Chapitre 2
NB : Les expressions provençales sont traduites en fin de chapitre.
*
Cyprien,
Robion, 4 juillet 2023
C'est Prune.
La fille, en face de chez Lucette : c'est Prune Rougier.
Et si cette fille est bien Prune, j'imagine que celle qui a disparu dans la voiture, juste avant elle, dans sa robe blanche fleurie, n'est autre que Mira.
Bravo Sherlock. Tu as reconnu des jumelles sous couvert qu'elles se ressemblent. Un vrai génie, prêt à passer le concours d'enquêteur de police.
Prune et Mira, mes meilleures amies d'enfance. Ces filles que je n'ai pas vu depuis sept ans et à qui je n'ai pas dit au revoir en partant. Évidemment, en revenant ici, je savais que cela risquait d'arriver. Je l'attendais même, pour dire la vérité, mais je ne m'étais pas imaginé que cela arriverait maintenant. Pas avant que je ne sois prêt.
Prune me regarde et je la regarde. Le temps se fige, je n'entends même plus cigales.
— Prune ! Tu vas nous mettre en retard. Qu'est-ce que tu attends pour grimper ?
La voix de son père s'élève de l'habitacle. Mon ancienne amie semble hésiter. Elle ouvre la bouche. La referme.
— Prune ! la rappelle son père. Allez !
— On va manquer les résultats, ajoute sa mère.
Les résultats ? Ah oui. C'est vrai que les résultats du bac sont annoncés aujourd'hui. Je n'ai même pas besoin de me connecter à la plateforme, je sais que je ne l'aurais pas. Pourquoi ? Tout simplement car j'ai séché les cours une bonne partie de l'année et que je suis la définition incarnée du mot échec.
— Mon éventail, mon grand, s'il te plaît !
La voix de Lucette me rappelle à mes devoirs.
— Hein ? Oui, tout de suite.
Reprenant contact avec la réalité, je retourne dans la maison, juste au moment où la portière de la Mini Cooper rouge carmin claque. L'esprit embrumé d'images du passé, il me faut dix bonnes minutes pour dénicher ledit éventail qui n'avait pas quitté la table du salon où la vieille dame l'avait laissé. Je dis vieille, mais dans les faits, Lucette n'a que soixante-dix ans. C'est seulement que, quand on est jeune, passé quarante ans, on imagine déjà les gens périmés.
— Tenez.
J'offre l'éventail à mon hôte pour les deux prochains mois et reste les bras ballants, sur le côté, à observer le vide.
— Eh ! Oh ! Pitchoun. Qu'est-ce que t'as à fixer la rue comme ça ?
— Rien, juste...
— Fais pas ses yeux de Gobi, me coupe-t-elle. Et va enfiler tes chaussures. J'ai l'impression d'avoir un minot dans les pattes.
Je secoue la tête, le regard toujours rivé vers la rue où Prune et Mira ont disparu.
— Oui, pardon.
Bien sûr, je ne vais pas rester ici toute la journée, à fixer la maison de mes anciennes meilleures amis, ni celle où j'ai habité. Mais c'est étrange de revenir dans ce lieu plein de nostalgie. J'ai beau n'avoir que dix-sept ans, je pense déjà comme un grand-père en phase terminale. La faute à la vie et aux sept années écoulées qui m'ont obligé à grandir trop vite. Un nœud contracte mon estomac à cette pensée, nœud très vite étouffé. Cela ne sert à rien de pleurer sur le passé, il est révolu. On ne revient pas en arrière.
— À quelle heure dois-tu te rendre au restaurant ?
— Dix heures.
— Ce qui te laisse très exactement deux minutes.
— Merde !
— Et ne jure pas ! Toute une éducation à reprendre...
Je ricane en attrapant mes chaussures. Évidemment que toute mon éducation est à reprendre, puisque je n'en ai pas eu. Mes parents ne m'ont appris que des insultes ou l'indifférence et je n'ai pas vu l'ombre d'une salle de classe depuis que j'ai arrêté d'y mettre les pieds en mars dernier. J'ai passé ces dernières années à enchaîner les mauvaises fréquentations, fumer et boire des conneries et prendre la défense de mon petit frère, donc c'est vrai que les règles de politesse m'ont un peu échappé. Petit frère que j'aurais peut-être mieux fait d'abandonner à son sort, quand je vois comment il a terminé.
Ne pense pas à Romaric, pas maintenant.
Mettant de côté une autre pensée gênante – je suis devenu expert dans l'art de l'esquive -, je termine de lacer mes baskets, attrape mon portable et quitte la maison sous le crissement des cigales. Le déni, ça marche assez bien sur moi la plupart du temps, mais la plupart du temps seulement. Malgré moi, mes yeux dérivent encore vers la maison où j'ai vécu les dix plus beaux mois de ma vie, avant que mon bonheur ne me soit arraché.
C'est toujours comme ça avec le bonheur : il ne s'attarde pas.
« Je t'avais pourtant prévenu », m'avait lancé mon père, au moment où la lettre était arrivée. « Nous ne pouvons pas rester ici », avait ajouté ma mère. J'aurais dû le savoir. Je le savais au fond de moi. Mais j'avais été naïf au point de croire qu'ici, dans ce village entouré d'oliviers, si loin de la ville, nous serions à l'abri.
En oubliant que les monstres ne disparaissent jamais, une fois les portes fermées.
Nouvelle pensée dissonante et gênante. Je l'envoie au loin, comme un soufflet, offerte au mistral qui l'emmène se poser sur le massif du petit Luberon, qui sépare la haute de la basse Provence. Précision importante à ce sujet : touristes, vous qui lisez ces lignes et espérez un jour vous rendre dans le Vaucluse, sachez que l'on dit bien « Luberon » et non pas « Lubéron ». Je dis ça pour vous éviter de finir découper en fougasse aux lardons, je tiens à votre vie, vous financez celle de la région. Grâce au pouvoir de la géologie et des massifs, je parviens à chasser mes idées noires et tous mes souvenirs qui sont aspirés par le chant des cigales.
Désormais en retard de cinq bonnes minutes, je finis par arriver au bas de la rue qui donne sur l'avenue principale, où se trouve le restaurant Lou Luberon, dans lequel j'ai été embauché cet été. Quand le lycée a appelé pour signaler que je ne m'y étais plus présenté depuis plusieurs mois – allongeant la pile d'alertes absentéisme sur mon dossier déjà bien garni -, on m'a convoqué pour me signaler qu'il me faudrait expressément trouver une formation pour la rentrée ET que ce serait bien que je fasse quelque chose de mes dix doigts durant l'été. J'aurais pu dire non et me complaire dans ma fainéantise en courant les rues avec mes nouveaux amis infréquentables, mais quelque chose dans le ton employé m'a convaincu d'accepter. Du reste, je ne supportais plus la Penne sur Huveaune et puisque Romaric avait eu la bonne idée d'être encore arrêté, je voyais là une merveilleuse opportunité pour me rapprocher d'Avignon.
— BRRRRRRRRRRRRR !
Je sursaute et m'arrête net.
Un bruit de klaxon me fait relever la tête et je m'aperçois soudain que, le nez dans mes pensées, j'ai oublié de regarder de chaque côté du trottoir avant de traverser. Heureusement, la voiture a freiné juste avant de me rentrer dedans. Ouf ! Je suis sauf. Je renvoie au conducteur un sourire désolé, la main levée, mais il se met à m'insulter.
— Putain, Tu pouvais pas faire attention ! On t'a pas appris à traverser petit con ?
Oh là ! Il doit venir de Marseille celui-ci.
— Pardon, j'ai rien entendu, expliqué-je, le doigt levé vers les cigales, puis vers mon oreille.
Il faut dire qu'elles font un boucan d'enfer, du haut de leurs pins. Le type continue de m'insulter, puis s'enfuit. Il a de la chance que je sois de bonne humeur et complètement groggy par la vision que j'ai eu cinq minutes plus tôt sinon, j'aurais pu lui répondre sur le même ton, moi aussi. Me battre n'a jamais été l'une de mes passions favorites – c'est plutôt celle de mon cadet -, mais à force d'enchaîner les déménagements dans des lieux toujours plus folkloriques les uns que les autres, où je devais faire ma place et marquer mon territoire, j'ai appris que parfois la violence résout bien des problèmes.
Je m'arrête devant la façade du restaurant et lève la tête pour tomber sur les grandes lettres inscrites au-dessus : Salle climatisée, restauration, pizzeria. J'ai jeté un coup d'œil sur TripAdvisor avant de postuler ici. : « Venez-vous régaler d'un aïoli dans une ambiance familiale et amicale. Les plats sont goûteux, le personnel est à l'écoute de la clientèle et sympathique ». 4/5 dans les critiques. Je n'y suis jamais venu manger, mes parents n'étaient pas friands de repas en famille, nous ne sortions jamais.
Alors que je contemple toujours l'auvent, une jeune femme d'environ vingt-ans fait son apparition, les bras chargés de chaises. Galant, je me précipite pour l'aider, mais fait vite machine arrière devant son regard charbon. Elle m'arrête d'un mouvement net, pose les chaises, s'essuie les mains pour son tablier, puis me lance :
— Elles étaient calées, tu aurais pu les faire tomber.
— Ou pas. Je suis un expert dans le portage de chaises tu sais ?
Un sourire pince sans rire éclaire son visage. Bon...
— C'est pour déjeuner ?
Sympa l'ambiance.
— Non, pour l'entretien d'embauche. J'ai rendez-vous à dix heures.
La fille lève son bras, faisant apparaître une montre en cuir nouée autour de son poignet, puis l'abaisse en soupirant :
— Cyprien Escoffier, c'est ça ? Tu es en retard. Ça commence mal. Le patron t'attend à l'intérieur.
Sans un mot supplémentaire, elle reprend son activité, soulève les chaises et commence à installer les tables qui les accompagnent. N'ayant pas envie de me prendre une seconde soufflante de sa part, je décide d'entrer. Mieux vaut ne pas s'attarder trop longtemps auprès de cette serveuse qui risquerait de me jeter une chaise sur la tête si l'envie lui en prenait. Depuis l'enfance, j'ai un super pouvoir : je discerne d'emblée si une personne m'apprécie, ou pas. Celle-ci entre dans la catégorie des « Oui, mais... ». Je dois rester sur mes gardes le temps de l'apprivoiser, ou de faire mes preuves.
L'intérieur est plus sombre que la terrasse ombragée, typique de la décoration provençale, avec des napperons à carreaux rouge et blanc. Celui que j'imagine être le patron – car il s'agit du seul homme présent dans la pièce – se trouve derrière un comptoir, en train de nettoyer des verres. Je m'avance, menton relevé, l'air sûr de moi :
— Bonjour, je suis...
— Le gamin envoyé par Lucette ? Oui oui, je me souviens. T'as de la chance que j'apprécie Lulu, sinon, t'étais déjà dehors.
— Vous avez tant de candidature que ça pour la saison ?
Son regard devient aussi noir que celui de la serveuse. Mon petit ton insolent n'a pas dû lui plaire, j'ai répondu sans réfléchir, comme si j'étais en classe. Mauvaise pioche.
— Tu as déjà fait du service ?
— Non, mais j'apprends vite.
Faux, je suis une quiche à l'école, j'apprends à la vitesse d'un escargot, et on m'a même diagnostiqué une dyspraxie, doublée d'une dyslexie, lorsque je suis entré au collège. Autant dire que je collectionne d'emblée les mauvaises notes pour débuter dans ce métier.
— J'ai besoin de toi dès midi. Je te prends à l'essai pour une semaine. 35h, payé au SMIC, avec des extras, pour deux mois.
— Ça me va.
— Bien. Tu peux aller aider Anaïs, elle t'expliquera pour la mise en place.
Je remercie le patron pour son amabilité – bien que je ne l'ai pas trouvé fort aimable, mais toujours plus que certains de mes enseignants -, et m'empresse d'aller enfiler le tablier qu'il m'a fait préparer. Une fois habillé, je rejoins Miss pince-sans-rire à l'extérieur, où elle commence à débiter tout un tas d'informations dont je peine à retenir les trois quarts. Je hoche la tête pour signaler mon attention, mais quand j'inverse pour la deuxième fois les couteaux et les fourchettes, je l'entends marmonner :
— On ne va jamais y arriver.
— C'est mon premier jour, sois indulgente.
Heureusement, mes yeux bleus, mon sourire et mon air de gavroche blondinet ont toujours joué en ma faveur. Dans un nouveau marmonnement, Anaïs décrète que « cela ira, pour cette fois », mais que j'aurais intérêt à prendre le pli assez rapidement, surtout à l'heure du service où il ne faut ni chômer, ni traîner.
— Allez viens, on va déjeuner avant l'arrivée des premiers clients.
J'opine, puis lui emboîte le pas, laissant les douces odeurs de daube envahir mes narines lorsqu'elle pousse les portes du restaurant. Une part de nostalgie m'enveloppe à la pensée que je suis de retour ici, dans ce village. Une seconde, je revois les visages de Prune et Mira, alors que nous courrions dans les vergers, ou jouions à 1, 2, 3 soleil aux heures les plus chaudes de l'après-midi. Robion m'a offert mes plus beaux souvenirs, et même si j'appréhende les mois à venir, comme l'avenir plus lointain, une part de moi est heureux d'être de nouveau là.
— Ton visage ne m'est pas inconnu, on s'est déjà vu ? lance Anaïs en tirant une chaise pour s'asseoir.
— J'ai vécu brièvement ici il y a sept ans, expliqué-je en prenant place en face d'elle.
Le patron, qui s'appelle Guy, nous rejoint une seconde après nous avoir servi trois assiettes pleines de daube. La sauce embaume toute la pièce, la purée a l'air délicieuse, et la viande tendre. Mon ventre gargouille déjà de plaisir.
— Pourquoi t'es parti ? attaque Anaïs.
— Pour prendre l'air.
Et quel air !
— Et toi, enchaîné-je pour éviter qu'elle ne s'aventure sur des terrains glissants. Tu vis ici depuis combien de temps ?
— Toujours.
Le patron ricane.
— C'est ma nièce, explique-t-il. Elle est née à Avignon, elle a grandi à Robion, comme la plupart des habitants de ce village.
Effectivement ! J'avais déjà relevé, à l'époque, combien ces gens sont consanguins et attachés à leur racine. Lorsque je sortais avec Prune et Mira, tout le monde les saluait, comme si le village entier les connaissait. Une part de moi désirait posséder ce qu'elles avaient : ce sentiment d'allégresse et de sécurité, cette impression d'être à l'abri et surveillé – avec bienveillance et douceur -, à chaque coin de rue.
Loin des cris, loin des pleurs.
Pitchoune : Terme affectueux utilisé dans le Sud de la France pour désigner un jeune enfant.
Yeux de Gobi : Expression provençale pour dire « Avoir les yeux ronds ».
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