Chapitre 10
Prune,
Robion, 14 Juillet 2023
L'été est la saison que je préfère. Le temps ralentit, les heures s'écoulent dans une lenteur infinie. Je profite de mes journées, allongée sur mon lit à lire et broder, ou alors je regarde des séries en crochetant des animaux. Je viens juste de terminer une abeille qui ira parfaire ma collection. Bastian est venu il y a une semaine pour réviser. Quand il les a vu, il n'a pas pu s'empêcher de tous les observer un par un et commenter. Ça avait quelque chose d'à la fois mignon et déstabilisant. Nous avons bien révisé, j'ai même apprécié l'aider et le coacher. Il a passé ses rattrapages et a fini par obtenir son bac à un point près.
Hier, il est venu me remercier de l'avoir aidé en philosophie, et m'a offert un bouquet champêtre en remerciement. Il trône fièrement sur notre bureau, à moi et ma sœur, et j'avoue ne pas savoir très bien comment interpréter ce geste. Quand elle l'a vu, Mira s'est écriée :
— Dis donc ! Tu as un admirateur secret ?
Je me suis demandée si elle pensait à Cyprien.
— C'est Bastian.
— Ah ! Intéressant.
Je n'ai pas cherché à creuser. J'ignore si par « intéressant », ma sœur insinuait quelque chose que je n'ai pas saisi. De toute façon, je n'ai pas envie de savoir si Bastian a ou non des sentiments pour moi. Moi, je n'en ai pas. Il n'y a qu'un seul garçon qui hante mes pensées, et le revoir ne m'a pas aidé à l'en chasser. Le problème, c'est que maintenant que Cyprien est revenu, et que je lui ai parlé, il est partout.
Encore plus qu'avant, je veux dire.
Même lors de mes siestes, même quand je vais me baigner chez Mamie, ou que je pars acheter deux baguettes pas trop cuites chez le boulanger, je ne fais que penser à lui. Et c'est sacrément handicapant, parce que dans les faits, je ne sais toujours pas pourquoi il est parti il y a sept ans - parce que je n'ai pas été capable de le lui demander -, je ne sais pas pourquoi il est là aujourd'hui – et cela n'a sûrement rien à voir avec moi -, et je ne sais pas quoi faire de tout ça.
Il n'a pas cherché à me voir depuis la soirée et je n'ai pas été capable de traverser la rue pour me rendre chez Lucette et demander à lui parler. J'ai tout de même glissé l'idée à mes parents d'aller dîner un soir chez Guy lorsque j'ai appris qu'il y travaillait, mais face au regard suspicieux de ma sœur, je n'ai pas voulu relancer.
C'est pour ça que je manque de lâcher mon aiguille à crochet quand elle débarque dans ma chambre, le jour de la fête nationale, pour déclarer :
— On va faire du kayak et un pique-nique. Tu viens avec nous.
Sa phrase sonne plus comme une affirmation qu'une question. J'imagine donc que mon consentement n'est pas requis.
— Si tu veux. Vous allez où ?
— À fontaine.
Fontaine du Vaucluse se trouve à quelques kilomètres de Robion en voiture. C'est un endroit magnifique, où se situe la source de la Sorgue. L'eau qui jaillit du gouffre attire des centaines de touristes chaque année, notamment au printemps. Ils viennent admirer cette curiosité géologique et les flots bouillonnants, magnifiques à regarder. Il y a moins d'eau à cette saison, mais c'est quand même possible de faire du kayak, et j'avoue apprécier ce sport (plus que les autres du moins).
— Et j'ai invité Cyprien.
Cette fois, j'écarquille les yeux de surprise.
— Ah !
Je prends mon air le plus désintéressé pour répondre, dans l'attente de la suite. Depuis la fête chez Marius, où je sais qu'ils se sont brièvement parlé, nous n'avons plus eu aucune nouvelle. Je l'ai bien croisé une ou deux fois, mais nos rencontres sont restées polies. De celles que l'on fait quand on a soixante ans, et qu'on part faire les courses au marché du coin « Salut, ça va ? Oui, et toi. Bien. Quoi de neuf ? J'achète du melon pour ce midi, et toi ? Quelques courgettes et des poivrons pour la ratatouille. Cool. Allez, à plus. ». J'exagère, pour la bonne et simple raison que ni lui ni moi ne nous sommes croisés au marché. Il ne sort de chez Lucette qu'aux alentours de onze heures et demi pour descendre au restaurant, et je passe mon temps enfermée à fuir le soleil.
Évidemment, je ne sais pas tout ça parce que je l'ai observé par la fenêtre, l'air de rien.
Non, vraiment pas.
— Pourquoi tu lui as proposé ?
Mira marque un temps d'arrêt.
— Ça ne te fait pas plaisir ? demande-t-elle, étonnée.
— Si. Je m'interroge, c'est tout.
— Anaïs vient, le resto est fermé ce midi et Bastian ne pouvait pas, il manquait quelqu'un pour faire des binômes.
— Et Félis ?
Ma sœur grimace.
— Mmm, j'avoue que je n'y ai pas pensé.
— Dis plutôt que tu ne voulais pas y penser.
— Tu marques un point.
Félis est à Mira ce que Fanny est à moi : un obstacle. Une concentration de jalousie à évincer.
— OK, alors.
— Super. Va te préparer, on part d'ici trente minutes.
Je saute du lit et me saisis d'un sac dans lequel je fourre mon maillot de bain, un châle, et quelques broutilles. Mira fait de même et enfile son bas de maillot afin de prendre de l'avance sur tout à l'heure. L'eau de la Sorgue est glacée, nous serons obligées de porter une combinaison. Je glisse ma main dans le placard pour me saisir de ma serviette quand mes doigts tombent sur quelque chose de dur et râpeux. J'agrippe alors l'objet qui se révèle être un noyau d'abricot. Un sourire idiot étire mes lèvres.
— Tu t'en souviens ?
Ma sœur jette à peine un regard à mon butin, avant de déclarer :
— Pourquoi t'as gardé ce truc ?
— Parce que c'est un cadeau de Cyprien.
— Techniquement, c'est l'abricot qu'il t'a offert, pas le noyau.
Peut-être, mais ce noyau est un souvenir de notre première rencontre et je n'ai jamais eu le cœur à m'en séparer. C'est une sorte de talisman, un fruit séché, comme ceux que l'on trouve à table à Noël, au milieu des treize desserts, sauf que celui-ci ne se mange pas. Un souvenir du petit garçon que j'ai aimé. De ce garçon qui vit dans la maison d'en face et que j'aime toujours.
Quelle débile je suis ! Il s'est montré gentil lors de la soirée chez Marius, il m'a empêché de m'évanouir contre le buffet du salon (comme toute personne censée et altruiste), et pour le remercier : je me suis enfuie en courant. Sacrée entrée en matière. Décidément, je suis nulle pour draguer. De toute façon, je ne l'intéresse pas. Je ne l'ai jamais intéressé. C'était Mira qui lui plaisait, j'en suis certaine, de même que je me souviens très bien du baiser qu'il a déposé sur sa joue, un soir, en rentrant de l'école. Un baiser qui a failli couper mon cœur en deux et que je revois encore dans mes cauchemars.
Un baiser d'enfant, qui ne signifiait peut-être rien, mais qui a pris de la place dans mon esprit. Beaucoup de place.
— Fais quand même attention, Prune. Moi aussi, je suis contente de le retrouver, mais il a changé.
— Hein, quoi ?
Pourquoi me dit-elle cela soudainement ? Ce n'est pas moi qui ai invité Cyprien à venir faire du kayak, c'est elle.
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Parce que ce n'est plus l'enfant avec lequel on jouait.
Je lève les yeux au ciel.
— Bien sûr qu'il a changé. On change tous, en sept ans, non ?
— Ouais... Mais lui... Il y a quelque chose qu'il ne nous dit pas.
— Il a le droit d'avoir son jardin secret.
— Mmm... sûrement.
Elle semble sceptique. S'est-il passé quelque chose entre eux à la soirée chez Marius ? Quelque chose qui lui fasse penser que Cyprien est si différent de celui qu'il était avant ?
— Bref, fais juste attention, OK ? Je ne voudrais pas qu'il t'arrive quoi que ce soit.
Je ne vois pas ce qu'il pourrait m'arriver avec Cyprien, mais soit.
Nous terminons de nous préparer, juste au moment où un coup de klaxon retentit. Mira m'informe que nous partirons à deux voitures, celle d'Anaïs, et celle de Marius. Ce sont les seuls à avoir le permis de toute façon. Ma sœur et moi fêterons nos dix-huit ans à la fin du mois, et même si nous avons toutes les deux obtenu le précieux sésame grâce au permis anticipé, il nous est interdit de prendre le volant avant notre majorité.
Nous descendons les escaliers quatre à quatre et nous précipitons vers la voiture. Quand je sors, le soleil m'éblouit, et je manque une nouvelle fois de tomber, écrasée par la chaleur, et surtout parce que Myrtille choisit ce moment pour se précipiter sur Anaïs. L'amie de ma sœur s'accroupit devant notre labrador qui lui léchouille le visage en aboyant de joie.
— Décidement, tu ne tiens pas sur tes pieds, Rougier.
Je relève la tête et aperçois Cyprien, une jambe repliée contre la vieille Clio d'Anaïs, les bras croisés. Comme ça, il ressemble à Romaric, son petit frère dont je n'ai même pas pris la peine de demander des nouvelles. Où sont-ils d'ailleurs, lui et Anis ? Et ses parents ? Je m'apprête à répliquer – avec un temps de retard – à sa réplique pleine de sarcasme, quand Marius débarque :
— Prête ? lance-t-il.
L'ami de ma sœur sort de l'autre voiture, une C3, toute orange, à la portière droite abîmée. Est-ce qu'il a perdu un pari ou c'était la seule disponible sur le marché des véhicules d'occasion ?
— Yep ! répond ma sœur.
Je n'ai pas le temps d'ajouter quoi que ce soit d'autre, Fanny s'est déjà précipitée vers Mira pour l'accaparer et chuchote quelques mots à son oreille. Comme elle n'est pas discrète, je parviens à saisir les mots « couple » et « Marius » dans la même phrase, et comprend qu'ils ont enfin concrétisé. Ce n'est pas trop tôt, cela fait des années qu'ils se tournent autour.
— Qui monte avec qui ? demande Anaïs.
— Je viens avec toi, répond aussitôt Mira.
Fanny affiche une moue boudeuse, ses yeux vont et viennent de Marius à ma jumelle. Visiblement, elle hésite sur son choix, mais quand son petit copain l'appelle pour la rejoindre, celui-ci est tranché. Ne reste bientôt plus que Cyprien et moi, un peu gênés, l'un face à l'autre, à devoir choisir dans quelle voiture monter.
— On a qu'à laisser le nouveau couple ensemble ?
Un sourire étire mes lèvres. C'est exactement la réponse que je souhaitais, et mon cœur se met à opérer des boums ! badaboum ! un peu trop bruyants. Même les cigales n'arrivent pas à l'égaler.
— OK, ça me va.
Je n'ai aucune envie de tenir la chandelle, et je doute qu'ils apprécieraient ma présence de toute façon. Marius et Fanny me tolèrent uniquement parce que je suis la sœur de Mira.
— Toi d'abord ? proposé-je en désignant la voiture.
— Non, toi. Honneur aux filles.
Une fossette se creuse sur sa joue droite alors qu'il ouvre la portière. Sa galanterie m'amuse, surtout parce qu'elle me rappelle le petit garçon taquin qu'il était. Je ravale mon féminisme, toutes mes lectures engagées sur Instagram et YouTube, et grimpe dans l'habitacle. Il n'y a pas de mal à passer la première, certaines traditions sexistes sont plaisantes à garder. Marius démarre, aussitôt suivi par Anaïs qui engage la conversation avec Mira.
Assis à l'arrière, tels deux enfants, derrière Maman et Maman, nous nous enfermons dans notre silence respectif et familier, lui les bras croisés, moi, les bras le long du corps, à ne pas savoir quoi en faire. Anaïs finit par allumer le poste radio et la musique vient se superposer à leurs deux voix alors que les paysages défilent. Il n'y a qu'une vingtaine de minutes entre Robion et Fontaine, cela devrait se faire vite.
Je ne peux m'empêcher de jeter de regard en direction de Cyprien, dans l'espoir qu'il fasse de même. Lui se borne à fixer la route, perdu dans ses pensées. Il ne m'offre que son profil, où j'aperçois quelques poils blonds sous son menton. Des poils qu'il n'avait pas la dernière fois que nous nous sommes vus. Dix bonnes minutes passent ainsi, sans qu'aucun de nous n'ouvre la bouche. Je finis par me faire à l'idée et m'apprête à sortir mon portable pour répondre au dernier message que m'a envoyé Félis – un screen d'une pièce de théâtre où il aimerait aller -, quand Cyprien se tourne vers moi :
— Je voulais m'excuser.
Je fronce les sourcils. Sa phrase sort au milieu de nulle part, et sur le coup, je ne la comprends pas.
— T'excuser pour quoi ?
— D'être parti sans prévenir.
Oh ! Ça. Mon cœur manque un battement, mes mains deviennent moites. Je retiens les larmes que je sens poindre, parce que ce n'est pas le moment. Est-ce que Mira lui a demandé de s'excuser, ou est-ce qu'il le fait spontanément ? Ma sœur sait se montrer directive, et elle aurait très bien pu l'obliger à le faire, sachant combien son absence – mais surtout l'absence de réponse de sa part – m'a pesée. J'aimerais lui demander pourquoi il s'excuse maintenant, mais je préfère m'abstenir. Cyprien est parti, mais il est revenu. Il n'y a pas grand-chose à dire de plus, j'imagine ? Je n'ai pas le caractère de ma sœur, ni envie de me disputer. Je veux juste en profiter.
— Merci.
— Pas de quoi.
Je ne sais pas quoi ajouter. Lui non plus visiblement. Je me creuse les méninges pour trouver une phrase spirituelle, quelque chose de philosophique, d'intéressant, de passionnant, pour reprendre la conversation. Rien ne me vient, et je me retrouve finalement à demander :
— C'était bien là-bas ?
— Là-bas ? Où ça ?
Je balaie le vide, les mains devant moi. Je suis ridicule.
— Où t'étais.
— Ah !
Il marque une pause, comme pour réfléchir à ses paroles, puis hausse les épaules.
— Ça dépend où. Y a eu des là-bas pas trop mal, d'autres moins bien.
— C'était loin ?
— Dans les Bouches-du-Rhône.
Je grimace et ma mimique le fait éclater de rire. Ce rire me renvoie des années en arrière, lorsqu'il grimpait aux arbres et me jetait des abricots pour que je puisse les attraper, parce que j'avais peur de tâcher ma robe et que lui se fichait bien de salir sa salopette.
— Fais pas cette tête. Y a pire que Marseille, tu sais. En plus, je n'ai pas toujours été là-bas, j'ai aussi vécu à Allauch et à la Penne sur Huveaune.
Quelle conversation passionnante. Bientôt, on va s'échanger des coordonnées géographiques. J'ai l'impression que plus il me donne d'informations sur lui, moins j'en obtiens. Apprendre qu'il était si proche, et pourtant si loin, me serre encore plus fort le cœur. Pourquoi n'est-il pas resté dans le Vaucluse ? Pourquoi a-t-il fallu qu'il s'en aille ?
— Tu as été heureux là-bas ?
Il prend encore plus de temps pour répondre. Sur ses cuisses, je vois son poing se serrer, il ouvre et ferme sa main, faisant craquer ses phalanges.
— Pas autant qu'ici, finit-il par répondre.
Il m'offre un sourire triste, et soudain, j'ai envie de me blottir contre lui et de lui apporter tout le réconfort du monde. Sa tristesse passe en un instant, ses yeux redeviennent vite pétillants, ses fossettes s'accentuent. Je sens qu'il a envie de changer de sujet et je ne suis donc pas surprise de l'entendre demander :
— Rassure-moi, tu sais pagayer ?
— Bien sûr que je sais pagayer !
Ma sœur s'immisce alors dans la conversation (la fourbe nous écoutait) :
— Pas aussi bien que moi, lance-t-elle.
— Mira a été élue championne d'aviron au lycée, ça ne compte pas, répliqué-je. Mais je suis très douée pour diriger.
— Parfait, tu iras derrière alors, décrète Cyprien.
— Parce que je vais être en binôme avec toi ?
— Tu vois une autre candidate ?
— Je comptais me mettre avec Anaïs, rétorqué-je.
— Impossible ! ajoute cette dernière. Je suis avec Mira.
Tout en disant cela, sa main vient effleurer celle de ma sœur, qui s'amuse à poser la sienne sur le levier de vitesse, où celle d'Anaïs se trouve. La remarque de Cyprien m'oblige à détourner le regard.
— Et si je voulais me mettre avec Mirabelle ? lance-t-il.
— Ah non ! Tu serais capable de me foutre à l'eau ! lance ma jumelle.
Un rictus amusé habille les traits de Cyprien. Je l'imagine très bien jeter ma sœur dans la Sorgue, juste pour s'amuser, comme lorsqu'ils se balançaient de l'eau au bord de la fontaine, enfants. Cela dit, moi derrière, lui devant, j'aurais toutes les occasions du monde pour le pousser dans la source, moi aussi. J'en ai marre d'être toujours la petite fille timide et sage qui reste en retrait. Moi aussi, j'ai changé en sept ans, et je compte bien rattraper le temps perdu et tout faire pour qu'il me voit.
Vraiment.
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