Chapitre 27
Cyprien
Robion, 19 août 2023
Je ne suis venu qu'une fois dans la chambre des jumelles. La pièce n'a pas changé, les deux lits jumeaux sont toujours là, séparés par un bureau et un paravent. Seuls les posters de leurs stars préférées ont été remplacés par un décor plus adolescent. Une pelote de laine est posée sur le lit que je suppose être celui de Prune, ainsi qu'une aiguille qu'elle s'empresse de ranger dans sa table de chevet. J'avoue être un peu intimidé.
— Alors ? T'en penses quoi ?
Est-ce que Prune s'attend à ce que je mette une note, sur une échelle de 1 à 10 ? Si c'est le cas, je peux directement placer un 10/10 sans sourciller. Parce que quand on a connu que des dortoirs de quatre à sept personnes, qu'on a très peu dormi pendant les trois quarts de sa vie (voire les 98%), qu'on n'a jamais pu laisser une seule affaire sans se la faire voler, on trouve toutes les chambres personnalisées magnifiques.
— C'est joli.
— Merci.
Le silence s'installe, Prune se laisse tomber sur son lit et triture la couverture de ses doigts. Pour ne pas statufier, tel un vase de fleurs séchées, je m'assois à côté d'elle. Ma copine continue de malaxer le drap, allant jusqu'à le froisser avec poigne, jusqu'à ce que ma paume tombe sur la sienne. Quand son regard croise le mien, je lui offre un sourire et reviens l'embrasser.
Rapidement, le baiser s'accentue. Nos langues jouent un délicieux ballet, mes mains glissent dans le bas de ses reins et son corps bascule sur le lit. Allongés, nous continuons à nous embrasser. Ma respiration s'accélère, mon corps s'embrase et je sens le désir me gagner quand sa cuisse remonte contre mon bas-ventre. En sentant la bosse qui s'est formée dans mon bermuda, Prune se fige entre mes bras. Son regard croise le mien et je sens la panique dans ses yeux, avant même de sentir son corps se crisper. Je recule aussitôt.
— Pardon.
L'embarras me fait monter le rouge aux joues. Je tente de camoufler mon érection comme je le peux, en me saisissant d'un coussin, et en pensant très fort aux endives au jambon (le plat que je déteste le plus au monde). Prune se redresse et tourne la tête sur le côté, le regard fuyant.
— Non, c'est moi, t'excuses pas...
Je m'empresse de récupérer son menton entre mes doigts et amène mon visage vers elle pour lui voler un baiser.
— Je ne voulais pas te mettre la pression, la rassuré-je. C'est juste... euh... mécanique ?
Prune éclate de rire, ce qui a au moins le mérite de faire redescendre mon excitation. Je lui renvoie le coussin dans la figure, et on se chamaille pendant quelques minutes, le temps qu'elle reprenne son souffle et ses esprits. L'une de ses tresses s'est défaite, une bretelle de son débardeur tombe sur son épaule et elle a l'air de mourir de chaud. La pièce n'est pas climatisée, et ne contient aucun ventilateur pour tenter d'avoir un peu d'air.
— Ne te moque pas, la sermonné-je. C'est compliqué d'être un mec, tu sais ? On ne peut rien cacher.
— Je vois ça.
— J'te jure, une vraie plaie.
J'insiste, ce n'est pas toujours facile de camoufler son désir, alors que les filles peuvent faire semblant, elles. Au foyer, c'était très compliqué, surtout le matin, lorsque notre corps nous met dans une situation embarrassante dès le réveil et que des abrutis trouvent le moyen de se moquer.
— En fait... c'est juste...
Prune semble hésiter sur ce qu'elle veut dire. J'attends, sans lui mettre la pression, jusqu'à ce qu'elle murmure :
— Je ne l'ai jamais fait.
— Je m'en doutais.
Ses sourcils se froncent. J'ai l'impression de l'avoir vexé, aussi m'empressé-je d'ajouter :
— Du moins, pas avec Stephan !
— Mais enfin ! Pourquoi ni toi, ni Mira ne m'avez cru ?
— Parce que ce type est une caricature ambulante ! Un peu comme Tom-le-sauveteur. Et puis parce que je sais que tu n'as d'yeux que pour moi.
— Frimeur.
— Quoi ? Parce que c'est faux ?
Prune soupire en levant les yeux au ciel, mais ne me détrompe pas. Je prends cela pour un oui, et lui arrache un nouveau baiser avant de la renverser sur le lit pour lui faire des chatouilles. Quand j'estime qu'elle a suffisamment payé pour son mensonge, je remplace ma torture par des bisous, que je dépose un à un, en partant de son front, jusqu'à la base de son cou. Elle me laisse faire en caressant mon dos. Je finis par arrêter, la tête posée contre son épaule en me faisant la réflexion que je pourrais m'endormir ainsi.
— On peut juste faire la sieste, tu sais. Je suis fatigué de toute façon.
Cuisiner m'a épuisé et je fais toujours une sieste en rentrant du restaurant en principe. Bientôt, je vais me transformer en vieux papi. Nous nous installons contre ses oreillers, pendant que Prune récupère sa broderie et son ordinateur.
— Tu veux regarder un film ?
J'accepte volontiers, sachant que je ne vais de toute façon pas le voir en entier. Prune choisit le dernier Disney et dix minutes plus tard, je m'endors comme un loir, la tête contre son épaule, pendant qu'elle joue de son aiguille. Prune sent toujours aussi bon la rose, je me sens bien contre elle, elle est le meilleur oreiller que j'ai jamais eu de toute ma vie. Quand je rouvre les yeux, l'ordinateur est éteint et Prune a presque terminé la famille de cigales qu'elle brodait sur une chemise. Je baille fortement, lui arrachant un sourire, et elle vient déposer un baiser sur mon front, puis me montre le résultat.
— Sympa.
— Merci.
— Tu en fais souvent ?
Elle hoche la tête et m'explique avoir commencé en regardant des tutos sur YouTube il y a quelques années. Apparemment, cela l'aide à canaliser son flot de pensées et à mémoriser ses leçons au lycée. J'aurais peut-être dû essayer. Si ça se trouve, j'aurais eu le bac grâce à la broderie. Une seconde, je m'imagine au foyer, en train de jouer de l'aiguille. Soit les autres auraient ri, soit ils se seraient moqués. Certains auraient sûrement trouvé le moyen de détourner l'objet pour fabriquer une arme. Je chasse cette image qui pourrait tourner à la catastrophe et demande à Prune si elle compte faire pareil l'an prochain, pendant les cours de droit. Je ne récolte qu'un coup de coude en réponse.
— Pour la peine, je ne broderai pas ta chemise.
— Tu me fends le cœur, là, tu sais ? Moi qui rêvais de cigales.
— Oh, Cesar ! T'arrêtes là.
— Non, je vais vraiment pleurer.
J'affiche une mine toute triste qui lui fait lever les yeux au ciel. Prune dépose sa broderie sur la table de chevet et me propose d'aller prendre un goûter. Le radio réveil affiche déjà dix-sept heures trente, mais puisqu'il n'y a pas d'heure pour se nourrir, et que les gargouillis de mon ventre répondent à ma place, je m'empresse d'accepter. Nous rejoignons la cuisine où Prune nous sert deux verres de jus d'ananas, accompagné de navettes à la fleur d'oranger et de croquants aux amandes. Je me casse les dents dessus, mais je mange avec bon appétit. En face, Prune croque à même dans une navette, sans me lâcher des yeux. J'en suis à mon septième biscuit quand elle reprend la parole :
— Est-ce que tu as parlé à Lucette ?
Je me fige, mon croquant à moitié coupé en deux. Une seconde, j'hésite à me défiler, avant de me souvenir que la fuite n'est pas toujours la meilleure solution, et que je lui dois une vraie réponse :
— Pas encore.
— Tu comptes le faire ?
Il faudra bien. Je me suis promis de parler à Guy à la fin de la semaine au sujet de l'apprentissage. S'il me donne une réponse positive, je pourrais envisager d'en discuter avec Lucette pour savoir si elle serait d'accord pour me garder. J'ai tellement peur qu'elle me rejette que je passe mon temps à repousser, repousser, repousser... comme si cela pouvait me préserver ou m'empêcher d'avoir mal, au moment où cela arrivera.
Parce que ça arrivera, Cyprien. Personne ne te garde jamais. Et Lucette n'a aucune raison de le faire puisque tu seras majeur en septembre.
Je fais taire la voix dans ma tête, autant que faire se peut, et termine mon croquant en expliquant ma stratégie à Prune. Une expression étrange s'affiche sur son visage, mélange de grimace et de scepticisme. Je crois qu'elle aimerait que j'en parle maintenant, là, tout de suite, que je cours au restaurant, que je retrouve Lucette, et que je lui explique ce que je compte faire à la rentrée. Parce que Prune est comme ça : elle planifie tout, et si elle n'a pas de vision à long terme, elle panique. Moi, j'ai appris depuis longtemps que cela ne servait à rien de se projeter ; puisque tout peut nous être retiré en un instant.
— Cela ne changera rien entre nous, tu sais.
Ses sourcils se froncent. J'ai peur qu'elle interprète mal mes paroles, alors je précise.
— Je veux dire... Même si je n'habite plus à Robion, on peut quand même rester ensemble, non ?
Après tout, elle sera à Aix-en-Provence l'an prochain. Et même si je n'ai pas le permis et un budget limité, il y a toujours des bus et des trains. Pour Prune, je peux même consentir à utiliser plus souvent mon téléphone portable. Elle semble soulagée par ma réponse, même si ce n'est pas celle qu'elle espérait. Je tends ma main et mêle ses doigts aux miens. Je ne veux pas qu'elle pense que je la fuis, ou qu'elle ne compte pas pour moi. Elle m'est précieuse, c'est seulement que ma vie est un chantier, et qu'y mettre de l'ordre va me demander du temps, et une confiance que je ne possède plus depuis longtemps.
— Tu as raison, souffle-t-elle. C'est juste...
— Juste ?
— Je voudrais en faire plus pour toi.
Un mince sourire étire mes lèvres. Cette fille a le cœur sur la main. Je sais qu'elle ne s'en veut de ne rien avoir vu quand elle était enfant, mais je ne peux pas la laisser culpabiliser.
— Si tu es mon copain, je dois te soutenir, non ? continue-t-elle.
— Si ? répète-je en souriant.
— Tu m'as compris. Je veux être là pour toi.
— Je sais, Prune, mais tout va bien, OK ? Je sais que tu aimerais que ça aille plus vite et que je te donne des réponses, mais j'ai besoin de temps. Je vais parler à Guy, c'est promis, et à Lucette aussi, mais...
Mais d'abord, j'ai besoin de leur prouver, et de me prouver à moi-même, que je vaux quelque chose. Prune acquiesce, traduisant mon silence, comme si elle lisait dans mon esprit. Derrière elle, l'horloge murale accompagne notre goûter de son tic-tac, comme Myrtille qui ne cesse de lever la tête par intermittence, pour s'assurer que je n'aurais pas fait tomber un biscuit. Mes yeux courent sur le vaisselier, remplis du service en porcelaine datant du mariage de Cerise et Olive. Je me demande si j'aurais un jour une maison comme celle-ci, avec une cuisine provençale, des bocaux alignés sur des étagères, une femme que j'aime à mes côtés, et des enfants. J'aimerais avoir des enfants plus tard, pour pouvoir les élever et leur donner l'amour que je n'ai pas eu.
Mais j'ai tellement peur de reproduire le même schéma que mes parents.
— Cyp ?
— Oui ?
Prune baisse la tête, hésitante. Je sais qu'elle veut me poser des questions auxquelles je ne souhaite pas répondre. Sauf que cette fois, je ne peux pas me défiler, parce qu'elle a besoin de comprendre et qu'au fond, j'ai peut-être besoin d'en parler.
De poser des mots sur mes maux, comme disait ma psy que je n'écoutais pas.
— Tu as dit que tu ne voulais pas parler de ton frère.
— Parce qu'il n'y a rien à dire, la coupé-je, un peu trop vivement. Romaric a fait une grosse connerie et même si ça me fait chier pour lui, il faut qu'il prenne conscience de ses actes.
— Je ne parle pas de Romaric.
Ah ! Oui, je vois...
Je vois très bien, même.
Pourtant, je n'ose plus rien dire.
Je ne bouge plus, aucun son ne sort de mes lèvres.
— Est-ce que tu peux me parler d'Anis ?
Non.
Non, je ne veux pas parler d'Anis.
Je ne peux pas parler d'Anis.
Mes yeux s'embuent de larmes.
Pitié, non.
— Il n'y a rien à dire...
— Je crois, au contraire, que tu as besoin d'en parler.
Je secoue la tête de droite à gauche. Sa main reste fermement agrippée à mes doigts, elle caresse ma peau, effectuant des petits ronds sur le dessus, comme pour me réconforter. J'ouvre la bouche pour parler, mais les mots restent figés. J'aimerais lui dire, j'aimerais expliquer. Mais à la place, je pleure. Je pleure beaucoup trop d'ailleurs, avant même que je ne m'en aperçoive. Je pleure toutes ces larmes que mon père m'a interdit de verser. Je pleure la famille dysfonctionnelle et déchirée dans laquelle je suis né. Je pleure parce que c'est injuste. Parce que ça ne devrait pas exister, des enfants avec des parents maltraitants. Parce que j'aurais aimé être choyé, câliné, protégé, moi aussi. Parce que j'aurais aimé que mes parents aient des noms de fruits. Parce que ces dernières années ont été horribles, que j'ai attendu toute ma vie d'atteindre la majorité, pour pouvoir m'éloigner de toutes les horreurs que je côtoyais. Parce que je pensais sauver mes frères, mais que je n'ai pas pu. Parce que Romaric est enfermé dans un centre éducatif. Parce que mon oncle, pourtant mon tuteur légal, ne prend jamais de mes nouvelles. Parce que mon père avait raison. Vivre avec eux était un enfer, mais c'était un enfer que je connaissais.
Et le pire, c'est que je ne peux pas m'empêcher de les regretter, alors même que je devrais les détester.
Parce que ce que j'ai connu après mes parents étaient presque pires que ce que j'avais avec eux.
Pourquoi retire-t-on des enfants à leurs parents pour les mettre dans des foyers où ils sont la cible de maltraitance ? De violence ? De cris ? D'insultes quotidiennes ? Où il est impossible de se reconstruire et où on vit entouré de désespoir et de haine. Le juge avait promis que je serai mieux, loin d'eux, que je serai protégé. Mais qui m'a protégé quand des gamins de douze ans sont venus m'insulter ? Qui m'a protégé quand Romaric a commencé à déconner, et que j'ai dû aller seul le chercher ? On m'a sermonné quand j'ai commis mes premiers vols. Mon éducateur m'a fait la leçon la première fois que je me suis battu. Mais quelles solutions me restaient-ils, à part celle-ci ? L'État m'a retiré à mon foyer et m'a abandonné, lui aussi.
Je n'avais plus rien.
— Ça va aller, Cyprien.
Non, ça ne va pas du tout. Ça ne va pas depuis des années. Sauf que je n'ai pas d'autre choix que d'avancer et je refuse de laisser mon pas me détruire. Face à mes larmes, Myrtille vient se coucher contre mes pieds en poussant des plaintes aiguës. Prune se lève pour s'asseoir à côté de moi et m'enlace dans ses bras.
Je continue de pleurer, pleurer, pleurer.
Quand mes larmes se tarissent enfin, je suis épuisé.
Je me sens triste.
Si triste.
Vidé.
— Il est mort, c'est ça ?
Je ferme les yeux, laisse les souvenirs me gagner.
Puis secoue la tête :
— Non.
Mais peut-être aurait-il mieux valu ?
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Et pour la première fois, je raconte à quelqu'un le souvenir de cette nuit-là.
Cette réplique fait référence à une scène du film Marius, durant laquelle Cesar, le père de Marius, triche lors d'une partie de cartes.
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