Chapitre 26


Prune,

Robion, 19 août 2023

— Je sors avec Cyprien.

— Quoi ?

Allongée sur le lit, Mira se redresse brusquement, les yeux écarquillés. Je tente d'afficher l'air le plus détendu possible – genre, la fille qui a l'habitude de sortir avec un garçon - alors que mon cœur bat la chamade. Cela fait plusieurs jours que je garde l'information secrète, avec l'envie folle de la partager. Il n'y a pas à dire : je ne sais pas garder un secret. Cyprien m'a promis que je pouvais le dire à ma sœur, il sait combien l'avis de Mirabelle compte pour moi. J'attends donc son verdict, un peu tendue.

— Oui, voilà ! J'espère que ça ne te gêne pas ?

Mira arque un sourcil.

— Pourquoi ça m'embêterait ?

— Tu l'as embrassé en premier.

Ma sœur lève les yeux au ciel.

— Et ? On avait dix ans, Prunette. C'était juste un jeu. En plus, je sors avec Anaïs et elle est mille fois plus cool et sexy que lui.

— Eh !

— Même si je comprends qu'il te plaise, hein !

Elle me fait un clin d'œil et mon cœur s'allège d'un poids. J'avais peur qu'elle m'en veuille. Je sais que c'est ridicule, mais l'avis de Mira compte vraiment et même si elle m'a plusieurs fois affirmé que ce baiser n'avait aucune signification à ses yeux, je reste bloquée sur l'idée qu'elle était la première.

Taquine, et sûrement consciente que je me fais des nœuds au cerveau, elle lance alors :

— T'as conscience ce que c'est du détournement de mineur, au moins ?

J'ouvre la bouche, choquée.

— N'importe quoi, rétorqué-je, bras croisés.

— Il a dix-sept ans.

— Dix-huit dans un mois tout pile.

— Quand même !

Son sourire s'accentue, elle se moque de moi et je marche en plein dedans. Puis :

— Je suis contente pour toi, mais...

— Je savais qu'il y aurait un « mais ».

— Sa vie n'est pas facile.

— Je le sais.

Pourtant, je suis prête à prendre le risque et essayer.

Après une seconde à me toiser, l'air de juger si j'ai vraiment pesé le pour et le contre de mon choix amoureux – comme si ma raison pouvait supplanter mon cœur - ma sœur finit par me tendre les bras. Je viens y réfugier et hume son parfum à la fleur d'oranger. Je me sens bien, heureuse et j'ai envie d'en profiter, comme de croire que notre histoire peut durer. Je l'ai tellement attendu, tellement espéré. C'est la première fois que je suis en couple avec un garçon, et même si nous ne nous sommes pas juré fidélité « jusqu'à ce que la mort nous sépare », j'ai envie de rêver et d'imaginer que cela durera des années.

Mira finit par me repousser doucement et se redresse sur son lit, sourire aux lèvres.

— Tu fais quoi cet après-midi ? me demande-t-elle.

— J'ai promis à Cyprien d'aller le chercher après son service au resto. Ensuite, on pensait se poser ici.

J'apprécie le fait que Cyprien aime les choses simples, comme moi. Surtout qu'après avoir travaillé, il est souvent fatigué. Généralement, il rentre chez Lucette se reposer, puis on se retrouve après. Mais bon, pourquoi attendre ? Après tout, j'ai un lit et un ordinateur, moi aussi...

— Et toi ?

— Anaïs a proposé qu'on aille faire un tour à Gordes, on passera sûrement la soirée là-bas. Je vous aurais bien proposé de nous accompagner, mais...

— Tu veux profiter de ta copine, la coupé-je, un sourire aux lèvres. C'est normal.

Anaïs et elle forment un beau couple, elles ont l'air heureuse ensemble.

— Oui, et je crois que c'est mieux que je ne sois pas là si vous profitez de la chambre.

Elle ajoute un clin d'œil, d'un air si appuyé qu'il lui fabrique une expression étrange. Je fronce les sourcils.

— Pourquoi tu fais cette tête ?

— Eh bien, tu sais... Si Cyprien vient ici... dans ton lit.

Oh non ! Oh non, oh non ! Ne me dites pas qu'elle pense que...

— C'est pas ce que tu crois !

— Ah, mais je ne crois rien du tout. Je dis juste que ça pourrait arriver.

— Oui, mais... je... en fait...

Je n'ai jamais eu de relation sexuelle avec qui que ce soit, j'en étais encore aux baisers fictifs il y a quelques jours seulement, alors d'envisager que ? Et en même temps ? Peut-être ? Ce n'est pas comme si je ne nous avais jamais imaginé dans cette position (quelle position, Prune ! Qu'est-ce que tu racontes bon sang ?). Je voulais dire ainsi. À faire ça.

J'inspire. Expire. Je crois que je manque d'oxygène.

— Eh ! Calme-toi, me rassure Mira en posant une main sur mon épaule. Tout va bien se passer, d'accord ? Et si tu ne te sens pas prête, tu auras qu'à lui dire non, OK ?

Je hoche la tête, pas très rassurée. Le problème, c'est que...

— Je lui ai dit que je l'avais déjà fait.

— Quoi ?

— Avec Stephan.

— QUOI ?

Elle crie si fort que je crains une seconde qu'elle n'alerte notre père et me jette sur elle pour la faire taire, les deux mains plaquées sur ses lèvres en jetant des coups d'œil dans tous les coins.

— Je sais, je sais. Je n'aurais pas dû. Mais il m'a parlé d'autres filles et j'ai paniqué.

— Non, mais... Avec Stephan, Prune ? Sérieusement ?

Mira éclate de rire, ce qui me met encore plus dans l'embarras. Je recule et prends ma tête entre mes mains. Je me sens tellement bête d'avoir répondu ça. Il n'y a pas de honte à ne pas avoir connu d'expérience, sexuelle ou amoureuse, et pourtant... pourtant... Je voulais qu'il me voit autrement que comme son amie d'enfance, la petite fille timorée qu'il ne pouvait même pas embrasser pour jouer, et maintenant qu'il ne me voit plus comme tel, je me sens embourbée dans mon mensonge. Il faudra bien que je lui avoue la vérité, car si Cyprien veut quelque chose de plus physique entre nous, alors...

— Eh ! Ça va aller, OK ? Certains couples n'ont pas de relations sexuelles, et se contentent d'un amour platonique. Le sexe n'est ni une étape obligatoire, ni une performance, c'est juste de l'amour, exprimé avec son corps.

— Et si moi, je veux plus ?

Je ne sais pas ce que Cyprien souhaite, mais moi, j'espère plus que des baisers et des câlins. C'est juste que je flippe. Ma sœur resserre son étreinte sur mon épaule, son sourire toujours accroché sur les lèvres. Aujourd'hui, elle porte un short et des tennis blanches, auxquels s'ajoute une chemisette mettant sa poitrine en valeur, alors que je n'ai enfilé qu'un vieux shorty customisé et brodé, ainsi qu'un débardeur en dentelle. Je la trouve belle et ne peut m'empêcher de me comparer.

— Dans ce cas, tu n'auras qu'à le lui dire, tout simplement. La clef dans un couple, c'est la communication.

— Cyprien n'est pas le plus grand communicant.

C'est bien ça le souci. Cyprien ne parle pas, sauf pour dispenser des futilités, et même si je m'en contente jusqu'à présent, pour respecter son besoin d'intimité, ça me frustre. Je veux tout de lui : le beau, le laid, le triste. J'en demande sans doute trop. J'ai peur de trop attendre de sa part, alors qu'il ne peut pas me l'offrir, et d'être déçue.

— Respire, Prunette ! Prends les choses comme elles viennent.

— C'est facile à dire pour toi. Tu es toujours ultra détendue.

Mira éclate de rire, en rejetant ses longs cheveux bruns en arrière dans un mouvement que je ne pourrais jamais réaliser, même dans mes rêves.

— Ça, c'est ce que tu crois. Tu penses que ça a été facile pour moi d'avouer mes sentiments à Anaïs ? J'étais totalement flippée ! Surtout que je n'étais encore jamais sortie avec une fille.

— C'est vrai ?

— Quoi ? Que je n'étais jamais sortie avec une fille ?

— Non ! Que tu flippais ?

J'ai tellement du mal à y croire. À mes yeux, Mira est la fille forte, pour qui les relations sociales n'ont jamais été difficiles. Elle s'est toujours fait facilement des amis dans n'importe quelle situation, elle sort, fait la fête, discute avec tout le monde, est à l'aise avec son corps. À côté, j'ai l'impression d'être engoncée dans mes peurs.

— Bien sûr que je flippais. On flippe toujours d'ailleurs. Même quand c'est la dixième personne avec laquelle tu sors, ça fait toujours quelque chose. Surtout si c'est une personne importante. Alors maintenant, arrête de te poser toutes ces questions et profite du temps que vous avez ensemble, OK ?

J'ignorais ma sœur si pleine de sagesse, ses paroles me font du bien. Je l'enlace et la remercie, avant de lui proposer que nous marchions ensemble jusqu'au Lou Luberon pour retrouver Anaïs et Cyprien. Le temps que Mira fasse ses affaires, que j'enfile mes chaussures et que nous fermions la porte de la maison sous les aboiements de Myrtille, les cloches de l'église sonnent quinze heures. Nous descendons la rue jusqu'à voir la devanture du restaurant apparaître et Guy en train d'empiler des tables. Il seconde Anaïs depuis que Cyprien s'occupe de la cuisine, Joëlle ayant prolongé son arrêt car sa blessure s'est infectée. Cyprien était à la fois embêté pour elle, mais aussi soulagé. Je crois qu'il prend un véritable plaisir à cuisiner, plutôt qu'à faire le service. Lorsque nous arrivons, Anaïs est en train de nettoyer une table et elle cesse son activité pour venir embrasser ma sœur, pendant que Guy nous salue. Il échange quelques mots avec moi et me désigne l'arrière-fond du restaurant, où se trouve la cuisine. Quand j'entre, une odeur de friture envahit mes narines, et le temps que je traverse la pièce, Cyprien surgit, habillé de son tablier de cuisinier.

— Eh !

Son visage s'éclaire en me voyant, comme son sourire, et je remarque tout de suite ses cheveux plaqués de sueur sous son bandana qui laisse miroiter ses yeux bleus. Son tablier est couvert de graisse et quand je m'avance pour l'embrasser, il recule d'un pas, bras écartés.

— Désolé, mais je sens les frites et l'huile, tu ne vas pas...

Je lève les yeux au ciel, comble la distance et viens poser mes lèvres sur les siennes. Je me fiche de la sueur et de la friture – non, c'est faux, il avait raison, ce n'est pas très ragoûtant -, mais je suis tellement content de le retrouver que je peux le supporter.

— Tu veux voir la cuisine ?

J'opine et laisse sa main se saisir de la mienne tandis qu'il m'entraîne dans une pièce étroite, où se trouve un piano, des fours, un énorme réfrigérateur et des poêlons. L'espace est surchauffé, mais il a l'air heureux, tel un poisson dans l'eau.

— J'ai préparé une daube de taureau à midi. Regarde.

Il me désigne un plat en grès et je plisse le nez. Je n'aime pas spécialement la daube, j'envisage même de devenir pesco-végétarienne à l'avenir, mais je ne veux pas le vexer, alors je le félicite. Cela reste un plat difficile à réaliser, et surtout long à préparer.

— Et j'ai fait du nougat au miel. Tiens ! Je t'en ai gardé un.

Il ouvre le frigo, récupère un plateau de nougat qui sent le miel et les fruits rouges et le dépose devant moi. Je le remercie et plante immédiatement mes dents dedans.

— Chébon Tédoué.

— Merci.

Je souris. Le nougat colle mes dents et transforme mes joues en hamster. Je termine ma confiserie, en appréciant le goût sucré, les fruits rouges et le miel de lavande, tandis que Cyprien finit de nettoyer sa cuisine.

— Tu sais qui est venu manger ce midi ? demande-t-il en passant un coup de chiffon sur le comptoir.

Je secoue la tête, puis reprend un nougat.

— Mme Montfeuille. Notre maîtresse de CM2.

— Oh ! Oui, elle a déménagé à Coustellet, mais elle vient souvent à Robion.

C'est ce que m'a expliqué ma mère, en bonne place pour devenir une future Mamie de RPM, quand elle aura passé la barre des soixante-dix ans. Elle est toujours au courant de tous les potins du village. Il paraît que Mme Montfeuille adore venir acheter de vieilles pièces de brocante retapées, dans son magasin.

— Figure-toi qu'elle se souvenait de moi. C'est fou, non ? Elle m'a dit qu'elle se rappelait de ma lecture du Petit Prince.

— Tu m'étonnes.

Tout le monde se souvient de cette lecture.

Le pauvre a toujours eu des difficultés à lire, comme à écrire. Je me rappelle qu'il confondait les lettres, mais malgré cela, il était plein de bonne volonté à dix ans, et levait toujours la main pour prendre la parole. La lecture avait été laborieuse, mais il l'avait annoté avec tant de conviction que nous avions tous fini mort de rire.

— Apparemment, elle s'est inquiétée pour moi après notre départ. Elle a cherché à savoir ce qu'on était devenu.

Étonnée par sa confidence, j'attends qu'il poursuive, sachant combien il lui est difficile d'évoquer ce genre de chose. Il ne poursuit pas, alors je le relance :

— Et ?

Il hausse les épaules, l'air de rien. Pourtant, je le sens ému.

— Elle n'a pas eu d'infos, mais elle était contente de me revoir. Elle a aimé mes nougats.

— Ils sont très bons.

Cyprien retire son tablier et sa main vient retrouver la mienne. Nous quittons le restaurant, saluons Guy, ma sœur et Anaïs, et repartons vers chez moi. Sur le chemin, Cyprien me raconte le plaisir qu'il prend chaque jour en cuisine, et je me mets à espérer que Guy le prenne vraiment en apprentissage l'an prochain. Il l'a vaguement évoqué, mais j'ai l'impression qu'il n'ose pas le lui demander. De même qu'il n'a toujours pas interrogé Lucette pour savoir s'il pourrait rester chez elle le temps de sa première année de CAP. Je crois que ça lui fait peur. Quand j'ai évoqué le sujet avec mes parents, sans entrer dans les détails, en expliquant qu'il n'avait pas de logement, la seule chose qu'ils m'ont répondu, c'est :

— Son père et sa mère trouveront bien une solution.

— Et de toute façon, ce n'est pas à toi de t'en occuper ma chérie.

En effet, sauf qu'il n'a plus de parents. Et que cela m'inquiète. Je ne veux pas qu'il quitte Robion, j'aimerais qu'il reste dans la maison face à la mienne. S'il est au CFA de Cavaillon et en apprentissage chez Guy, je pourrais le voir le soir et le week-end, alors que s'il s'en va, j'ignore comment notre relation évoluera.

Et je ne suis pas prête à la voir se terminer dès maintenant.

— Je passe prendre une douche chez Lulu et je te rejoins.

En arrivant, Cyprien dépose un baiser sur mon front et disparaît chez Lucette – non sans saluer les quatre Mamies assises sur le transat -, et je reste plantée au milieu de la rue à l'attendre. Je pourrais rentrer chez moi, mais je crains de tourner en rond une fois enfermée. Après cinq bonnes minutes, je finis par me faire à l'idée qu'il lui en faudra un peu plus et pars m'asseoir sur le petit banc, entre son ancienne maison et la mienne. Cyprien finit par revenir, seulement vêtu d'un short et d'un t-shirt fluide et j'entends les mamies rire, puis applaudir à tout rompre quand Cyprien pose ses lèvres sur les miennes.

— Bravo Pitchoune ! On est fier de toi ! s'exclame Mag.

— Elle a fini par te céder, la p'tite Rougier, chantonne Marie-Claude.

— Te laisse pas faire gamine, c'est toi qui mènes la danse, n'oublie pas ! ajoute Carole.

— Arrêtez de l'embêter, le petit ! me défend Lucette.

Les joues rouges de gêne, je tire la main de Cyprien et l'entraîne à l'intérieur. Mon père est parti faire du vélo, ma sœur est à Gordes, Maman est à la boutique, nous serons donc tranquilles. Sans mes parents, et sans les Mamies intrusives.

Ouf.

— Enfin seuls ! soupiré-je.

— Oui, enfin.

Ses yeux tombent sur les miens et mon cœur s'emballe. Ses lèvres viennent me capturer, ses mains glissent le long de mes reins et je me rapproche de lui, me collant contre son torse chaud pour prolonger le baiser, sur la pointe des pieds.

— On va dans ma chambre ? chuchoté-je à son oreille.

Il acquiesce. Mes doigts glissés dans les siens, je l'entraîne dans les escaliers.

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