Chapitre 18 - Souvenir
Prune
Robion, Mars 2017
— Tu veux venir jouer aux billes avec moi ?
— Aux billes ? répète-je.
Cyprien hoche la tête, envoyant ses bouclettes blondes dans tous les sens.
— Je ne sais pas trop.
J'hésite à dire oui, parce que Mira est malade, elle n'est pas venue à l'école aujourd'hui et j'ai promis de rentrer directement. Et en même temps, j'en ai envie. Ce n'est pas tous les jours que j'ai l'occasion d'être seule avec Cyprien. Depuis que je les ai surpris, lui et ma sœur, en train de se faire des bisous derrière l'olivier, c'est un peu compliqué. Je n'arrivais pas à savoir s'ils étaient amoureux ou non, et quand j'ai finalement osé poser la question à ma sœur, elle m'a juste répondu : « Pff, t'es bête Prunette, c'est juste un jeu ». Un jeu auquel j'aurais bien aimé jouer, moi aussi, mais je n'ai pas osé demander à Cyprien de faire pareil avec moi.
— Allez, s'il te plaît.
Cyprien place ses mains en prière et prend le même air que Myrtille quand elle quémande un morceau de lard, discrètement sous la table. Maman dit que notre chienne est insupportable quand elle fait ça, parce qu'on est obligé de lui céder. Et c'est pareil aujourd'hui. Il abaisse finalement ses mains et se met à balancer son cartable d'avant en arrière, l'air tout triste à l'idée que je refuse.
— Bon, d'accord, cède-je finalement.
— Yes !
Il lève son poing et l'abaisse, en signe de victoire, puis passe un bras sous le mien et m'entraîne avec lui. J'ignore où il m'emmène, car nous ne prenons pas la route habituelle qui va de l'école à notre maison mitoyenne. Au lieu de monter, nous descendons la rue jusqu'à rejoindre le parc, situé à côté du cimetière. Il borde le massif du Luberon, où nous aimons venir jouer quand il fait beau. Je frissonne à la pensée de tous les morts enterrés ici. J'ai toujours eu peur des fantômes, c'est pour ça que je déteste quand Mira me raconte des histoires d'horreurs, juste pour me faire peur.
Cyprien pousse le petit portillon, jette son sac sur un banc, puis l'ouvre pour en sortir un sac de billes qu'il brandit devant lui avec fierté.
— Regarde ! C'est mon père qui me les a offertes.
— Oh.
Ravi, il sort les billes du sac, une à une, et les dépose à nos pieds, dans la terre.
— Et on joue à quoi ? demandé-je en resserrant mon manteau et mon écharpe.
Même s'il fait plutôt doux en ce début de printemps, un petit vent froid me fait frissonner et de gros nuages s'amoncellent dans le ciel. On entend des grondements depuis une bonne demi-heure, la pluie ne va pas tarder à tomber. Les balancelles grincent au rythme de la brise et les feuilles des arbres charrient des pines dans notre direction. Cyprien termine d'étaler sa collection, qui se compose de deux gallots et d'autres billes de toutes les couleurs, puis se met à creuser un trou un peu plus loin, avant de relever la tête :
— Le but du jeu, c'est de lancer les billes dans le trou. Une par une et la plus proche l'emporte. Et on a le droit de taper la bille du voisin aussi. Le gagnant est celui qui fait rentrer la dernière bille en jeu dans le trou.
— Et on gagne quoi ?
Il hausse les épaules, puis se gratte la tête, l'air un peu embêté, avant de se relever. Je l'observe faire le tour du parc, les sourcils froncés, très concentré, jusqu'à ce qu'il s'arrête subitement et se retourne en criant :
— De la lavande !
— De la lavande ? répète-je bêtement.
— Exactement. Ça sent bon la lavande, ma mère en met dans les placards pour chasser les odeurs.
— La mienne aussi. Mais il faut la faire sécher et ce n'est pas la saison.
— J'en piquerai dans le placard de la mienne alors ! déclare-t-il en attrapant la balançoire.
Il grimpe dessus, debout, agrippe ses doigts aux cordes et se met à se balancer. Je ne tarde pas à la rejoindre et nous nous entraînons dans une valse d'aller-retour, dans un grincement assourdissant. Cela se transforme vite en compétition, à qui ira le plus haut, à qui ira le plus loin, jusqu'à ce que Cyprien lâche subitement ses mains et s'envole, pour retomber à pieds joints. Il tangue en retombant sur le sol, perd l'équilibre et se retrouve sur les fesses. Plus timorée, j'attends tranquillement que la balançoire ralentisse pour descendre et l'aider à se relever.
— Alors ? s'exclame-t-il, une fois debout. C'est d'accord pour le sachet ?
— Uniquement si tu promets de ne pas le voler.
— Bien sûr. Je prendrai une pièce pour en acheter à la boutique du village.
Il frappe dans ma main, et jure de ne rien piquer dans le placard de sa mère. Nous nous accroupissons ensuite devant les billes, à bonne distance du trou qu'il a creusé, et les jettons tour à tour. Cyprien est doué. Il n'arrête pas de dégommer mes billes, j'ai l'impression qu'il prend plus de plaisir à faire ça qu'à mettre les siennes dans l'objectif. Malgré ses tentatives pour me déstabiliser, je parviens à l'emporter. Je pousse un cri de joie et il me regarde pendant que je me relève et tournoie, les bras écartés. Rapidement, il vient me rejoindre et nous tournons en rond, les yeux rivés vers le ciel, jusqu'à ce que nos jambes ne nous tiennent plus et que nos pieds glissent l'un sur l'autre.
Allongés par terre, ma tête tourne, mais je conserve un immense sourire. Quand le monde redevient stable, je me retourne sur le ventre et constate au passage que j'ai troué la manche de mon manteau. J'ai sûrement mis de la terre dessus aussi, Maman ne va pas être contente. Cyprien se place dans la même position. Des billes s'amoncèlent de tous les côtés et nos vêtements sont sales. Cyprien tend alors son doigt devant lui, droit vers les nuages.
— Regarde ! On dirait un dinosaure.
Le nuage en question a une forme étrange, une sorte de queue en pointe et une tête ronde avec des piques.
— Mmm... Plutôt une chèvre.
— Une chèvre ? Où tu vois une chèvre ?
— Les cornes, là.
— Tu confonds pas avec un bouc par hasard ?
— Non !
— Si, tu confonds.
Cyprien continue de répéter « Si, tu confonds », jusqu'à ce que je finisse par reconnaître que « OK, je me suis peut-être trompée », même si je reste persuadée que les chèvres ont des cornes. Il se jette alors sur moi pour me chatouiller et je hurle à gorge déployée. Je déteste quand on me chatouille, ça me donne envie d'envoyer la personne au cimetière, avec les fantômes. Malgré mes suppliques, Cyprien n'arrête pas. Je finis par m'agacer et le repousse brutalement sur le dos. À mon grand étonnement, il se laisse faire et s'étale comme une étoile de mer perdue en plein désert. Mes mains glissent dans les siennes et je m'assois sur lui, le plaquant au sol.
— J'ai gagné ! déclaré-je.
— Si tu veux.
Son sourire taquin et ses yeux pétillants me défient. À ce moment-là, j'ai envie de faire exactement ce que Mira a fait avec lui. Je pourrai me pencher, déposer mes lèvres sur les siennes, juste comme ça, pour voir. Les filles en parlent dans la cour de l'école, elles disent qu'au collège, il faudra bien se trouver un amoureux, que c'est ça « faire comme les grands ». Moi, je ne veux pas seulement faire comme les grands. Je veux surtout connaître ce qu'a connu Mira, étouffer la jalousie que je ressens envers ma sœur depuis ce jour-là, et me rapprocher de ce garçon qui me dévisage de ses yeux clairs.
Ce garçon que j'adore et dont je crois être amoureuse.
C'est ça ce que l'on ressent quand on aime, non ? Des papillons dans le ventre, le cœur qui bat fort, de la joie quand on croise le regard de celui qui nous plaît.
— Prune ?
— Oui.
— Tu crois que ça ressemble à ça, le bonheur ?
Sa question me déstabilise, si bien que je mets trente bonnes secondes à réagir. Trente secondes qui suffisent aux nuages pour devenir tout noir, et à un éclair de zébrer le ciel à l'horizon. La pluie ne va pas tarder, nous ferions mieux de rentrer. Je me dégage du corps de Cyprien et l'aide à se redresser, sans répondre à la question. Lui n'ajoute rien et se penche pour ramasser ses billes afin de les ranger dans son sac. Nous repartons en courant vers nos maisons et arrivons juste à temps pour éviter la pluie qui commence à tomber sur notre route.
— Fais un bisou à Mira, cri-t-il en partant. J'espère qu'elle sera vite guérie.
— Promis, murmuré-je au moment où il claque la porte et disparaît.
« Fais un bisou à Mira ».
Ces mots s'incrustent en moi et me brûlent. Ils ne signifient peut-être rien de plus qu'un simple « bisou », pour lui, mais pour moi, ils sont violents et sonnent comme un rejet.
Parce que ce n'est pas moi qu'il a embrassé en premier.
Et qu'il ne le fera peut-être jamais.
Parce que Mira passera toujours avant moi.
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