Cyprien,
Robion, Juin 2016
Il est trois heures du matin lorsque nos parents nous réveillent à grands renforts de cris et de portes qui claquent.
— Levez-vous et habillez-vous ! ordonne ma mère en poussant la porte. On part.
— Quoi ?
Romaric émerge difficilement, la tête dans le brouillard, ses cheveux blonds bouclés partant dans tous les sens, alors que je suis déjà debout, monté sur un ressort. Cette scène ne m'est pas étrangère, je la rejoue pour la troisième fois, comme un acteur habitué.
— Où on va ? m'écrié-je alors que ma mère s'enfuit dans les escaliers.
Les cris d'Anis parviennent à mes oreilles. Réveillé brutalement, arraché de son sommeil sans sommation, mon plus jeune frère hurle à gorge déployée. Dans le salon, j'entends des bruits sourds, comme si la maison était en train d'être retournée. Romaric répète « Où on va ? Qu'est-ce qu'il y a ? » en boucle, pendant que je descends les escaliers quatre à quatre. Quand j'arrive dans la salle à manger, je découvre Papa en train de fourrer tout et n'importe quoi dans de grands sacs poubelles. Une lettre est posée sur la table de la cuisine. Ils l'ont lu hier soir, devant mon frère et moi. Je n'ai pas besoin de poser la question pour savoir que c'est à cause de ça qu'ils sont en train de retourner la maison.
— On va devoir partir à cause de vous ! avait crié Papa.
— Tu te rends compte de ce que tu as fait ? a ajouté Maman, les yeux rivés sur Romaric.
— Vous voulez qu'on nous retire votre garde, c'est ça ? Hein ? C'est ça que vous voulez ! Vous savez où on envoie les enfants qui n'ont plus de parents ? Dans des endroits pires qu'ici et ils finissent à la rue. Sans personne !
J'avais secoué la tête, paniqué, suppliant mon frère du regard de ne rien ajouter.
Je ne veux pas finir dans un orphelinat.
— C'est pas ma faute ! C'est pas ma faute ! s'était-il écrié, les mains sur la tête.
— Si ! Tout est ta faute. Tout est toujours de ta faute.
Les bras recouverts de chair de poule, mon petit frère tremblait, alors que mon père sortait le martinet. Pourtant non, ce n'était pas sa faute si la maîtresse avait découvert les traces de coup sur ses bras et qu'elle l'avait envoyé chez l'infirmière qui lui avait demandé de se déshabiller. Le problème, c'est que l'infirmière en a parlé à la maîtresse après l'avoir examiné, et elle a aussitôt contacté l'assistante sociale.
Et Papa et Maman détestent les assistantes sociales.
— Si ça continue comme ça, les flics vont débarquer ! s'était énervé Papa.
— Ne dis pas ça, Sylvain. C'est juste une convocation.
— C'est à cause de ce petit con qu'on va encore devoir partir.
Non, Papa. C'est à cause de vous. Seulement de vous.
On n'est jamais responsable de recevoir des coups.
Pour nous punir, nos parents nous ont ordonné de monter nous coucher, sans manger, sans boire, sans rien. Puisque nous avions fait une bêtise, nous devions payer. C'est donc affamés que nous étions allés dans notre chambre et avions passé toute la soirée assis sur le lit. Romaric pleurait, tapait des pieds et criait qu'il avait faim. Moi, je tentais d'oublier les cris, le nez collé contre la fenêtre, dans l'espoir d'apercevoir les jumelles une dernière fois.
Je savais ce qui allait suivre, et j'aurais tant aimé avoir le temps de leur faire mes adieux.
— Je veux pas partir ! Je veux pas partir ! avait crié Romaric.
Je ne le voulais pas non plus, mais j'étais déjà résigné. C'était la troisième fois que Papa et Maman nous faisaient le coup, j'aurais dû me douter que nous ne resterions pas ici indéfiniment. J'avais été bête de croire que le bonheur existait.
Et justement, cette nuit, et seulement quelques heures après la menace, ils la mettaient à exécution.
— Va faire tes affaires, Cyprien. Je ne le répéterai pas deux fois.
Je m'enfuis dans les escaliers et remonte dans ma chambre. Quand j'arrive, Romaric est caché sous la couverture et refuse de bouger pendant qu'Anis s'égosille de l'autre côté du couloir. J'attrape un sac et l'ouvre sans réfléchir. Dans une parfaite imitation de mon père, je jette tout ce qui me tombe sous la main à l'intérieur. La scène me rappelle une autre, similaire, moins d'un an à peine. Un bébé de deux mois en train d'hurler, Romaric refusant de sortir du lit, ma mère affolée.
Lorsque la tête de mon frère émerge enfin de sa cachette, je me rends compte que je vois flou. Tout est trouble et mouillé, parce que je pleure. Je pleure de devoir quitter le seul endroit où je me suis senti bien et pense aux jumelles. Qu'est-ce qu'elles diront demain en trouvant ma chaise vide à l'école ? Et la maîtresse ? Et mes autres camarades ? Alerteront-ils la police pour signaler notre disparition ? Et l'assistante sociale ? Est-ce qu'elle nous poursuivra ?
Même si, par moment, je déteste mes parents, je ne veux pas qu'on soit séparés. Je les aime, même si eux ne savent pas nous aimer. Pas comme les parents de Prune et Mira en tout cas, pas comme tous les Papas et Mamans que je vois à la sortie de l'école. Ils sont parfois gentils, sauf que ça ne dure jamais. Mais ce n'est pas vraiment leur faute, pas vrai ? Papa peine à trouver du travail, Maman est fatiguée par les cris d'Anis et nous en veut, à Romaric et moi, de ne pas obéir assez souvent. Moi aussi, j'en veux à mon petit frère de faire des crises de colère, j'en veux à Anis de passer son temps à pleurer. Je suis fatigué, j'ai envie de dormir, juste de dormir.
— Je partirai pas. Je partirai pas ! s'exclame Romaric.
J'attrape son doudou, un vieux chiffon plein de trous et le fourre dans la valise. Comme monté sur un ressort, mon petit frère bondit sur moi, me faisant chuter pour récupérer son précieux. Je roule sur le tapis et m'agrippe au doudou pendant qu'il s'égosille :
— C'est pas ma faute ! C'est pas ma faute ! Je partirai pas ! Je partirai pas ! Rends-le moi !
Je lui jette son chiffon à la figure et recule. Je n'en peux plus des cris, je ne supporte plus aucun de mes frères. Je plaque mes mains sur mes oreilles, me recroqueville et hurle :
— Si c'est ta faute ! Si c'est ta faute ! Si t'avais pas parlé à l'infirmière, on serait pas obligé de partir. Alors SI C'EST TA FAUTE !
— Qu'est ce qui se passe ici ?
La voix de mon père, pareil au grondement d'un orage, nous parvient avant même que sa silhouette ne se dessine dans l'embrasure de la porte. Romaric se met à trembler et part se cacher derrière le pied du lit, tandis que je tente de juguler le flot de larmes qui pleut sur mes joues. En voyant ça, mon père passe de la colère à la fureur.
Les garçons ne doivent pas pleurer.
Mon père agrippe mon pyjama et m'oblige à me relever, avant de m'envoyer voler à l'autre bout de la pièce. Ma tête heurte la table de chevet et des étoiles dansent devant mes yeux, alors qu'une douleur sourde embrase mon front.
— FERME TA GUEULE, PETIT CON ! JE VEUX PLUS D'ENTENDRE, NI TE VOIR PLEURER !
Je hoche la tête en tremblant, essuie les larmes et la morve sur mon nez. J'ai peur.
— T'es une femmelette Cyprien ? Réponds-moi.
— No.... Non...
Mes lèvres tremblent, mes mots vacillent.
— Parfait ! Alors maintenant, tu termines d'emballer tes affaires et tu descends à la voiture avec ton frère.
— Sylvain, pourquoi tu cries ?
Ma mère apparaît, tenant dans ses bras Anis qui hurle encore plus fort que lui. Mon père se tourne vers elle, le regard brûlant de haine, et fixe ses yeux bleus sur le bébé.
— Si ce gosse n'a pas fermé sa gueule dans une seconde...
Et là, comme par magie, Anis s'arrête. Ses yeux captent le regard de notre père, comme s'il avait senti la menace, à peine voilée, dans sa voix. Je soupire de soulagement lorsque les cris cessent et me masse la tête là où j'ai frappé le meuble. La douleur pulse, j'ai du sang sur les doigts, ça saigne.
— On se tire.
Mon père se penche vers moi et m'agrippe par le bras. Je ne proteste pas et ai juste le temps d'attraper mon sac, avant de voir Romaric nous suivre à petit pas. Une fois dehors, ma mère vient attacher Anis dans son siège bébé, puis nous enferme dans la voiture, le temps que mon père et elle terminent d'emballer le plus d'affaires possible. Nous attendons dans un silence seulement rompu par les quelques criquets à l'extérieur. Cette nuit, les mamies n'ont pas sorti leurs transats et la maison des voisins n'est pas éclairée.
Personne ne saura ce qu'il s'est passé.
Quand la voiture démarre et s'éloigne dans la ruelle endormie, le tableau de bord affiche quatre heures du matin. Romaric s'est déjà rendormi, Anis ne dit plus rien.
Je fixe la maison des jumelles, les joues pleines de larmes et le cœur en miette.
J'ai eu tort de croire que le bonheur existait.
S'il existe : il n'est pas pour moi.
Je ne reverrai plus jamais Prune et Mira.
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