Chapitre 24


Cyprien,

La Ciotat, 14 août 2023

Je suis un parfait abruti, j'ai réagi comme un con.

Heureusement, Prune semble déjà être passée à autre chose quand le serveur vient nous trouver. Ils échangent quelques mots, et il lui laisse le choix entre deux tables encore disponibles. Prune opte pour celle située face à la mer, sous un parasol bleu. Pour tenter de me rattraper, je tire sa chaise pour lui permettre de s'asseoir, dans une tentative grotesque de jouer les gentlemans du siècle dernier.

— Ça va mieux ta brûlure ? demandé-je une fois assis.

Je me sens bête. Quand je l'ai entendu crier et que je me suis aperçu qu'elle avait été piquée, j'ai voulu jouer les chevaliers en la portant sur la plage, et je ne m'attendais pas à ce qu'un vieux marseillais et Tom-le-sauveteur (qui ressemblait à s'y méprendre à Stephan-le-kayakiste) viennent mettre leur grain de sel. Cela dit, ils ont bien fait de le faire, puisque j'aurais sûrement aggravé la situation (ce qui me met encore plus en rogne).

— Oui. La crème m'a fait du bien.

Il n'empêche que les tentacules ont laissé trois grandes zébrures roses sur sa main, et que je m'en veux de ne pas m'être rendu compte qu'il y avait des méduses. Pendant que j'attendais Prune devant le poste de sauvetage, j'ai lu qu'il était indiqué « Danger, méduses », sous la température. J'aurais pu la prévenir si j'avais fait l'effort de tout lire.

— Désolé pour ma réaction. J'ai été con.

— C'est vrai.

J'imagine que la pique est méritée, j'ai tendu le bâton pour le faire battre aussi. Je range donc mon égo de côté et accepte les remontrances, navré. Prune balaie l'incident d'un mouvement de main et me tend la carte pour que nous puissions choisir notre plat. Depuis que je travaille au restaurant, et encore plus depuis que je suis passé du service à la cuisine, je suis devenu exigeant sur la qualité des produits. Guy m'a expliqué que sur la côte, les plagistes ne sont pas aussi attentifs que lui aux choix des mets. Je traque donc la carte, me hérissant un peu sous le prix des plats, sachant que la plupart ne sont sûrement que des surgelés.

— Quelque chose te fait envie ?

— J'hésite entre une salade et du poisson. Et toi ?

— Je pense que je vais prendre le loup, j'aime bien le poisson. On peut faire moitié moitié, si tu veux ?

— D'accord, dans ce cas je prends une salade méditerranéenne.

Je rends la carte au serveur et me tourne vers Prune. Elle fixe la plage, ou plutôt la mer, et je la trouve encore plus jolie de profil. J'ignore si le baiser que nous avons échangé aux Baux de Provence avait une autre signification que celui du jeu pour elle. J'ai hésité à l'embrasser ce matin, en montant dans la voiture, ou tout à l'heure dans la mer. Nous ne nous sommes rien promis, elle n'est pas revenue sur le sujet, si bien que je ne sais pas vraiment quelle attitude adopter.

— Si tu pouvais choisir, tu vivrais au bord de la mer ? demande-t-elle soudain, me prenant au dépourvu.

Je réfléchis.

— Je ne pense pas, il y a trop de touristes. Je préfère le charme du Vaucluse, et son calme aussi.

Surtout après avoir habité dans une ville aussi peuplée que Marseille.

— Et toi ?

— Je pense que je choisirai la montagne. Il neige l'hiver et il fait frais l'été. C'est le deal parfait.

Je souris en repensant à la réponse qu'elle m'avait donné, enfant, quand nous étions allongés tous les trois dans les champs de lavande. Elle aimait déjà la montagne en ce temps-là. C'est vrai que c'est beau les Alpes, comme les Pyrénées, mais je ne me vois pas partir trop loin d'ici. J'ai grandi et vécu la moitié de ma vie dans le Sud-Est, et même si je ne serai pas contre m'éloigner pour trouver du calme, comme celui offert par Robion, je ne me vois pas partir en montagne. Avoir un chalet pour aller skier l'hiver – un de mes rêves, car je n'ai jamais eu l'occasion de le faire -, ou un espace de repli pour l'été, pourquoi pas. Mais y habiter ?

Durant une quinzaine de minutes, nous discutons de choses et d'autres. Plus le temps passe, plus la conversation devient fluide. Ça ne l'a pas toujours été avec Prune, nous nous entendions bien enfant, mais j'étais plus proche de Mira, sa jumelle intrépide, que d'elle qui me paraissait inaccessible. Prune était enfermée dans son monde, souriante, mais rêveuse, et je ne savais pas toujours comment lui parler. Là, c'est plus simple, parce qu'elle passe d'un sujet à l'autre avec facilité, qu'on parle de tout, mais surtout de rien, de sa vie à Robion, de la mienne à Marseille – sans entrer dans les sujets qui fâchent -, de son excellence au lycée – et de ma médiocrité -, de son avenir.

Chaque fois que son regard croise le mien, je me souviens des mots que Mira a prononcé lorsque nous nous sommes retrouvés : « Ma sœur est amoureuse de ton fantôme depuis sept ans ». Est-ce toujours le cas ? Était-elle toujours amoureuse de moi, ou m'a-t-elle réclamé un baiser uniquement par esprit de rébellion envers Mirabelle ? J'ose à croire que non. Parce que, chaque fois que je me répète « Elle était amoureuse de moi », mon cœur s'emballe un peu plus. Cela ne m'a jamais fait ça avec Mira, ni avec aucune autre fille. Prune a quelque chose de particulier. Elle est intelligente, douce, drôle aussi. Plus j'apprends à la connaître, plus j'apprécie la fille cachée derrière son masque de timidité. Si elle était amoureuse de mon fantôme, éprouve-t-elle aussi quelque chose pour le moi du présent ? Je n'ose pas l'espérer. J'ai tellement peu l'habitude d'être aimé que j'ai peur de m'accrocher à un amour naissant et de voir ma bulle de bonheur m'exploser au visage.

— Guy ne veut pas te prendre en apprentissage ?

Sa question me ramène brutalement à la réalité. Pouf ! Ma bulle s'efface pour se heurter à ma crainte de l'avenir. Je détourne le regard, embêté. Je n'ai aucune envie de penser à cela maintenant, parce que chaque fois que j'y songe, l'angoisse m'étreint. Je crains le rejet. C'est bête, je le sais, mais j'ai peur d'espérer et d'être déçu.

— Je ne lui ai pas encore demandé.

— Je suis sûre qu'il dira oui si tu lui en parles.

— Je ne sais pas.

Prune ne connaît pas l'échec. C'est une excellente élève, elle a toujours tout réussi. Je me souviens encore de sa collection d'images, à l'école primaire. Elle raflait tous les bons points quand je finissais dernier, incapable d'obtenir une note positive en dictée. J'étais abonnée au -10/20, et cela ne s'est pas amélioré avec l'âge. Il a fallu que j'attende la cinquième pour que l'on me diagnostique ma dyslexie.

— Et voilà pour vous !

Le serveur revient avec nos plats et les dépose devant nous, me sauvant in-extremis de ce sujet que je crains d'aborder (comme tous ceux qui me concernent d'un peu trop près). Prune le remercie et j'observe son assiette sur laquelle se trouve un beau filet de loup, recouvert d'huile d'olive, ainsi que du riz et de la ratatouille. Ma salade est gourmande, elle aussi, même si j'aurais ajouté plus de féta et d'olives.

— Je mange la moitié, puis on échange ? propose Prune.

J'acquiesce avec plaisir et commence à manger, avant que Prune ne me relance sur le sujet Guy. J'avoue ne pas avoir osé discuter de cela avec mon patron. D'une part parce que j'ai peur qu'il dise non, d'autre part car je crains que cela ne soit précipité. Je ne suis en cuisine que depuis deux semaines, Joëlle ne devrait pas tarder à revenir, et je ne suis pas certain qu'il ait les moyens de prendre un apprenti, ni qu'elle souhaite poursuivre le travail avec moi. Même si, j'avoue qu'à force de cuisiner, j'y prends de plus en plus de plaisir à le faire, et j'ai de moins en moins envie qu'on me renvoie au service.

Quand nous échangeons nos assiettes, laissant à chacun une moitié, ma main effleure celle de Prune et mon cœur effectue un battement incontrôlé, avant d'accélérer. Je devrais lui dire qu'elle me plaît. Oui, je devrais vraiment...

Lorsque j'ai accepté de venir avec elle à La Ciotat, au-delà du fait que j'en avais très envie, j'avais surtout dans l'idée de pouvoir passer un moment seul avec elle, loin de Mira, et de pouvoir lui dévoiler ce que j'ai sur le cœur. Mais maintenant que cela devient concret, qu'elle est en face de moi, et qu'elle me sourit, la moitié du visage illuminé par le soleil, je balise. Je n'ai jamais éprouvé cela face à une fille. J'ai toujours joué le gars faussement cool, détaché, qui savait ce qu'il faisait.

Avec Prune, c'est différent.

Avant d'être cette fille qui fait battre mon cœur, c'est mon amie. Une amie que je ne veux ni perdre, ni blesser, parce que je l'ai déjà perdue et blessée une fois. Je ne peux pas lui faire mal une seconde fois. Je dois la préserver. Mais si, pour cela, je dois renier mes sentiments pour elle, je ne suis pas sûr d'y arriver.

— Ça va ?

— Humm... Quoi ?

Je me rends compte que je la fixe bêtement et que ma main s'est stoppée entre mon assiette et mon visage. Pour éviter la gêne, j'avale une bouchée de poisson. La chaire fond sous ma langue, réhaussée par le goût de l'huile d'olive et du citron.

— Prune ?

— Oui ?

— Je dois te dire quelque chose.

Elle incline la tête sur le côté, son sourire flottant sur ses lèvres. Mon cœur bat beaucoup trop fort. Je n'ai soudain plus faim. Je ne sais pas trop comment aborder cette conversation et j'aurais préféré être autre part que là, séparé par deux assiettes et une table. Je la vois attendre, les yeux dans les miens, et je détourne finalement la tête, laissant passer l'instant.

— Non, rien. Juste...

Trouve quelque chose à dire Cyprien.

— Je te trouve très jolie. Ça te va vraiment bien les tresses. Et le chapeau.

Elle rougit. C'est bon signe, ça, non ?

— Merci. J'aime bien ta casquette.

Mes lèvres s'étirent à leur tour. J'attrape ma magnifique casquette, offerte par mon éducateur, et la tend à Prune. Elle retire son chapeau et nous procédons à un échange, comme avec le plat, nous chapotant l'un l'autre de la coiffe du voisin. Ma casquette lui va plutôt bien. Je ne suis pas sûr que le chapeau de paille me mette en valeur, mais qu'importe. Cela a au moins le mérite de la faire rire.

Nous terminons nos plats, et quand le serveur vient passer commande des desserts, je lui propose d'aller prendre une glace au bord de la mer. Prune accepte et s'apprête à payer, mais je l'interromps d'un geste de la main.

— Je t'invite.

Elle a déjà conduit, je ne vais pas en plus la laisser m'inviter.

— Mon père m'a donné de l'argent, s'offusque-t-elle.

— Raison supplémentaire pour refuser. Je ne voudrais pas que ton père me prenne pour un profiteur.

Surtout s'il s'agit de mon futur beau-père.

Je récupère l'addition et m'empresse de payer avant qu'elle change d'avis. Prune insiste alors pour nous offrir les glaces – du moins son père – et je la laisse faire. Nous nous retrouvons chacun avec un cornet et décidons d'aller nous asseoir sur la digue, face à la mer. C'est là que nous retrouvons Marcel, le vieux marseillais de la plage, en train de jouer à la pétanque avec ses deux amis : Gilbert et Jean-Pierre. C'est assez drôle à entendre comme à regarder, et Prune et moi les observons jouer en léchant nos glaces, d'un air amusé.

— Allez boulègue ! crie Marcel. Dépêche-toi de jouer, sinon y aura plus dégun sur la plage avant que la partie soit terminée.

— Doucement, Jean-Pierre, rétorque Gilbert. Il réfléchit le vieux.

— Oh ! Tu tires ou tu pointes ? lance Jean-Pierre.

— Mais il marrone tout le temps celui-là.

— Vé le moi ce mouligas ! Allez. J'ai envie de mon pastis, là.

— Tu me laisses trois secondes ? réplique Marcel.

— Trois secondes oui, mais pas l'après-midi.

Prune éclate de rire, et les trois vieux continuent de se chamailler, avant que Marcel consente à se mettre à tirer. Percutée, la boule de Jean-Pierre est file à l'autre bout du terrain, arrachant un cri au concerné. La partie se poursuit sous un soleil de plomb, ce qui nous laisse le temps de finir les glaces.

— Vous voulez jouer les peutiots ?

Je jette un regard à Prune, mais elle secoue la tête. Ses doigts effleurent les miens et je comprends que le spectacle de boule est terminé. Nous nous excusons auprès de nos nouveaux amis Marseillais qui nous expliquent qu'ils vont partir au bar, avant de retrouver leurs femmes parties bronzer.

— Moi, je n'abandonne jamais une femme sur la plage, déclaré-je en passant mon bras par-dessus l'épaule de Prune.

— C'est ça minot ! Par contre, tu la laisses se faire piquer la gamine !

— Eh ! répliqué-je, outré.

— Ça va mieux la piqûre, mistinguette ?

— Je survivrai !

Prune montre sa main marquée de ses trois cicatrices de guerre. J'en profite pour la récupérer et y déposer un baiser, l'air de rien. Nos nouveaux amis se mettent à siffler. Marcel m'envoie un clin d'œil et fait signe à ses compères de nous laisser.

— J'crois que les jeunes veulent de l'intimité.

Ils nous souhaitent une bonne fin de journée, puis s'éloignent. Je me retrouve avec Prune, la plage et la mer méditerranée. Je l'aide à se relever pour l'emmener sur la digue, afin de nous asseoir sur un gros rocher faisant face non pas au terrain de pétanque, mais à la mer, cette fois-ci. Face à nous, les collines recouvertes de pins se déploient dans le lointain, surveillées par le Bec de l'Aigle, et toute la baie de La Ciotat. Des voiliers et autres petits bateaux sont amarrés, ainsi que des optimists, ces petits navires utilisés par les enfants de l'école de voile. J'en ai fait une fois, lors d'une sortie avec le collège, et j'avais adoré. Sentir les embruns sur mon visage, le vent dans mes cheveux, les effluves de l'air salé. Le Vaucluse est une jolie région, mais il faut avouer que la mer me manque, surtout en ces temps caniculaires.

— Cyprien ?

Je me retourne vers Prune, m'apercevant seulement que ses doigts n'ont pas quitté les miens, et que nos visages ne sont qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. J'ai botté en touche tout à l'heure, mais cette fois, je ne peux pas.

Je ne dois plus me défiler.

Pas alors que ses yeux me supplient d'embrasser ses lèvres, et que ses pensées silencieuses parviennent jusqu'à moi. Pour autant, j'hésite. Parce que je pourrais avoir mal interprété, et que je n'ai pas envie de tout gâcher. C'est alors que les doigts de Prune remontent le long de mon visage, effleurant la cicatrice que je porte à l'arcade sourcilière. Elle la caresse doucement.

— Tu t'es fait ça comment ?

— Mon père.

Ce n'était pas moi qu'il frappait en général, mais il était particulièrement en colère ce jour-là.

— Je suis désolée... pour lui... pour tout... pour...

Je m'interromps, mes mains en coupe autour de son visage, et pose mon front contre le sien.

— Ce n'est pas ta faute, ce n'est la faute de personne.

Sauf de mes parents qui n'auraient jamais dû avoir d'enfants, mais je n'ai aucune envie de parler d'eux maintenant. À la place, je m'écarte et glisse mes doigts sous son menton pour le relever. Nos yeux plongent l'un dans l'autre et mon pouce vient effleurer ses lèvres.

— Prune ?

— Oui.

— Est-ce que...

Est-ce que je peux t'embrasser ?

— Oui, répète-t-elle, sans que je n'aie rien à formaliser.

Elle attrape mes mains dans les siennes et continue de me fixer. Si fortement, si...

Amoureusement ?

— Oui, répète-t-elle encore. Je veux que tu m'embrasses.

Alors, je le fais. Pas pour jouer cette fois-ci, pas pour faire pénitence, juste parce que j'en ai envie. Juste parce que depuis que je suis revenu à Robion, et que nos regards se sont croisés, je ne rêve que de ses bras, et de la retrouver. Pas comme l'enfant qu'elle était, mais comme la femme qu'elle devient.

Celle dont je suis en train de tomber amoureux.

Nos lèvres s'effleurent, se cherchent, finissent par se trouver. Ma langue goutte la sienne, Prune se laisse faire, d'abord maladroite, puis plus entreprenante. Je ramène son corps contre le mien, glisse mes mains derrière son dos, accentue notre baiser. Quand nous nous détachons, nos joues sont en feu et nos iris brillantes. Nous nous retournons vers la mer, main dans la main. La tête de Prune vient naturellement se poser sur mon épaule et je me sens bien. Comme je ne l'ai plus été depuis des années.

Cette fois, j'ai bel et bien embrassé Prune Rougier.

Et j'ai adoré ça.


Information importante : si le jeu de boules date de la conquête de la Gaule, la pétanque est un jeu provençal né en 1907 à La Ciotat. Jules Hugues, dit « Lenoir », ne pouvant plus pratiquer son sport préféré à cause de ses rhumatismes, a décidé de tracer un rond, d'envoyer un cochonnet, puis d'essayer de s'en rapprocher avec des boules (Je dis ça pour votre culture générale, vous vous coucherez moins bête ce soir).

« Allez-dépêche-toi ! »

« Il n'y aura plus personne ».

« Il râle tout le temps ».

« Regarde moi ce mollasson ».

Expression provençale employé pour désigner un demi-homme, par analogie avec l'ancienne mesure de grain, dont le minot représentait la moitié. On l'emploie généralement pour parler des enfants, le terme est affectueux. 

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