Chapitre 12

Prune,

Fontaine de Vaucluse, 14 Juillet 2023

Marius est une vraie plaie. J'ignore pourquoi Mira continue à être ami avec lui, mais cela fait cinq bonnes minutes que je me demande si ma sœur tient vraiment à cette amitié, ou s'il ne serait pas mieux que j'y mette un terme maintenant. Au départ, Marius s'est mis en tête de rattraper Anaïs et ma sœur qui avaient une belle longueur d'avance sur nous, et comme il n'y parvenait pas, il a fini par se laisser dériver par le courant, jusqu'à se retrouver derrière nous. Assis derrière Fanny qui ressemble davantage à une tête de proue qu'à une coéquipière, il malmène la rivière à coup de pagaie et ne manque pas une occasion pour nous jeter de l'eau dessus.

— Eh ! On fait la course !? lance-t-il.

— Non.

Cyprien se tourne, l'œil mauvais. Je jette un regard par-dessus mon épaule pour l'observer, le temps de voir Marius remonter vers nous. Le courant nous entraîne et nous filons sur la rivière avec rapidité. En général, il y a moins de débit qu'au printemps à cette période, mais l'année a été particulièrement pluvieuse, et la source s'est bien remplie. Par moment, les kayaks manquent de chavirer, mais Cyprien et moi formons un bon binôme. Là où Fanny manque de dextérité, et Marius de force, nous parvenons assez aisément à manœuvrer le bateau.

Toutefois, nous ne sommes pas au niveau d'Anaïs et Mira qui filent sur la rivière. Elles rendraient sûrement jalouse Stephan s'il les voyait. Je connais le sportif pour l'avoir brièvement croisé une ou deux fois quand il vivait encore au village, avant qu'il ne parte faire les saisons. De cinq ans plus âgés, il exerce une aura particulière sur les filles qui tombent en pâmoison devant lui quand il arrive. Et même s'il n'est pas méchant – voire très gentil, version bon samaritain – je n'ai jamais aimé le genre qu'il se donne. Mira m'a plusieurs fois expliqué que derrière ses airs de gars faussement cool, il s'interroge beaucoup sur son avenir, surtout depuis que ses parents ont exigé qu'il trouve un « vrai emploi », jugeant ceux qu'il exerce trop instables.

— Prune ! Attention.

— Hein, quoi ?

Perdue dans mes pensées, j'oublie de forcer sur mes bras pour faire avancer le kayak et j'oblige Cyprien à tirer plus fort sur ses bras pour nous ralentir. Il faut que je me concentre et fasse ma part de travail. J'accentue mes mouvements, pendant que mon ami d'enfance vire légèrement sur la droite. Mira et Anaïs nous ont mis au moins cinq cent mètres dans la vue. À ce rythme, elles atteindront le bus du retour une heure avant notre arrivée et aurons tout le loisir de boire un verre avec Stephan.

— Tu sais, je ne te l'ai jamais dit, mais j'aime beaucoup quand t'es coiffée comme ça.

— Pardon ?

Je me dévisse à moitié le cou pour me retourner et capte le sourire de Cyprien. Mon cœur accélère subitement, alors que ses yeux fixent mes tresses relevées sur ma tête. Elles forment une couronne, j'adore me coiffer ainsi. Est-ce qu'il vient vraiment de me faire un compliment ? Son petit sourire en coin accentue les battements de mon cœur et je ne sais pas comment réagir. Je sens mes joues s'échauffer et me retourne pour fixer un point invisible devant moi. Le décor est magnifique. L'eau est magnifique, d'un bleu-vert qui laisse voir les profondeurs transparentes de la rivière, où nagent des petits poissons colorés.

— Merci, chuchoté-je, sans oser le regarder.

— Avec plaisir, Prune.

Pourquoi tu ne me l'as pas dit avant ? Est-ce que tu le pensais quand on avait dix ans ? Et Mira, est-ce que tu aimais sa coiffure à elle aussi ? J'aimerais avoir le courage de lui poser toutes ces questions, surtout celles concernant ma sœur. Cela fait des années que je garde en moi le souvenir de leur baiser échangé derrière l'olivier. Le premier baiser de Mira. Avec lui, notre meilleur ami. Le garçon dont je suis tombée amoureuse, dès l'instant où je l'ai vu, et que je n'ai jamais pu oublier. Si pour ma sœur, ce baiser ne « signifiait rien », comme elle me l'a plusieurs fois répété, j'ignore ce qu'il voulait dire pour lui.

Mais il faut croire que Cyprien lit dans mes pensées, car une seconde après, il reprend notre conversation de tout à l'heure, comme si de rien était :

— Je n'étais pas amoureux de Mira.

« Et de moi » ai-je envie de répondre ? Mais comme souvent, j'opte pour la solution de facilité.

— Oui, je sais...

Non, je ne le sais pas, et l'entendre dans sa bouche me fait quelque chose de bizarre qui ressemble à du bien. D'un côté, je ressens une bouffée de culpabilité, à l'idée que ce baiser ne signifiait rien pour elle comme pour lui, et de l'avoir pourtant jalousé. J'aurais aimé, moi aussi, avoir droit à un premier baiser qui « ne compte pas », qui soit « juste comme ça », un instant volé. J'envie souvent l'insouciance de ma sœur, cette façon qu'elle a de vivre sa vie, au jour le jour, alors que je me pose sans cesse mille et une questions. Une part de moi lui en veut aussi, parce que même si elle ne savait pas à cette époque que j'étais secrètement amoureuse de notre meilleur ami, c'est elle qui l'a embrassé le premier, et j'aurais aimé qu'elle lise dans mes pensées.

— On voulait juste essayer, reprend Cyprien, c'était sans importance.

— J'ai compris.

— C'était à cause de la poulie.

— Oui, je sais.

Ce souvenir m'arrache un sourire. Nous trois, en train de construire un système particulièrement ingénieux pour faire grimper un seau rempli d'objets hétéroclites, que nous considérions magiques, dans notre cabane-olivier.

— Ça ne comptait pas.

— Je sais, Cyp'.

Mais j'aurais aimé que tu essayes avec moi.

— C'était ta première fois ?

Je l'entends rire dans mon dos. Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ? Je me retourne et capte son regard malicieux. Ah ! OK ?! Il a relevé un sous-entendu dans ma question, en bon représentant du sexe masculin, alors que je ne pensaisabsolument pas à ça. Quoi que, je mentirais en affirmant n'avoir jamais songé à lui dans ce genre de situation. Ces fantasmes ont alimenté beaucoup de mes nuits solitaires, et de mes premiers émois adolescents. À défaut de vivre l'amour en vrai, je me contente de mes souvenirs d'hier et les enrobe de mes pensées d'aujourd'hui, pour créer le décor que je désire.

— Cette première fois-là, oui, finit-il par répondre.

— Ça veut dire qu'il y en a eu d'autres ?

Pourquoi j'ai demandé ça ? Qu'est-ce qui m'a pris ?

Il éclate de rire. Moi pas. Une seconde plus tard, son sourire disparaît, et je suis obligée de tourner la tête une seconde pour éviter de nous faire partir sur le côté. Cyprien reprend vite le contrôle de l'embarcation, alors que nous entendons Marius et Fanny se disputer au loin. Leur binôme n'a pas bien l'air de fonctionner.

— Il y a eu des filles, oui, avoue-t-il.

Je m'en doutais, et pourtant, ses mots me font mal. Parce que dans mon cas, il n'y a eu personne, sauf lui. Je vais bientôt avoir dix-huit ans et je suis toujours vierge. Alors je sais, ce n'est pas grave, la PMI nous l'a répété au moins dix fois quand ils sont venus en 4e, et j'ai lu suffisamment de chroniques féministes sur les réseaux sociaux pour intégrer le fait qu'il n'y a pas d'âge idéal pour réaliser sa première fois avec une personne. Pourtant, je ne peux m'empêcher de me sentir en retard, en décalage et différente.

— Et toi ?

Mes joues virent sûrement au cramoisis. Je n'ose plus me retourner et dois m'y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à lâcher :

— Moi ? Oh, et bien. En fait...

Aucun. Personne. Parce que tu es le seul qui occupe mes pensées.

Voilà ce que j'aurais pu dire.

Voilà ce que je ne dis absolument pas.

— Un ou deux.

Pourquoi j'ai dit ça ?

— Ah oui ? répète-t-il, surpris.

— Oui, rétorqué-je, légèrement outrée qu'il remette ma parole en doute.

— Et c'était bien ?

— Parfait ! Merveilleux. Le meilleur moment de ma vie.

Mais bon sang, pourquoi je dis ça ? Pourquoi je mens comme ça ?

— Et c'était qui ?

Je me retourne, sourcils froncés. Cyprien plisse les siens, en miroir des miens. Ma réponse a l'air de l'agacer. Il doit sûrement me manquer une case dans le cerveau parce qu'en découvrant cela, mon cœur ne peut s'empêcher de tressauter plus fort. Prise sur ma lancée des mensonges stupides risquant d'entraîner un effet papillon dont je ne pourrais plus me défaire, je m'entends même dire :

— Stephan.

— Stephan ? Attends ! Tu déconnes là ? On parle bien de M. Bandana-je-me-la-pète-et-j'ai-tout-vu-tout-fait-dans-ma-vie ?

Sa description m'arrache un sourire. Il n'est pas loin de la vérité, et je m'en veux soudain encore plus d'avoir donné le prénom de Stephan. J'aurais mieux fait d'inventer un parfait inconnu, plutôt que d'utiliser un homme de cinq ans plus âgés et que je n'apprécie pas. En plus, sa personnalité s'éloigne si fortement de la mienne que je doute que Cyprien puisse croire une seule seconde à mon mensonge.

— Oui, et bien quoi ? Tu ne me crois pas ?

J'espère que je ne suis pas en train de rougir comme une tomate mûre, sinon, je suis cramée d'avance.

— Disons que... AÏE !

Un bateau nous heurte brutalement. Je sursaute si fort que je manque de faire chavirer l'embarcation, alors que nous plongeons tête la première dans un rapide. Cyprien a le réflexe de planter sa pagaie droite, ce qui ralentit le kayak, mais cela ne nous empêche pas de finir à moitié trempé, et le bateau rempli d'eau.

— C'est froid ! grelotté-je.

— Attends !

La seconde suivante, Marius – aussi surnommé le roi des lourds – fait son apparition. Son kayak effectue une embardée sur le côté, cogne dans le nôtre, m'arrachant un autre cri, en écho à celui de Fanny, et il plonge sa main dans la rivière pour nous jeter de l'eau dessus.

— Non mais t'as quel âge ? s'énerve Cyprien après la troisième éclaboussure.

Éclaboussure qui se révèle être un geyser, quand Marius nous envoie l'équivalent d'un seau d'eau, en utilisant ses mains en coupe à plusieurs reprises. Comme Fanny est la seule aux commandes et que le courant nous pousse vers l'avant, leur bateau nous frappe de nouveau.

— Arrête ! lance Cyprien.

— Oh ça va ! Détends-toi. On s'amuse là.

Non seulement Marius joue au gamin de cinq ans, mais en plus, il ne sait pas manœuvrer un kayak. Son attitude irrite Cyprien qui cherche à s'éloigner de lui en repoussant le bateau, mais à cause d'un crochet sur le côté, nous nous retrouvons liés.

— Comment on détache ce truc ? s'énerve Fanny.

— C'est bon Fan', relax. Au pire, on reste ensemble.

— Oh pire, je te noie, rétorque Cyprien.

Marius lui renvoie un sourire amusé, alors que Cyprien s'acharne à tenter de nous détacher. Je me penche pour venir lui donner un coup de main. Mes doigts se mêlent aux siens, alors qu'il tire sur la sangle, pendant que Marius s'agite et écope son kayak en continuant à nous arroser. Vraiment, je jure qu'une fois revenue à terre, je l'étrangle.

— C'est bon, déclare Cyprien.

— Super.

— Éloigne-toi et... PUTAIN !!!

Décidé à incarner son rôle de parfait imbécile jusqu'au bout, Marius agrippe notre kayak alors que Cyprien voulait s'écarter et son mouvement nous pousse vers un rocher. En voulant se rattraper, mon coéquipier bascule et tombe dans la rivière. Je me retourne juste au moment où il disparaît, entraînant non seulement le bateau, mais moi avec lui la seconde suivante. Mon corps pénètre dans l'eau froide avec virulence. J'ai l'impression d'avoir percuté un iceberg et plongé dans l'Antarctique. J'imagine qu'un breton jugerait que j'exagère, mais au moment où l'eau s'infiltre dans ma combinaison et me transforme en glaçon, je jure par tous les dieux de tous les univers et religions confondus qu'elle est gelée.

— MEC ! T'es mort à l'arrivée ! hurle Cyprien.

Marius éclate de rire et, en plus d'être stupide, il en profite pour nous fausser compagnie avec Fanny, nous laissant nous débrouiller seuls pour remonter sur le kayak. Cyprien boue de colère, marmonne toutes les insultes qui lui passent par la tête, tout en tentant de maintenir le kayak pour éviter que le courant l'emporte. En poussant fort, il parvient à le retourner et nous le calons entre deux rochers, le temps de remonter dessus.

— Elle est où ma pagaie ? s'écrie-t-il.

— Là-bas.

Je pointe la pagaie du doigt, elle s'enfuit tranquillement dans le courant.

— Mais quel con !

Je ne peux que donner raison à Cyprien, Marius est un parfait abruti. Je lui confie ma pagaie, car il est plus utile de pouvoir manœuvrer, et que le courant nous porte de toute façon vers l'avant.

Dans le silence rompu seulement par le débit de la rivière, nous nous laissons doucement dériver jusqu'à la plage d'arrivée. Là-bas nous attendent Mira, Anaïs, Marius et Fanny. Ma sœur et son amie sont assises sur deux petits sièges dépliés et boivent un verre de jus de fruit avec Stephan, comme si de rien était. Quant à Marius et Fanny, lui tire le kayak pour le remonter sur la plage, pendant qu'elle l'insulte de tous les noms d'oiseaux. Je n'entends pas vraiment ce qu'elle lui dit, mais pour une fois, je compatis.

Je m'apprête à me retourner pour aider Cyprien à ramener le kayak jusqu'au mini-bus, mais m'aperçois alors qu'il n'est plus derrière moi. Les sourcils froncés, je tourne la tête à droite, puis à gauche pour le retrouver, et réalise une seconde plus tard qu'il vient de saisir Marius par la sangle de son gilet de sauvetage.

— Toi !

— Cypri...

La seconde suivante, le poing de Cyprien s'abat sur le visage de Marius. Durant un instant, je ne réagis pas. Pas plus que Fanny, Mira, Anaïs et Stephan, qui restent comme moi, les bras ballants, à observer la scène comme au ralenti. C'est si soudain, si peu conforme à l'image que j'ai gardé de mon ami que je peine à mettre en adéquation le garçon que je vois, avec celui d'hier.

— Mais t'es cinglé, putain ! s'exclame Marius.

Sa tête part sur le côté, il se prend les pieds dans sa pagaie et glisse sur son kayak avant de se retrouver dans l'eau.

— Elle est glacée ! hurle-t-il.

— Non, sans rire.

Cyprien se penche vers lui et le saisit une nouvelle fois pendant que Marius se débat.

— C'était juste une blague, mec !

— Oui, et bien ça aussi, c'est juste une blague. J'vais te montrer ce que ça fait quand je m'amuse !

Il le retourne brusquement et lui plonge la tête dans l'eau. C'est ce que moment que mon corps choisit pour réagir. Ce moment où je me précipite vers lui en lui hurlant de lâcher Marius. Parce que même si j'ai juré de le noyer à l'arrivée, je n'ai aucune envie qu'il y ait un mort aujourd'hui. J'agrippe Cyprien par derrière et tire. Évidemment, étant donné que je fais dix bons centimètres de moins que lui, et sûrement le quart de son poids, je ne parviens à rien. Heureusement, Stephan a le bon ton d'intervenir en entendant nos cris. Il se saisit de Cyprien et l'envoie sur le côté, pendant que Fanny et Mira se précipitent vers Marius pour l'aider à se relever. Ses cheveux dégoulinent, il est complètement trempé et sonné. Quand son regard croise le mien, je n'y lis ni haine, ni amusement, juste une peur bleue, alors qu'il se met à trembler. Ses lèvres ont bleui, comme la marque qui s'étale sur sa pommette, là où Cyprien l'a frappé.

— Cyp' !

J'étais énervée contre Marius, moi aussi, mais là, il ne s'agissait pas d'une simple vengeance gentillette. Cyprien aurait pu le noyer.

Je me retourne, décidée à comprendre comment il a pu parvenir à cette extrémité-là, mais il s'est déjà éloigné sur la plage. Mes appels ne le font pas se retourner. 

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