Chapitre 14 - Souvenirs

Cyprien,

Robion, Février 2017

— Il pleure beaucoup ton petit frère, non ?

Je baisse la tête vers Prune. Assise dans la cabane, ses jambes pendent dans le vide et elle pose sur moi un regard baigné de curiosité. Dans la maison, j'entends les cris d'Anis, étouffés par la baie vitrée.

— Oui, un peu.

— Comment ça se fait ?

— Bah, c'est un bébé.

Tous les bébés pleurent, non ? Maman dit que cela n'a rien d'exceptionnel, même si Papa ne cesse de répéter que c'est trop souvent, trop constant, trop répétitif, et qu'il faut à tout prix qu'elle trouve une façon de l'arrêter. Il y a quelques semaines, ils l'ont emmené chez le docteur pour savoir s'il avait mal quelque part, mais le médecin a seulement dit que c'était un bébé « un peu perturbé ». Ces mots n'ont pas trop plu à mon père, mes parents se sont encore une fois disputés. Ils ne font que ça de toute façon.

— Tu penses qu'on pourrait créer un système de poulies ? demande soudain Mira, me détournant des cris.

— De poulies ? répète-je.

Mira me montre la corde qu'elle tient entre ses mains.

— Pour quoi faire ? demandé-je.

— Comme ça, on pourra poser des choses dedans, et ne pas s'embêter à les porter jusqu'à la cabane. On a qu'à mettre une corde, une roue et un seau.

C'est une bonne idée. Mira a toujours des idées très ingénieuses.

— Et qui remplira le seau ? demande Prune.

— Romaric ? proposé-je.

Mon frère n'appréciera sûrement pas, mais c'est le rôle des petits frères de servir de faire-valoir aux plus grands, n'est-ce pas ?

— J'adore l'idée ! déclaré-je.

— Super !

Nous descendons de l'arbre et partons à la recherche d'une corde plus grande, d'un seau et d'un semblant de roue pouvant servir de poulies. Nos pas nous entraînent du côté de la maison des Rougiers, parce que la mère des jumelles possède un garage qui regorge de trésors chinés dans les brocantes. Nous nous y faufilons tous les trois, et commençons notre exploration à travers les nombreux objets. Certains sont accrochés et pendent au plafond, d'autres débordent des étagères, d'autres encore sont rangés, d'une façon plus ou moins organisée, dans des endroits divers et variés. L'assemblement est très hétéroclite, sans aucune logique. Les jumelles m'ont déjà emmené chez L'Antic'Air, dans la boutique de leur mère, où j'ai pu faire connaissance avec des meubles anciens (je dis, faire connaissance, car à écouter leur mère, il s'agissait d'objets possédant une âme, dont il fallait prendre soin), et le garage est à cette image. Un tréteau est posé en travers, sur lequel s'entassent des pots de peinture, et j'aperçois un tas de paniers, l'un sur l'autre, de l'autre côté.

— T'es sûre que Maman a une poulie ? demande Prune.

— Aucune idée, mais il doit bien y avoir une roue quelque part, dans tout ce bazar.

— Ça peut faire l'affaire ? demandé-je en brandissant un anneau rouillé, dans lequel je m'imagine glisser une corde.

Mira l'examine d'un air d'experte, avant de secouer la tête.

— Nan, ça tournera pas.

— Et ça ? interroge Prune, une vieille roue de charrette à la main.

— Trop grand.

— Et lui ?

J'ai déniché un magnifique morceau de gouvernail brisé, version miniature. J'ignore où Cerise a pu trouver une telle merveille, mais cela me donnerait presque envie de la suivre dans ses brocantes.

— Cassé.

— Là ! s'écrie alors Prune.

Perchée sur un tabouret bringuebalant, elle désigne une étagère sur laquelle se trouve une caisse, d'où débordent des objets indéterminés. Je m'empresse d'aller la rejoindre et lui saisis les chevilles pour la maintenir, afin d'éviter qu'elle ne tombe. Prune agrippe la caisse et la tire vers elle. Le tabouret tangue, la boîte lui échappe des mains. Mira la rattrape et tombe sur les fesses, juste au moment où Prune s'écroule sur moi. Entremêlés par terre, nous éclatons de rire avant de nous relever comme on le peut, le visage couvert de poussières. Je tousse, Prune aussi, alors que Mira a déjà sorti tous les objets de la boîte jusqu'à tomber sur une pièce de forme ronde pouvant servir de poulie.

— Eureka ! s'écrie-t-elle.

J'aide Prune à se relever, pendant que Mira agrippe plusieurs cordes.

— Prends aussi le seau, là.

Tel un bon petit soldat, je m'exécute, pendant que Mirabelle fourre les cordes dans les bras de sa jumelle. Ensuite, nous repartons, tambour battant, vers notre olivier. Quand nous arrivons, Romaric se trouve à ses pieds, bras croisés, sourcils froncés. De la morve coule sous son nez, ses yeux sont rougis de larmes qu'il vient sans doute de verser, et sa colère déborde de lui quand il nous voit :

— Vous étiez où ? s'exclame-t-il.

— Chez les jumelles, répond-je aussitôt.

— Vous m'avez laissé tout seul.

— T'étais puni, lui rappelé-je.

Parce que ma mère l'a chopé devant le réfrigérateur, en train de chaparder un yaourt à la vanille. Ce sont les préférés de mon petit frère, mais surtout la chasse-gardée de Papa, qui prend toujours un malin plaisir à les manger sous nos yeux, surtout après que Maman nous ait privés de dessert. Hier soir, ils nous ont obligé à manger un gratin d'endives au jambon absolument infectes et Romaric a voulu en avoir un après. Comme toujours, Papa a dit non, puis l'a mangé devant lui, et ce matin, Maman l'a attrapé alors qu'il cherchait à s'en procurer. J'ai tenté de m'interposer, mais quand mon père a levé le martinet, j'ai préféré faire demi-tour. Si aux yeux des jumelles, je suis un héros, face à ceux de Romaric, je ne suis qu'un déserteur.

— Et si tu jouais avec nous maintenant ? proposé-je pour éviter une nouvelle crise.

— Vous faites quoi ?

— Une poulie, répond Prune. Pour pouvoir mettre des objets dans le seau..

Elle lui montre celui que je transporte, et j'évite d'ajouter que je comptais me servir de lui comme sous-fifre. À la place, je promets qu'il pourra tirer sur la corde pour faire remonter le seau rempli jusqu'à la cabane. Même si son front reste plissé, il consent à venir nous aider. Je m'occupe de passer la corde dans la roue, pendant que Mira fait un nœud, que Prune accroche le seau et que Romaric court chercher des merveilles pour le remplir : cailloux, noyau d'olive, rameaux, objets non identifiés. Tout y passe. Bientôt, je grimpe dans l'arbre et vais accrocher notre invention incroyable, puis appelle mon frère à me rejoindre.

Prune aide Romaric à grimper, lui arrachant une grimace au moment où ses mains touchent ses aisselles. Il se tortille entre ses doigts, rouspète, puis effectue le reste du trajet seul.

— Tiens.

Je lui tends la corde pour qu'il puisse tirer, agrippe l'une des branches, puis saute à pieds joints jusqu'à rejoindre le seul. Je tombe devant Mira, qui me sourit de toutes ses dents, pendant que Prune grimpe dans l'arbre pour rejoindre Romaric. Face à face, Mirabelle et moi nous observons dans le blanc des yeux, amusés.

— C'était cool, comme idée.

— Oui, vraiment génial.

— Regarde, Cyp' ! crie une voix.

Je relève la tête et souris à Romaric qui tire fort sur la corde pour faire monter le seau. Prune s'avance timidement vers lui pour l'aider, et comme il se laisse faire cette fois-ci, ils se retrouvent tous les deux à tirer sur la poulie. Pendant ce temps, je reporte mon attention sur Mira :

— On devrait faire ça plus souvent, déclare-t-elle, les bras croisés.

— Quoi ? Des poulies ?

— Des inventions.

— Avec plaisir.

Elle me sourit, moi aussi. Et là, je ne sais pas pourquoi, Mira s'avance et dépose ses lèvres sur ma joue. Je me sens rougir, mon sourire s'accentue et je passe une main sur mon visage, à la recherche de la trace laissée par ses lèvres.

— C'était pour quoi ?

— Un cadeau, comme ça.

— Tu veux pas plutôt le déposer là ?

Je pointe mes lèvres du doigt. Maman et Papa ne s'embrassent jamais, mais j'ai vu plein de grandes personnes le faire, et surtout dans les dessins animés. À chaque fois, les personnages ont l'air heureux et il y a même des cœurs au-dessus de leur tête. Mira continue de croiser les bras, mais prend un petit air taquin que j'aime bien. Je me sens un peu bête d'avoir proposé ça. Mira et moi ne sommes pas amoureux, mais ça me disait bien d'essayer.

— Enfin, si tu veux pas...

— Si.

Ses lèvres se posent sur les miennes. Un bisou furtif, léger, baveux aussi. Un bisou qui m'arrache une grimace et me fige sur place.

— Ça t'a pas plus ?

— Si, si.

Mira colle de nouveau sa bouche sur la mienne. C'est toujours aussi baveux, mais un peu mieux. Quand elle s'éloigne, j'essaye à mon tour, dans une tentative précaire d'imiter ceux que j'ai déjà vu le faire. C'est intéressant, plutôt amusant, mais je suis tout de même un peu triste de ne voir ni cœur, ni papillon s'envoler. Tant pis, cela doit être réservé aux dessins animés.

— Cyprien ! Mira ! Vous venez !

Nous relevons la tête en même temps, toute trace du jeu précédent s'envolant dans le mistral. Prune surgit de derrière l'arbre, la main de Romaric dans la sienne. Je ne les ai pas vu descendre, je ne sais pas s'ils se sont aperçus de quoi que ce soit. Prune détourne le regard, ne laissant rien paraître, et Mira frappe dans ses mains comme la maîtresse quand elle change d'activité.

— Bien sûr. Où ça ?

— On pensait aller jouer à la glissette ? propose Prune.

La glissette, c'est une roche polie par le temps, sur laquelle on peut glisser comme sur un toboggan.

— Bonne idée.

Et sur ces belles paroles, et cette décision validée par la cheffe Mirabelle, nous quittons le jardin, direction le Luberon. 

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