Chapitre 15


Cyprien,

Robion, 31 juillet 2023

Cela fait deux semaines que je n'ai plus parlé aux jumelles. Je les ai brièvement aperçus à une ou deux reprises, mais aucune n'a cherché à venir me voir. Contrairement à ce que j'imaginais, Anaïs n'a pas rapporté de ma tentative d'assassinat à Guy, et je n'ai pas été renvoyé. J'imagine que je devrais m'en satisfaire ? Ou alors elle lui en a dit, mais comme l'histoire tragique du gamin placé l'a ému, il n'a pas eu le cœur à me licencier.

— Deux aïolis pour la dix, un steak frites et une salade campagnarde, énuméré-je en accrochant ma commande dans la cuisine.

— Reçu, lance Joëlle. Les plats de la sept sont prêts.

La cheffe cuisinière me désigne les assiettes sur le chauffe-plat et je m'en saisis. Faire le service m'évite de penser et m'enfonce chaque jour un peu plus dans le déni de ma vie. En plus, cela m'aide à travailler ma coordination, et même s'il m'arrive toujours de confondre ma gauche et ma droite, je ne renverse presque plus rien. Beau progrès. Je déambule entre les tables, sers la numéro sept, prend une commande pour la huit, puis retourne chercher les plats de la dix. Pendant ce temps, Anaïs s'occupe de son secteur, à l'intérieur. Le restaurant bénéficie d'une terrasse ombragée, et nous nous sommes partagés les espaces. Cela nous évite de nous côtoyer trop longtemps, ou autrement que pour des échanges purement professionnels.

En parlant professionnel, Lucette a tenté de me parler hier soir. Elle m'a dit que mon éducateur avait téléphoné et qu'il voulait savoir où j'en étais dans ma réflexion concernant mon avenir.

— Nulle part, ai-je répondu. Je continue à réfléchir.

Ce qui est fou dans mon histoire, c'est que Léon semble toujours plus intéressé par moi que mon oncle, qui est pourtant mon tuteur officiel. Comme quoi, les liens du sang ne veulent rien dire. Surtout chez les Escoffier.

— Il faudra bien que tu trouves un patron. Vous aviez parlé d'un apprentissage, non ? Tu es bien inscrit au CFA de Cavaillon ?

Oui, j'y suis bien inscrit. Parce que comme je n'ai pas eu mon bac, et qu'il était hors de question que je refasse une année au lycée générale – pourquoi faire, à part m'enfoncer davantage ? -, l'éducateur qui me suit depuis des années m'a proposé deux solutions : soit repartir sur un bac professionnel (d'accord, mais lequel ?), soit m'inscrire au CFA et tenter une formation en apprentissage (oui, mais pour faire quoi ?). Comme j'étais indécis, il m'a finalement inscrit, avec plus ou moins mon avis, dans un CAP Pâtisserie-Restauration. J'avoue ne plus me rappeler de l'intitulé exact. Je me souviens juste avoir vaguement lancé l'idée, au détour d'une conversation, un soir du mois d'avril, lors d'une des nombreuses commissions absentéismes organisées par le lycée. L'une des rares où je sois allé d'ailleurs. Ce sur quoi, l'inscription ayant été validée, l'éducateur m'a proposé de bosser comme serveur cet été, et c'est là qu'il m'a parlé de Lucette.

Lucette, cette vieille dame de soixante-dix ans, vivant à Robion, ancienne assistante sociale, désireuse d'accueillir des jeunes paumés comme moi. J'avoue avoir hésité, parce que c'était Robion justement, et que je craignais ce face à face brutal avec mes amies d'hier, et mon bonheur d'antan. J'ai finalement accepté, faute d'autres perspectives et parce que ma minorité m'oblige à être encore dépendant. En arrivant chez Lulu, je pensais détester retrouver tous ces souvenirs, et vivre chez une vieille dame grabataire, mais c'est tout le contraire. Je m'y sens bien, et c'est sûrement ce qui m'effraie le plus. J'imagine que, Lucette comme mon éducateur ont le secret espoir que Guy m'embauche en apprentissage à la fin de l'été.

Et je vais les décevoir.

En effet, je doute fort qu'il soit prêt à me proposer un contrat, quand on voit que ni lui, ni sa nièce, ne m'accorde plus que des échanges polis et protocolaires.

— Un chocolat liégeois, une dame blanche et un moelleux au chocolat pour la quatre ! lance Anaïs au moment où je pénètre dans la cuisine, armé de plats.

Je les dépose face à Antoine pour qu'il puisse les laver, pendant que Joëlle prend note de la commande.

— Je sors le moelleux, occupe-toi des glaces, répond Joëlle.

— J'peux pas, je dois encaisser la trois.

— Je peux le faire si tu veux ? proposé-je. Tout le monde est servi de son côté.

Anaïs me jette un coup d'œil rapide, comme si elle se souvenait soudain de ma présence, avant d'opiner du chef.

— Bien. Si ça te fait plaisir.

Il faut surtout dire que je suis devenu expert dans l'art de réaliser des coupes glacées. Je m'occupe donc de la commande, ajoute deux boules de vanille pour l'un, et de chocolat pour l'autre, de la chantilly, du chocolat fondu et des vermicelles, puis plante des parasols dedans, avant de les porter à la table numéro quatre. La suite du service se passe globalement bien, je seconde Anaïs au niveau des desserts, et nous finissons par débarrasser les dernières tables, l'un à côté de l'autre.

— Merci, lâche-t-elle une fois que tout est terminé. J'étais un peu débordée...

— Pas de quoi.

Son regard croise le mien. J'esquisse un petit sourire, dans une maigre tentative de hisser le drapeau blanc, tel les casques bleus sur la bande de Gaza.

— Tu m'en veux encore ? osé-je demander.

— Ce n'est pas à moi qu'il faut poser la question.

Je sais, mais je n'ai pas encore trouvé ni le temps, ni l'occasion pour parler aux jumelles. Ni même pour aller m'excuser auprès de Marius, en partie parce que je continue de penser qu'il méritait qu'on lui fasse payer ses jeux de gamin débiles.

— J'irai m'excuser.

— Ça fait deux semaines que tu ne fais rien.

— J'ai pas eu le temps, me défend-je.

— Quand on veut, on trouve toujours le temps.

Je retiens la remarque qui me vient à l'esprit et acquiesce. J'imagine qu'il est normal qu'Anaïs défende ses amies, même si j'apprécie modérément d'être sermonné sur quelque chose dont je suis à moitié responsable.

Nous retirons nos tabliers, récupérons nos affaires et prenons ensemble la route qui mène vers nos chez nous respectifs. Comme souvent, le silence nous enrobe, pendant que nos pas foulent la rue baignée de soleil. La température est caniculaire, on atteint les trente-cinq degrés à l'ombre, c'est abominable. Je sue et peine à respirer, pendant que nous remontons la côte. Quand nous arrivons devant chez Anaïs, je m'attends à ce qu'elle s'en aille et disparaisse sans un au revoir, et suis donc surpris de l'entendre dire :

— Au fait, pardon de m'être montrée aussi intrusive. Tu avais raison, je n'avais pas à poser toutes ces questions.

J'apprécie sa démarche, d'autant plus qu'elle me surprend de sa part.

— Merci.

Je m'apprête à partir, mais sa main tombe sur mon épaule.

— Cyp... Si je peux faire quoi que ce soit pour toi, n'hésites pas d'accord ?

— Je ne veux pas de ta pitié, répliqué-je.

— Ce n'est pas de la pitié, raille-t-elle. Je n'ai aucune compassion pour les petits cons dans ton genre, mais je suis ta collègue, et les jumelles sont mes amies. Alors, si t'as besoin, tu sais où me trouver.

Figé et incapable de savoir si elle vient de m'insulter ou de m'apporter du réconfort, je l'observe disparaître derrière son portail en fer forgé et médite ses paroles. Anaïs n'a peut-être pas tort – même si ça me tue de le reconnaître -, et ses paroles font échos à celles que m'a dit la psychologue que je voyais à une époque. « Vous fuyez et vous repoussez l'affection que les autres peuvent vous apporter. Pourquoi ne pas juste accepter que votre histoire soit triste, et que certains puissent vouloir vous consoler ? ». Parce que je n'ai pas besoin de câlins, de réconforts, ou d'une quelconque sollicitude. J'ai seulement besoin d'avancer et de regarder devant, pas en arrière.

Alors que j'arrive devant Lucette, je m'arrête au milieu de la rue. Ma tête part d'elle-même sur le côté, mes yeux se posent sur la porte des Rougier. Je devrais sûrement frapper et m'excuser une bonne fois pour toute. M'absoudre de tous mes péchés, même ceux dont je ne m'estime pas responsable. Si cela peut me permettre d'enterrer la hache de guerre, c'est sûrement le mieux. Pourtant, je n'ose pas. Je m'apprête donc à rejoindre mon chez moi temporaire, abandonnant lâchement cette mission précaire, quand la porte d'entrée s'ouvre sur Prune.

— Oh ! Salut.

— Salut.

Un panier sous le bras, un chapeau de paille sur la tête et des lunettes perchées sur le bout de son nez, elle est encore plus jolie que la dernière fois que je l'ai vu. Ses tresses pendent de chaque côté de ses épaules, et elle porte une jupe à volant blanche, brodée de brins de lavande, ainsi qu'un petit chemiser.

— Ça va ?

Sa question est timide, elle m'arrache un petit sourire gêné.

— Ouais, et toi ?

— Ça va.

Un ange passe. Décidément, je ne suis pas très doué pour faire la conversation. Je relève la tête vers les fenêtres du premier étage, me demandant si Mira s'y trouve. Prune semble suivre mes pensées, car une seconde plus tard, elle ajoute :

— Mira est partie chez Marius, il a une piscine.

— Ah. Oui. Logique.

Nouveau blanc. Trouve quelque chose à dire, Cyprien ! Allez.

— Il va mieux ?

Sous-entendu : est-ce qu'il a gardé des séquelles de ma tentative de noyade ? Est-ce qu'il continue à se lamenter et pleurnicher ?

— Je crois.

OK ! Tant mieux alors.

— Je m'excuse au fait.

C'est la seconde ou peut-être la troisième fois que je demande pardon en un mois devant Prune. Cela commence à faire beaucoup, il ne faudrait pas que cela devienne une habitude.

— C'est pas grave. Ça arrive.

— J'imagine.

Un mince sourire étire ses lèvres.

— Enfin, j'avoue que ça n'arrive pas souvent ici, reprend-elle. Mais au moins, Marius est vacciné maintenant, il ne jettera plus jamais d'eau sur personne.

— Tu m'étonnes.

Je promets quand même de m'excuser auprès du concerné, si j'arrive à le croiser à l'occasion.

— Si tu viens ce soir pour notre anniversaire, tu pourras le faire.

Leur anniversaire ? Je fouille dans ma mémoire et soudain, je me souviens que nous sommes le 31 juillet. Comment ai-je pu oublier ? Elles sont nées le même jour qu'Harry Potter, cela aurait dû me marquer. Je me rappelle qu'il y a dix ans, leurs parents avaient organisé un immense goûter, dans le jardin de leur maison, en plein été. Il y avait une piscine gonflable, une pinata, un merveilleux gâteau au chocolat et de la glace à l'abricot et à la noix de coco. J'avais adoré. C'était le meilleur des anniversaires auquel j'avais participé.

Le genre d'anniversaire que j'aurais adoré avoir.

— Je suis invité ?

— Bien sûr que tu l'es.

Un sourire idiot étire mes lèvres. C'est bête, mais je craignais qu'après mon altercation avec Marius, mes révélations et ma crise de colère, les jumelles n'acceptent plus jamais de me reparler. Je me sens soulagé d'apprendre que ce n'est pas le cas, même si je m'aperçois alors qu'il va me falloir trouver un cadeau avant que les magasins ne ferment, et que je reprenne mon service au restaurant.

— J'arriverai sûrement tard, la préviens-je.

— T'inquiète, Anaïs ne se pointe jamais avant minuit.

Elle me sourit et ce sourire vaut tout l'or du monde. La perspective d'être pardonné m'enchante plus que je ne l'aurais cru et je promets d'être là à minuit tapante (en espérant que les clients se pressent et que Guy me laisse partir un peu plus tôt que d'habitude). Il n'y a jamais beaucoup de monde les lundis soirs.

— Je suis désolée, je vais devoir y aller.

Elle me montre son panier du menton, et je comprends que cette passionnante conversation vient de se terminer. Je lui souhaite de bonnes courses et la regarde disparaître dans la rue, s'enfonçant entre deux ruelles étroites, son chapeau de paille sur la tête. Quand je me retourne, mon sourire idiot toujours vissé sur les lèvres, je tombe presque nez à nez face face à trois mamies, assises avec Lucette. Quand sont-elles arrivées là ? Je ne les ai pas vu en tout à l'heure dans la rue, trop occupé que j'étais à penser aux jumelles. Elles ont sûrement assisté à toute la scène et ne tarderons pas à répandre leurs rumeurs et commérages.

— Eh bien pitchoune, on drague la fille Rougier ? lance une première grand-mère.

— Absolument pas, répond en glissant mes mains dans mes poches.

— Elle est trop bien pour toi ! ajoute une autre Mamie.

Ça, je le sais bien.

— Laissez-le tranquille, me défend Lucette. Il faut bien que jeunesse se passe.

Je la remercie du regard, puis pousse la porte de la maison pour me mettre à l'abri de la chaleur. J'ai bien besoin d'une sieste. 

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