Chapitre 19
Cyprien,
Robion, 02 août 2023
— Joëlle s'est blessée ! déclare Guy.
Il est dix heures du matin. Le patron nous a convoqué deux heures avant l'ouverture du restaurant pour nous annoncer une très mauvaise nouvelle. Et vue sa tête, ses cernes et son air perturbé, c'est l'équivalent de l'annonce d'une troisième guerre mondiale à ses yeux.
— Quoi ? s'exclame Anaïs.
Aux yeux de sa nièce aussi, apparemment.
Son oncle passe une main dans ses cheveux, puis hoche la tête.
— Et c'est grave ? Comment s'est arrivé ?
— Elle s'est brûlée hier soir, à la fin du service. Elle dit qu'elle peut quand même venir, mais elle ne pourra rien manipuler. Ordre du médecin.
Il souffle, l'air anxieux. Un peu en retrait, j'observe mon patron, mal à l'aise. C'est la première fois que je le vois ainsi, il a réellement l'air embêté par la situation, ce que je peux aisément comprendre.
— On va faire comment alors ? demande Anaïs.
— À part réduire les plats sur la carte, faire juste des salades ou des trucs simples, là tout de suite, je ne sais pas. J'ai aucun cuisto à disposition.
— Non mais on peut pas faire ça ! Et nos habitués ?
— J'ai déjà galéré pour trouver des serveurs ! Tu as bien vu que personne ne s'est présenté. Les jeunes n'ont plus envie de bosser. Ils veulent de l'huile d'olive, des vacances et de l'argent, sans travailler...
Guy se lance dans une litanie ininterrompue, difficile à arrêter. Anaïs s'énerve, il lui répond que « c'est comme ça », il n'a pas le choix, il ne peut pas afficher tous les plats à la carte et même si Joëlle a proposé de venir pour superviser, lui n'est pas capable de cuisiner. Je sens que la moutarde est en train de monter et je me sens comme un enfant, face à ses deux parents en train de se disputer. C'est toujours comme ça, quand le ton monte entre deux personnes, je me crispe. « Souvenir traumatique », disait ma psy. « Situation fortement agaçante et handicapante » ai-je un jour rétorqué. J'aimerais savoir quoi faire dans ces cas-là, mais je ne sais jamais si interrompre un débat en cours est une bonne ou une mauvaise idée.
— On ne peut pas faire ça, tonton ! Il nous faut une solution ! s'exclame Anaïs. Pas besoin d'avoir un bac +5 pour préparer un aïoli. C'est juste une question d'organisation.
— Mais je t'en prie, Naïs, vas-y ! s'énerve-t-il en pointant la cuisine du doigt. Va préparer un aïoli, des salades, une daube provençale ou encore une blanquette de veau pour le déjeuner.
— Non, mais... tu m'as compris. On doit pouvoir se débrouiller comme on peut.
— Et comment on peut, justement ? Le service est à midi. Je n'ai pas le temps de m'organiser.
— Moi, je peux le faire si vous voulez.
C'est moi qui ai dit ça ?
Guy et Anaïs tournent la tête vers moi, d'un même mouvement, tels deux hiboux ouvrant des yeux ronds, et se rendant compte qu'un élément perturbateur vient d'envahir le paysage. L'oncle et la nièce semblent soudain se souvenir de ma présence et Anaïs me dévisage comme si je venais de lancer la plus grande des absurdités.
— Toi ?
— Je sais cuisiner.
Pas excellemment bien, c'est vrai, mais j'ai appris à faire quelques plats quand j'étais au foyer pour nourrir les plus jeunes. En plus, Lucette m'a appris plein de recettes ces derniers jours, comme la daube et la blanquette, justement. Du reste, les éducateurs aimaient bien organiser des ateliers cuisine, et je me rappelle que je dois toujours trouver un apprentissage pour l'année prochaine, puisque je suis techniquement censé démarrer une formation dans ce secteur. J'ai observé Joëlle, je connais la carte par cœur, et même si certains plats risquent d'être compliqués à réaliser, avec la cheffe cuisinière pour me superviser et m'aider, je pense pouvoir y arriver.
Ou alors je suis trop prétentieux. C'est une autre possibilité.
— Eh bien, je ne sais pas..., reprend Guy.
— Tu ne vas quand même pas dire oui ? réplique Anaïs. Qui fera le service avec moi ?
— Je croyais que tu me trouvais incompétent comme serveur, souligné-je.
— Je n'ai jamais dit ça. Mais quelles compétences as-tu en tant que cuisinier ?
Je rêve ou bientôt, elle va me demander mon CV ? Anaïs oublie souvent que le patron, c'est Guy, pas elle.
— Aucune importante, déclare Guy. Cyprien, si tu penses pouvoir relever le défi, je te prends à l'essai, le temps de trouver un remplaçant. Va te changer et passe en cuisine, je téléphone à Jo pour la prévenir.
— Et le servi..., reprend Anaïs.
— Je le ferai avec toi, la coupe son oncle. Allez.
Il nous presse pour que l'on se dépêche pendant qu'il passe un coup de fil à la cheffe cuisinière. Je délaisse mon tablier de serveur pour en enfiler un autre, plus résistant, afin d'éviter de finir ébouillanter à mon tour, et me retrouve devant une batterie de cuisine. Mon cœur s'emballe. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris, parce que le piano ne ressemble absolument pas à celui que nous avions au foyer, ni à la vieille cuisinière de Lucette. J'ai toujours cuisiné à l'électrique ou l'induction et je me retrouve d'un coup devant plusieurs poêlons à gaz, un four et un réfrigérateur géant. Bon, chaque chose en son temps. Il sera bien assez tôt pour paniquer.
En général, Joëlle s'occupe d'abord de tout ce qui est frais, afin de pouvoir confectionner les salades en un temps record et d'avoir ses légumes, féculents et condiments tout prêts. Elle me l'a encore dit hier soir « La clef, c'est de prendre de l'avance, et bien s'organiser ». Je passe donc en revue ce qu'elle a déjà préparé, puis checke ce que je vais devoir faire maintenant. Joëlle est hyper organisée, elle a même un classeur avec toutes les recettes indiquées à l'intérieur.
Je peux gérer. Je n'ai pas le choix de toute façon.
Je passe donc l'heure suivante à m'avancer, jusqu'à ce que Jo débarque, une demi-heure avant l'ouverture du restaurant.
— Eh bien mon grand, on se débrouille très bien à ce que je vois.
J'esquisse un sourire et retire une mèche de cheveux qui tombe sur mon front. J'ai chaud. La cuisine n'est pas équipée de la clim, contrairement à la salle du restaurant et j'étouffe un peu. Joëlle s'empresse de me rejoindre pour me donner un coup de main – c'est une façon de parler, puisqu'elle ne peut plus utiliser la sienne qui est bandée – et elle m'explique comment je vais devoir procéder durant le service.
— Je vais rester avec toi, ça va bien se passer.
J'espère.
Et effectivement, malgré quelques coups de chaud et de stress, je me débrouille plutôt bien et j'en suis le premier étonné. Même Anaïs, lorsqu'elle revient me voir après une heure de service, consent à lâcher un « Pas mal, Escoffier ». Je prends ça pour un compliment. Venant d'elle, il faut savoir accepter les miettes. Je poursuis ainsi, jonglant avec les plats et les commandes, et même si le rythme est rapide et la pression importante, j'arrive plus ou moins à m'en sortir. À la fin, Joëlle passe une main affectueuse dans mes cheveux et s'exclame :
— Tu t'es très bien débrouillé.
Je retire le bandana que j'avais enfilé pour éviter d'avoir mes cheveux dans les yeux et lui souris. Mon front est perlé de sueur et je la remercie du regard. J'ai un peu paniqué au moment du coup de feu, j'ai failli lâcher la poêle lors de la cuisson d'un steak, j'ai confondu « rosé » et « à point » à deux reprises, mais dans l'ensemble, on a essuyé les plâtres. Même Guy vient me féliciter à la fin du service, visiblement content de ma prestation, ou en tout cas soulagé.
— C'était très bien. Tu penses pouvoir recommencer demain ?
Je hoche la tête. J'imagine qu'avec un peu d'entraînement, je devrais pouvoir y arriver. Joëlle me montre comment tout ranger pour gagner du temps, puis m'explique que je dois au moins être là une heure avant l'ouverture du restaurant et faire en sorte de prendre de l'avance. Je prends note de tout cela, m'occupe de quelques préparations en avance – notamment de la découpe des légumes – pendant qu'Anaïs et Guy débarrassent les dernières tables, et il est quasiment quinze heures trente lorsque je quitte enfin le restaurant.
Je suis étonné de trouver Anaïs, assise sur l'une des chaises à l'extérieur, un foulard sur la tête. Le soleil frappe fort et les cigales chantent à me brises les tympans. Ma collègue porte un short en jeans déchiré, ainsi qu'un débardeur, et je l'entends parler à son téléphone. J'imagine qu'il ne s'agit pas de la messagerie, mais d'un audio, puisque plus personne ne prend la peine d'appeler aujourd'hui. Cela dit, moi non plus. Déjà que je ne suis pas loquace en temps normal, c'est pire par téléphone. Je ne sais jamais quoi dire, et je préfère écrire des SMS, ou enregistrer un audio, qu'on peut réécouter quand on veut.
— Tu m'attendais ? lancé-je en m'approchant, l'air de rien.
— Il faut croire que oui.
Elle lève son regard sombre vers moi, me scrute une seconde, puis déclare :
— Tu t'es vraiment bien débrouillé tout à l'heure. T'as presque pas confondu t'as gauche et ta droite cette fois-ci.
— Merci, ton compliment me va droit au cœur.
Pour preuve, je pose ma main sur ma poitrine. Je suis d'humeur légère et blagueuse aujourd'hui, ce moment dans les cuisines m'a fait du bien. Je crève de chaud, j'ai l'impression que j'ai perdu deux litres d'eau, et pourtant, je me sens rafraîchi. Je m'apprête à lui proposer que nous nous raccompagnions mutuellement, comme nous en avons pris l'habitude, quand elle me lance :
— Tu fais quoi cet après-midi ?
— Euh... La sieste.
Que faire d'autre à Robion, en pleine canicule ?
— Ça te dit de venir aux Carrières des Lumières avec moi et les jumelles ? On ira sûrement prendre une glace aux Baux ensuite. Sauf si t'es trop fatigué, bien sûr.
Je rêve, ou Anaïs vient bien de m'inviter à passer l'après-midi avec elle ? Je suis tellement surpris que j'hésite à refuser, juste pour la forme, mais j'avoue qu'elle attise ma curiosité. Je n'ai jamais visité les Carrières de Lumière. Je ne suis pas un féru d'art, je n'y connais pas grand-chose – pour ne pas dire rien du tout -, à part Cézanne et ses peintures géométriques, dont ma prof d'arts plastiques raffolait au collège. Au moins, en arts, j'arrivais à avoir quelques bons résultats, comme en sport. Souffler dans une flûte, coller des images et entourer des ronds, courir pour rattraper un ballon, c'était davantage dans mes cordes que de réaliser des équations, ou rédiger des commentaires de texte qui n'ont jamais eu ni queue ni tête à mes yeux.
— Tu es vraiment prête à me supporter toute la journée ? T'es sûre ?
— Oh, ça va ! J'essaye d'être sympa là. Mais si tu préfères rentrer, tu peux aussi...
— C'est d'accord.
Au-delà des carrières, c'est une merveilleuse occasion de revoir Prune. On s'est croisés au supermarché, hier matin, elle avec son petit panier en osier, moi avec le chariot de Lucette, qui m'accompagnait. Ma Mamie-d 'accueil s'est mis en tête de m'entraîner partout avec elle, surtout pour l'aider à porter ses courses. Cela ne me gêne pas, je dois même dire que j'apprécie cette vie tranquille. Quand je vais au marché, je ne pense à rien et je me laisse aller à cette douce allégresse qui m'oblige à ne songer qu'à une seule chose : avec quel légume peut-on accompagner le rouget, ce midi ?
— Faut que j'repasse chez moi chercher ma voiture, déclare Anaïs. Tu veux te changer ?
— Ça ira.
— T'es sûr ? Ton t-shirt est... berk quoi.
Ah ! Elle n'est donc pas fan de la version mec en sueur ? Je prends note.
Je hoche la tête et nous remontons la rue en silence, comme à notre habitude. Anaïs me donne rendez-vous dans cinq minutes et disparaît derrière son portail en fer. J'en profite pour courir chez Lucette afin de me changer. Quand j'arrive, la vieille dame est assise devant la maison, avec ses copines. Elles dissertent entre elles sur Radio-Potins-Mamies, et me saluent avec un grand enthousiasme.
— Salut Pitchoune, lance Marie-Claude, celle qui porte un chapeau fleuri.
— Bonjour.
— Ça avance avec la petite Rougier ? demande Carole, un brin de lavande glissé derrière l'oreille.
— Pas vraiment.
— Oh ! Mais enfin ! s'exclame Mag. T'attends quoi ? Faut mettre un coup d'accélération petit. T'as pensé à lui offrir des lavandes ? Ça marche toujours les lavandes pour séduire les jolies filles.
Lucette, elle, ne dit rien, et se contente de m'observer avec tendresse.
La remarque de Mag m'arrache un sourire. Elle me rappelle la fois où j'ai offert un sachet de lavande séchée à Prune après qu'elle eut gagné aux billes. Des billes offertes par mon père un soir, l'un des seuls cadeaux qu'il m'ait faits. Ou du moins, l'un des seuls dont je me souvienne. Je me rappelle aussi avoir volé le sachet de lavande dans le placard de ma mère, malgré ma promesse de ne pas le faire. En le découvrant, elle a pété un câble et a exigé que Romaric avoue son larcin. Je me suis dénoncé, je n'allais pas laisser mon frère être puni à ma place pour une fois qu'il n'avait rien fait, et elle m'a repris mon sac de bille en punition.
Pourtant, je n'ai pas regretté. Le sourire de Prune valait toutes les sanctions.
— J'y penserai, merci du conseil.
Je rentre dans la maison, me passe rapidement de l'eau sur le visage et m'empresse de me changer. Je troque mon jeans et mon t-shirt sales et collants contre un bermuda, une chemise légère et des lunettes de soleil, puis redescendant en sautant les dernières marches de l'escalier.
— Tu rentres tard ? demande Lucette à mon passage.
— Pas trop, on bosse pas ce soir, le resto est fermé.
— Tu manges avec moi alors ?
— Si tu veux.
Cette perspective semble la mettre en joie, elle se met aussitôt à énumérer une liste de plats qu'elle pourrait préparer. Je lui dis de faire ce qui lui donne le plus envie, je suis gourmande, j'aime sa cuisine, et rien que l'idée qu'une personne veuille cuisiner pour moi me met en joie. Lucette est une pépite. Je lui colle d'ailleurs une bise sur la joue, puis disparaît dans la rue pour rejoindre Anaïs. Quand j'arrive, le portail est ouvert, m'offrant un aperçu sur la grande bâtisse dans laquelle elle vit, qui se révèle être un ancien corps de ferme. J'attends qu'elle sorte sa vieille Clio de sous la pergola où elle était garée, puis roule jusqu'à moi pour m'installer sur le siège passager. Elle démarre ensuite, direction chez les jumelles et s'arrête à quelques mètres de la maison pour les laisser grimper à l'arrière.
— Eh ! s'exclame Mira en s'asseyant. T'as piqué ma place.
— On dit bonjour d'abord ?
— Bonjour, Cyprien Escoffier. Donc, ma place...
— Je te la rends, si tu veux ? proposé-je avec galanterie, en commençant à me détacher.
Prune fait un petit signe timide de la main, que je lui rends, alors que Mira pose brutalement la sienne sur mon épaule.
— Ça ira. J'te fais marcher, et toi tu cours.
— Comme tu veux.
— Vous êtes tous attachés ? demande Anaïs.
— Oui ! répondons-nous à l'unisson.
Elle abaisse le frein à main, appuie sur l'accélérateur et nous quittons la ruelle sous le soleil brûlant de l'été et les caquètements des Mamies qui nous regardent partir en chuchotant, prêtes à alimenter leurs potins brûlants.
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