Chapitre 21
Cyprien,
Robion, 02 août 2023
Je me retourne vivement, m'attendant presque à un cataclysme, sauf que mes yeux ne tombent pas sur une bombe, mais sur un tout autre spectacle. Du genre bombe aussi, cela dit, mais en moins violent. Beaucoup plus doux en fait. Dissimulées derrière un pilier, où elles se croyaient sans doute à l'abri des regards, Mira et Anaïs sont en train de s'embrasser.
— Alors là !
Est-ce que j'imagine ce que je vois ou bien ?
— Tu savais que ta sœur...
— Non, me coupe Prune.
Elle a l'air chamboulée et je peux le comprendre. Je les trouve belles, toutes les deux, à s'embrasser en cachette comme deux amantes secrètes, mais je peux comprendre que Prune soit ébranlée, surtout si sa sœur ne lui a jamais dit qu'elle avait des vues sur Anaïs. Ou sur une fille en général. Je tente d'attraper la main de mon amie pour la ramener vers moi et la détourner de sa sœur, mais elle se dégage d'un mouvement vif et fonce droit sur Mirabelle.
Oh merde.
Je dois à tout prix la rattraper avant qu'elle ne dise ou fasse quelque chose qu'elle pourrait regretter.
— Prune ! m'écrié-je. Attends ! Où tu vas ?
Je tente une nouvelle fois de l'agripper, mais mes doigts ne saisissent que du vide. Heureusement – ou malheureusement -, mes cris attirent l'attention des deux amantes qui se retournent vers nous et captent aussitôt Prune. Vu la tête que tire Mira, je pense qu'elle a déjà saisi que sa sœur et moi les avons vu en train de s'embrasser derrière le pilier.
— Prune ! réessaye-je encore.
— Une seconde, Cyp' ! me coupe-t-elle, main levée.
Sur le moment, son attitude me rappelle Mira. Ce n'est pas elle la jumelle virulente, autoritaire et directive d'habitude. Mais cette fois, les rôles s'inversent et Mira se décompose, tandis que je ne sais quoi dire ou quoi faire pour l'aider. Car dans le fond, il n'y a pas de problème. Mira peut bien embrasser qui elle veut, même si à choisir, ce n'est pas vers Anaïs que je me serai tourné. J'apprécie les filles douces, patientes et gentilles (oui, je sais, personne ne l'est jamais totalement, la preuve avec Prune en ce moment), et je crains davantage celles qui viennent me sermonner comme Mira et Anaïs le font une fois sur deux. Toutefois, je respecte les attirances de chacun, et si elles se plaisent, alors...
— Pourquoi tu ne me l'as jamais dit ?
Est-ce qu'on va vraiment passer en mode règlement de compte au milieu de la carrière ? Anaïs croise mon regard et tente de proposer que nous nous éloignions, pour éviter un esclandre, mais Prune fait comme si elle ne l'entendait pas.
— Mira !? Pourquoi ?
Sa jumelle pousse un soupir, puis hausse les épaules.
— Pourquoi quoi, Prune ?
— Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu étais... enfin... tu vois ?
Mira arque un sourcil, puis échange un regard avec Anaïs qui semble signifier « Eh allez ! C'est exactement la conversation que je voulais éviter ». Cela dit, je la comprends. Et je sais aussi pourquoi elle n'a rien dit.
— Précise ta pensée, Prune ! la pousse Mira.
— Que tu étais... ! Oh mince ! Tu m'as compris !
— Non, pas vraiment. Lesbienne ? Bisexuelle ?
— Voilà.
— Parce que je n'ai pas à faire d'annonce, réplique Mira, bras croisés. Ni d'article à écrire, ni de médias à informer. C'est ma vie, mon cœur...
— Tes lèvres, marmonné-je.
Elle me fusille du regard et je me rappelle que je devrais me la fermer. Je recule d'un pas, mains levées. OK, c'est une conversation entre sœurs, problème de famille, je ne dois pas m'en mêler. Prune ouvre la bouche pour parler et la referme aussitôt. À son tour, elle fronce les sourcils, en miroir à sa jumelle, comme si elle méditait les paroles qu'elle venait t'entendre et tentait de les analyser. Puis, l'air de chercher ses mots, elle lance :
— OK, t'avais pas d'annonce à faire, mais...
— Mais ?
— Enfin Mira ! Je suis ta sœur. Ton double. Ton... Je sais pas ! Tu vois quoi ? On s'était promis de tout se dire non ? Alors pourquoi tu m'as caché ça ?
— Je ne t'ai rien caché, enfin ! C'est toi qui as conclu que je ne sortais qu'avec des garçons ! réplique Mira.
— Tu ne m'as jamais parlé d'aucune fille !
— Parce qu'il n'y en a jamais eu avant ! Et j'ai pas envie d'être enfermée dans une foutue case.
— C'est quand même important que je sache que ma sœur est bi, non ?
— Pansexuelle ! souffle Mira, le doigt pincé sur l'arrête de son nez. Et encore, je dis ça uniquement pour te faire plaisir, parce que je n'ai aucune envie de me définir.
— Pansexuel ? répète-je.
Désolé d'interrompre cette conversation passionnante, mais j'ai dû manquer un épisode. Sur le côté, Anaïs marmonne dans sa barbe inexistante et lâche un soupir désespéré. OK, il n'y a que moi qui ignore de quel mot il s'agit, c'est ça ?
— Pan, ça veut dire « tout » en grec, m'apprend Prune.
Ah ! Je vois... Et donc ?
— Ça veut dire que je suis attirée par des gens, peu importe le sexe et le genre, explique Mira.
— Et toi ? interrogé-je Anaïs.
Son regard noir m'offre ma réponse. Je dois vraiment apprendre à me la fermer.
— OK OK, pas de questions, j'ai compris.
— Je suis lesbienne.
— Ah, cool.
Elle arque un sourcil. Mais qu'est-ce que j'ai dit encore ? Mira et Anaïs échangent un regard, l'air aussi désespérées l'une que l'autre. Finalement, nous avons bien fait de rester camouflés dans les carrières. Au moins ici, je ne perçois qu'une partie de leurs réactions face à mes questions visiblement stupides. Le spectacle vient de recommencer, les lumières sont de nouveau projetées sur les parois et nos visages balayés par les couleurs offrent un curieux contraste à la scène que nous vivons.
— Pourquoi cool ? réplique Anaïs. Tu veux que je te félicite d'être hétéro, toi ?
— Qui te dit que je suis hétéro ?
Mon petit sourire et mon ton sarcastique ne semblent pas prendre sur elle. Ma collègue n'esquisse pas même un rictus. Heureusement, Prune m'offre une diversion quand elle ramène l'attention sur Mira.
— Cela m'importe peu que tu aimes les filles autant que les garçons.
— Dans ce cas, pourquoi cette réaction ?
— Parce que j'aurais aimé être au courant.
— Bah tu l'es maintenant.
— Elle n'aime pas que les filles et les garçons, il y a les autres genres aussi, m'empressé-je d'ajouter d'un ton docte de bon élève que je n'ai jamais été, fier d'avoir compris ce qu'est la pansexualité.
Cette fois, trois regards féminins m'observent d'un air mi-abricot mi-melon (oui, je viens de l'inventer, traduisez-le par trois paires d'yeux vous fixant l'air de se dire « Il est idiot celui-là, et si on s'en débarrassait ? Je crois que le canal de la Durance ne coule pas très loin d'ici. Avec un peu de chance, si on s'y met à trois, il ne se relèvera pas »). Je recule d'un pas, préférant mettre de la distance au cas où l'une d'entre elles voudrait passer de la théorie à la pratique et du regard de tueur à l'acte meurtrier.
Prune soupire, puis relève la tête vers sa sœur. Je m'aperçois alors qu'elle n'est pas en colère, juste triste. Triste comme une petite fille que l'on vient de trahir, et cela me fait mal au cœur. Même si le temps s'est écoulé et que l'enfant que j'ai quitté est devenue une femme que je commence doucement à désirer – attention Cyprien, tu vas trop loin là, ce n'est pas le moment de t'avouer cela -, je me rends compte qu'au fond, elle est restée une enfant. Une enfant qui continue de croire aux promesses, à l'absolu et de rêver. D'une certaine façon, je trouve ça magnifique. Prune voit le monde non pas comme il est, mais comme elle rêverait qu'il soit. C'est à la fois naïf et beau. J'aimerais posséder cela, moi aussi. J'aimerais que la pire chose qui me soit arrivé dans ma vie, c'est que mon meilleur ami déménage et que ma sœur ait embrassé une fille sans me le dire.
Pourquoi je n'ai pas ce genre de problèmes moi aussi ? Pourquoi les miens sont-ils forcément plus compliqués ?
Une larme roule sur la joue de Prune. Pas le genre de larmes qui signifie « Je rejette ta sexualité », mais une goutte d'eau qui veut dire « On n'est plus si proche, toi et moi ? Tu as des secrets que tu ne me dis pas ? ». Mira semble le traduire aussi, puisque la seconde suivante, elle serre sa sœur dans ses bras.
— Je n'ai jamais eu l'occasion de te le dire, c'est tout.
Prune hoche la tête, puis essuie les larmes qui coulent sur sa joue, comme sur celles de Mira.
— Non, pardon, c'est moi. Tu as raison, tu n'as rien à m'avouer. Après tout, je ne t'ai jamais dit que j'étais juste hétéro.
— C'est pas non une tare d'être juste hétéro, tu sais ? répond-elle.
— Bof ! J'ai l'impression que c'est plus très à la mode, en ce moment ! lancé-je sur le ton de la plaisanterie.
— L'orientation sexuelle n'est pas une mode, Cyprien, rétorque Mira.
Touché. J'arrête de faire de l'humour, c'est terminé.
— Personne ne me comprend, boudé-je.
— Oh ! Excuse-nous, Monsieur le garçon cis hétéro blanc ! rétorque Anaïs. Tu veux nous la jouer opprimé maintenant ?
— J'ai passé sept ans en foyer, mes parents ont fait de la prison. Désolé les filles ! Mais je vous bats, question victimisation.
Anaïs lève les yeux au plafond. Il est recouvert des toiles de Klimt. Je fais de même et mes yeux tombent sur Le baiser, une œuvre emblématique de l'artiste. Je le sais car ma prof d'arts plastique – la même qui adorait Cézanne – s'était mise en tête de nous faire reproduire le célèbre tableau, à coup de collage, pour la St Valentin. Je l'avais d'ailleurs offert à Clémentine – oui, encore un nom de fruits, il faut croire que j'aime ça ! -, et elle m'avait ri au nez en lançant « C'est moche ».
C'était vrai, mais ça faisait quand même mal.
— Je croyais que tu ne voulais pas de notre pitié, lance Anaïs.
— Ça dépend, rétorqué-je, un grand sourire aux lèvres.
— C'est quand ça t'arrange en fait ?
— Oui !
— Pff ! Les filles ! Si vous êtes réconciliés, je propose qu'on se débarrasse du moustique ? Il commence sérieusement à m'agacer.
Outré d'être traité de moustique – quoi que, n'est-ce pas le sobriquet dont Arthur est attifé dans Merlin l'enchanteur, avant qu'il ne devienne roi de Camelot ? -, je pique un sprint vers la sortie. Hors de question de mourir enfermé dans une carrière. Déjà que, une fois au cimetière, on nous calfeutre dans une boîte, six pieds sous terre, je ne vais pas en plus me faire l'affront de clamser dans un lieu confiné.
Une fois dehors, je pousse la barrière de sécurité et prends une forte inspiration. En réalité, je respire surtout des effluves de pots d'échappement, puisque deux voitures passent sur la route à ce moment-là, charriant de l'air chaud derrière elles. À cette heure de l'après-midi, la température doit avoisiner les quarante degrés au soleil.
J'étouffe. Je meurs.
— Putain ! C'est quoi cette chaleur ! lance Anaïs en sortant derrière moi.
— Où est Cyprien ? demande Mira.
— Là ! répond Prune, le doigt pointé vers moi.
— Temps mort les filles, m'exclamé-je. Je vais crever là. Il fait trop chaud.
— Ah ! Parfait alors ! déclare Anaïs. On n'aura rien à faire.
Vive la solidarité. Elles ne me proposent même pas une bouteille ou de quoi me réhydrater. Si Anaïs continue comme ça, je vais porter plainte pour non-assistance à personne en danger. La canicule ne s'en prend pas qu'aux personnes âgées, je ne suis en souffrance moi aussi.
— On a qu'à aller manger une glace, propose Anaïs. Sinon on va perdre Cyprien.
Je lève mon pouce vers elle, ravi de l'idée. Une glace, de l'eau, de l'ombre, voilà tout ce qu'il me faut. Les jumelles partent à l'avant, je me retrouve juste derrière, à côté de ma collègue qui n'a pas l'air décidé à me faire la conversation. Cela tombe bien, car les Baux de Provence sont construits sur une colline, et que la route est tellement ensoleillée, et le village surélevé, que je crois que si je devais en plus parler, je ne pourrais plus respirer. À l'avant, Prune et Mira y arrivent bien, elles. Prune doit apprendre que sa sœur a le droit d'avoir son jardin secret, ou juste de ne pas vouloir tout dévoiler. J'imagine que cela viendra avec le temps. Elles sont très fusionnelles, se sont toujours tout dit, je pense qu'il n'est pas facile de se rendre compte qu'elles grandissent et que cela exige de se séparer.
Moi, j'ai tellement bien réussi en grandissant que je me suis séparé de ma mère, de mon père et mes deux frères. Easy ! Un jeu d'enfant. Je ne souhaite toutefois pas cela aux jumelles. Elles sont proches et veulent le rester, mais chacune doit pouvoir vivre sa vie l'une sans l'autre, ce que Prune semble avoir du mal à intégrer. Si j'ai toujours perçu une volonté d'indépendance chez Mirabelle, sa jumelle est plutôt du genre moule accrochée à son rocher. Et elle y tient, à son rocher.
— Est-ce que tu vois ce que je vois ? souffle soudain Anaïs, une main sur la hanche, alors que nous entrons dans le village.
— Quoi ?
— Là ! Le marchand de glace. Juste devant.
Je plisse les yeux, souffle, inspire, expire. Je sue, j'ai chaud. Pourquoi j'ai mis une chemise, j'aurais mieux fait de me mettre directement en maillot de bain ? Quoi que non, mauvaise idée, le soleil m'aurait brûlé. Je regrette de ne pas avoir mis de chapeau, ni de crème solaire. J'ai un peu la tête qui tourne.
— Je vois rien.
— Comment ça, tu vois rien ?
— J'sais pas... C'est... En fait c'est tout noir.
— QUOI ? Attends ! Eh ! Cyp' ! MIRA ! PRUNE !
Je n'ai pas le temps de m'en rendre compte que je suis déjà par terre. Mes jambes flageolent, la nausée me prend, un bourdonnement résonne dans mon oreille et le monde devient flou. Je perds l'équilibre et je ne dois ma survie qu'aux bras d'Anaïs qui se tendent dans ma direction. Rassurez-vous tout de suite, je ne perds pas connaissance, mais je finis bien à terre, les jambes relevées contre une fontaine que je n'avais même pas entendu couler, tandis que l'on me dépose des gouttelettes d'eau sur la tête. Ça fait du bien d'avoir du frais, je tire d'ailleurs la langue pour récupérer des gouttes.
— Ça va ?
Je hoche la tête et tente me relever, mais il faut croire que c'est une très mauvaise idée, car une seconde plus tard, je suis de nouveau à terre. Je reste quelques secondes les yeux fermés, le temps que le bourdonnement disparaisse et que le monde reprenne des couleurs. Quand j'ouvre les yeux, ce n'est pas le visage d'Anaïs que je découvre, mais celui de Prune. Mon amie me dévisage d'un air inquiet, ses yeux couleurs abricot ont pris une légère teinte de miel. Elle est jolie, comme sur les peintures provençales, avec son petit chapeau de paille qu'elle n'a pas oublié d'emporter, elle. J'aimerais le lui dire, parce que c'est l'occasion, et que je n'ai pas les idées très claires – donc autant en profiter, puis mettre ça sur le compte de mon étourdissement si c'est mal interpréter -, mais Mira interpelle sa sœur avant que j'ai pu parler.
— Qu'est-ce qui lui arrive ?
— Un coup de chaud, je pense.
— Ça va, marmonné-je.
— Tu l'auras bien mérité ta glace, Escoffier, ricane Anaïs. Quelle petite nature.
— Il faut moins chaud à Marseille, on a la mer.
— Mouais, fais-nous croire ça.
Anaïs éclate de rire et je me sens un peu vexé. C'est vrai que je suis le seul à m'être écroulé comme un sac de pomme de terre, à l'entrée des Baux. On avait à peine passé la porte d'Eyguière, seul accès au village pour s'enfoncer dans les ruelles où s'alignent les boutiques.
— Je vais chercher les glaces, déclare Anaïs. Restez avec lui.
— Je t'accompagne, ajoute Mira. Vous voulez quel parfum ?
— Violette et Cassis, commande Prune.
Mes lèvres s'étirent en un sourire. Original et fruité, cela ne m'étonne pas de Prune. Elle m'aide d'ailleurs à me redresser et je m'accoude contre une façade en pierre, le temps que mes yeux se remettent à y voir clair. Heureusement, nous sommes abrités à l'ombre d'une arcade et même si les cigales me cassent les oreilles, la pression est redescendue. J'ai moins chaud, le sol est redevenu stable et ma nausée s'éloigne. Une glace me fera du bien pour me rafraîchir.
— Et toi, tu veux quoi ? me demande Prune.
« Toi », ai-je envie de répondre, mais je préfère m'abstenir. J'ai dû cogner fort ma tête contre le sol pour perdre tout sens critique.
— Noix de coco et mangue.
— Bien, chef ! Fais gaffe à pas perdre de nouveau connaissance pendant notre absence.
Les filles s'éloignent, me laissant seul avec Prune qui continue de m'observer d'un air inquiet. Je m'en veux de lui avoir fait peur, ce n'était pas prévu (cela dit, qui prévoit de s'évanouir pour plaire à une fille ?). Prune me caresse doucement les cheveux et je la laisse faire. J'apprécie ses caresses, autant que j'aime observer son menton fier, son nez légèrement en trompette et ses tresses qui pendent sur ses épaules. Pourquoi ne l'ai-je jamais regardé comme ça avant ? Avais-je des œillères quand j'étais enfant, ou étais-je trop focalisé sur mon désir de fuir ma réalité, en me perdant dans nos jeux, plutôt que de voir quelle merveilleuse personne elle était. Parfois, je regrette de ne pas avoir davantage profité de cette période. Ce n'était pas facile à la maison, mais à l'extérieur, j'étais bien et heureux.
— Prune ? murmuré-je.
— Oui ?
J'ai envie de lui dire qu'elle est jolie et qu'elle me plaît chaque jour un peu plus.
— Pourquoi tu ne m'as pas oublié ?
Parce que moi, même si j'ai parfois pensé à toi, je t'avais rangé dans un coin de mon esprit. Dans cette autre vie qui ne m'appartenait plus, et je m'en veux. Je m'en veux tellement.
— Parce que...
— Et voilà ! Une glace pour le malade ! Une autre pour ma merveilleuse sœur !
Comme souvent, Mira interrompt ce moment possiblement romantique pour me tendre mon cornet. Je n'ai pas pensé à donner de l'argent pour payer, mais quand je tends ma main pour me saisir de mon porte-monnaie, Mira m'envoie une olive sur la tête – oui, une véritable olive -, et je comprends que je n'ai pas mon mot à dire.
— Fais pas le mec, Cyprien ! Ça te va pas.
— Merci du compliment, Mirabelle.
— Elle est à quoi ta glace ? demande sa sœur.
— Chocolat vanille. Team crème glacée.
— Classique quoi.
Deuxième olive. Quoi, qu'est-ce que j'ai dit ?
— Classique toi-même.
Pff ! Si on a même plus le droit de donner son avis sur une glace. Je tourne la tête vers Anaïs qui me désigne la sienne, composée d'une boule melon, et d'une autre à la framboise. Les filles s'assoient sur un petit muret et nous dégustons notre glace en commentant l'exposition que nous venons de voir. Personne ne revient sur mon évanouissement, ni le différend qui a opposé Prune à Mira. Au contraire, les jumelles semblent s'être retrouvées. Prune a arrêté de me caresser les cheveux – j'avoue que ça me manque -, et elle discute tranquillement avec Anaïs et sa sœur pour savoir depuis quand elles sont ensemble.
— Ça fait des semaines que je lui tourne autour, raconte Anaïs. Mais Mira est longue à la détente.
— Quoi ? s'exclame la concernée. Ce n'est pas vrai ! C'est juste que je ne voulais pas céder si facilement. Il faut me mériter.
— Ah bah j'ai du mérite alors ?
Mira répond par un clin d'œil, puis vient déposer ses lèvres furtivement sur celles d'Anaïs. Si sa peau n'était pas si bronzée, je jurerais qu'elle rougit. Nos glaces avalées, Mira et Anaïs décident de poursuivre l'ascension jusqu'aux ruines. Moi, je préfère m'abstenir, afin d'éviter de brûler vif sous le soleil cette fois-ci. Heureusement, Prune décide de rester avec moi – je l'espérais, j'avoue – et nous nous séparons pour le reste de la visite. Les deux filles partent vers l'ancien château, tandis que nous allons visiter la chapelle des Pénitents Blancs, sur la place de l'église. Ce n'est pas que je sois particulièrement férue de religion, mais je sais d'expérience qu'il y fait frais.
Quand nous y arrivons, nous sommes accueillis par une porte d'entrée ornée de pierres en bossage avec un bas-relief représentant deux pénitents agenouillés. Une inscription marque également la pierre, sur laquelle on peut lire « In nomine Jesus omne guenus flectatum ».
— Au nom de Jésus tout genou doit plier, traduit Prune.
— En plus du grec, tu parles aussi latin ?
— J'ai quelques notions, avoue-t-elle.
Un sourire orne ses lèvres et j'ai soudain envie de mettre cette injonction à exécution. L'instant d'après, je me retrouve un genou en terre, l'autre replié, les yeux levés non pas vers Dieu – désolé Jésus, je te revaudrai ça -, mais vers Prune. Elle tourne la tête, gênée, et cherche à voir si des touristes ne nous observent pas à notre insu. Vu l'heure tardive de l'après-midi, et la chaleur, nous sommes plutôt tranquilles de ce côté-là, mais elle me somme pourtant de me relever. Je refuse et place mes mains en prière :
— Pardonnez-moi Seigneur, car j'ai péché...
— Cyprien ! Tu blasphèmes, là. Je n'ai rien à avoir avec Dieu.
— Je lui demanderai pardon après, si tu veux bien ? Ou j'en étais déjà ? Ah oui. Alors ! Je n'ai jamais volé de pêche, mais j'ai piqué des abricots dans un verger quand j'avais dix ans, j'ai aussi emprunté d'autres choses dans des magasins, sans jamais les ramener, et j'ai volé un sachet de lavande dans le placard de ma Maman pour l'offrir à une jolie fille.
— Quoi ? Mais tu m'avais promis de ne pas le faire !
Prune a l'air plus choqué que j'ai volé un sachet de lavande, plutôt que je me sois introduit dans des magasins pour jouer les pickpockets.
— Oui, bon, j'avais pas le choix.
— C'est ça ta justification ?
— Tu me pardonnes ? S'il te plaît ?
Je lui fais mes yeux de chien battu, ceux qui ressemblent à sa chienne et contre lesquels je sais qu'elle ne peut pas céder.
— J'arrive pas à y croire.
— C'était une situation d'urgence.
— Tu mérites peut-être ta pénitence, finalement.
— Oh oui ! Dis-moi. Qu'est-ce que c'est ?
Prune fait mine de réfléchir. Encore une fois, son regard part sur le côté, et je me demande quel esprit machiavélique se cache derrière ce sourire angélique.
— Un bisou, déclare-t-elle alors.
— Quoi ?
Je suis tellement surpris que je manque de tomber. Je ne tiens pas droit aujourd'hui, ça va devenir une maladie. Prune tourne encore plus la tête, mal à l'aise et là, je comprends ! Elle veut parler de ce bisou-là. Celui que j'ai offert à sa sœur, derrière l'olivier et que je ne lui ai jamais donné à elle. Sept ans sont passés, mais Prune a encore dix ans dans son esprit (mais pas quand je la regarde... surtout pas quand je la regarde). Est-ce que ce n'est pas l'occasion pour lui faire savoir que moi aussi, j'aimerais bien lui offrir ce bisou ? Pas un bisou pour jouer, non. Pour autre chose.
Même si je ne devrais pas m'aventurer sur ce terrain-là.
J'en ai envie depuis que nos regards émus se sont croisés dans la carrière. Alors, je fais un pas en avant, comble la distance qui nous sépare, et en bon pénitent, dépose un baiser léger sur les lèvres roses de Prune Rougier. Elle ne bouge pas. Aussi figée qu'un jour sans mistral, elle reste les bras ballants, et son air statufié me donne l'impression que j'ai complètement raté ce baiser.
— Euh... C'était pas bien ?
— Si, si.
Elle secoue la tête, comme si elle venait de se réveiller.
— Tu peux recommencer ? J'ai cru avoir rêvé.
Oh ! Alors c'était ça ? Cette absence de mouvement.
— Regarde-moi avant.
Je ne veux pas embrasser une statue, ni un visage détourné. Un peu gênée, Prune tourne la tête vers moi et lève les yeux. Je la contemple en souriant tandis que mon cœur effectue des boums ! badaboum ! tonitruants. Mes doigts viennent se poser sous son menton et je relève doucement ses lèvres avant d'y déposer les miennes. C'est doux, encore sucré de la glace que nous venons de manger et tout frais.
Parfait.
Putain ! Je suis en train d'embrasser Prune Rougier.
Je finis par reculer, sans trop savoir quelle sera sa réaction, mais c'est un sourire qui me répond. Un sourire qui veut tout et rien dire. Ne voulant pas troubler cet instant en parole futile et en promesse que je ne pourrais pas tenir, j'agrippe vivement sa main et l'entraîne derrière moi.
Il est temps d'aller visiter cette chapelle des Pénitents Blancs.
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