête, le temps d'apercevoir la lueur noire dans le regard bleu de mon père. L'orage ne va pas tarder à gronder. Avec le temps, j'ai appris le reconnaître, et c'est encore pire depuis que nous avons quitté Robion. Ils ont même parlé de ne pas nous renvoyer à l'école à la rentrée, avec Romaric, pour éviter qu'on « attire les soupçons ». En entendant ça, j'ai dû faire de gros efforts pour éviter de pleurer, parce que l'école, c'est la seule chose qui me donne envie de me lever le matin, l'un des seuls endroits où je me sens bien.

En paix. Sans bruit.

— Je t'ai dit DE LE FAIRE TAIRE !

— Arrête, Sylvain ! Arrête !

Anis hurle encore plus fort, Romaric se bouche les oreilles. Mon petit frère a peur. Lui aussi étouffe dans cette ambiance. J'attrape un mikado et le dépose à côté d'un autre, sur la pile déjà formée. Je suis très doué. Ça m'évite de penser. Le problème, c'est que mes oreilles, elles, entendent tout.

— C'est un bébé, Sylvain. Ça pleure, les bébés.

— CE GOSSE VA ME RENDRE DINGUE !

— Et tu crois que MOI, je ne suis pas fatiguée ?

— Tu avais dit que tu le montrerais à un médecin ? Ils sont tous incompétents ou quoi ?

— Je l'ai ramené chez le docteur, il a dit qu'il n'y avait pas de souci, que c'était sûrement le stress, qu'il est...

Une claque retentit. Puis deux.

Mon père abat la paume de sa main sur les joues de ma mère.

Paf ! Paf !

Je retire un autre mikado, victorieux, au moment où mon oncle ouvre la baie vitrée et se précipite pour se mettre entre Maman et Papa. Je relève la tête. Romaric a disparu du canapé, je l'aperçois dissimuler sous la table, prostré. Anis crie encore plus fort. Je reviens à mes mikados.

— Ne touche pas à ma sœur ! gronde tonton.

— Ta sœur a qu'à faire taire son gosse ! hurle mon père.

— Qu'est-ce qu'il a ce gamin ? Pourquoi il pleure tout le temps ?

— Mais j'en sais rien ! s'énerve ma mère. J'en sais rien.

Anis s'égosille. Ses hurlements sont si stridents, si infernaux, que même moi, je finis par abandonner les mikados. Je n'en peux plus. J'ai besoin de silence, besoin de calme, besoin qu'il s'arrête. Je ferme les yeux et adresse une prière au ciel. Pour une fois, je suis d'accord avec Papa. Il faut qu'Anis se taise. Pitié, faite qu'il se taise.

— BON, ÇA SUFFIT !

— Sylvain ! Qu'est-ce que tu vas faire ? Sylvain ?

Papa traverse le salon, s'arrête devant le parc d'Anis et le toise de son regard méchant. Mon frère pleure de plus en plus fort. De grosses larmes roulent sur ses joues et il serre ses petits poings. Papa l'agrippe par le col de son pyjama.

— Sylvain ? Qu'est-ce que tu fais ? SYL...

Et l'envoie voler contre le mur.

Alors, tout se fige.

Le temps.

L'air.

La vie.

Je n'ose plus bouger, pas plus que Maman, Romaric ou tonton.

Mon père reste les bras ballants, à regarder le corps de mon petit frère étendu sur le tapis, qui a cessé de pleurer.

La scène ressemble à une nature morte.

Une nature... morte ?

— MAIS QU'EST-CE QUE TU AS FAIT ?

— PUTAIN, SYLVAIN !

— IL NE PLEURE PLUS ! IL NE PLEURE PLUS !

— PUTAIN, SYLVAIN.

La peinture reprend vie. Les acteurs se remettent à bouger.

Romaric hurle, les mains plaquées sur ses oreilles.

Maman se précipite sur le corps d'Anis, allongé sur le sol. Elle le prend dans ses bras, l'appelle, le secoue, se tourne vers tonton, le visage noyé de larmes.

Papa ne dit plus rien. On dirait une statue.

Et moi... moi... moi je ne sais pas...

Je serre mes mikados dans mes mains et mes doigts deviennent blanc.

Tout blanc, comme le visage d'Anis.

— ANIS ! ANIS ! IL NE BOUGE PLUS, SYLVAIN ! IL NE BOUGE PLUS !

— J'appelle une ambulance ! s'écrie tonton.

— Non ! Non, ne fais pas ça, l'interrompt Papa, si les flics débarquent, ils...

— MAIS IL NE RESPIRE PLUS, SYLVAIN.

Il ne respire plus. Il ne respire plus.

Mon petit frère ne respire plus.

— Florian, appelle les pompiers.

— Il est sûrement juste sonné, tente de la rassurer Papa, il va se réveiller, il va...

— APPELLE LES POMPIERS, FLORIAN.

Tonton se précipite sur son téléphone et tape des numéros.

Je ne sais toujours pas quoi faire. Ni quoi penser. Ni comment respirer.

La scène repasse en boucle dans mon esprit.

Papa a jeté Anis contre le mur.

Anis ne bouge plus.

Anis est peut-être mort.

Mort.

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