Jour 19 - Cartes
19 décembre
* * *
Keir n'a pas le temps, songea Lubeen, l'attention vagabondant çà et là au gré de ce qui lui traversait l'esprit.
Il se répétait cela en boucle depuis des heures. Entre autres « mais quand est-ce qu'il va rentrer », « ça doit être très important comme travail » et « ce que je m'ennuie sans lui ». Il espérait que cela le ferait revenir plus vite, mais en réalité, tout ce qu'il parvenait à faire, c'était à se frustrer davantage.
« Je rentrerais tard », avait dit l'humain. Comme si ça allait excuser quoi que ce soit ! Enfin, peut-être... Lubeen comprenait. Correction : il l'enviait. Juste un peu. Lui aussi aurait voulu être très occupé par son travail en cette période. Même si cela signifierait qu'il aurait trouvé sa place au pôle et n'aurait jamais rencontré Keir.
- Ah non, marmonna-t-il, attirant l'attention de Ruddy.
Une fois rassuré, le renne retourna à sa sieste comme si de rien n'était.
Peut-être que c'était ça, sa place ? Comme Keir le lui avait suggéré... Peut-être que le Pôle n'était pas véritablement sa place. Enfin, pas pour y travailler, du moins.
Dans le fond, ça lui plaisait, cette mission. Quoi qu'on en dise, il s'en sortait plutôt bien ! Même s'il ne savait pas s'il réussirait ou non, il sentait bien que Keir était plus heureux, plus détendu. Et ça lui faisait plaisir aussi. Sa mission était-elle accomplie ?
Si elle l'était, cela voulait dire qu'il rentrerait au Pôle, qu'on lui confierait ce poste, avec le bureau poussiéreux qui allait avec et la cheffe beaucoup trop aimable pour son bien... Et également, qu'il partirait d'ici, ne reverrait plus jamais Keir et Ruddy. Et cela lui brisait le cœur.
La main fine du Lutin s'agitait devant lui dans une danse lente, presque hypnotisante, tandis qu'il perdait ses iris sur le tas de papier que Keir lui avait confié avant de partir.
Il soupira.
Ici aussi, il avait son travail. Du moins, Keir lui en donnait. Pourquoi ne pouvait-il pas être au service de Keir à la place de Santa ? Cette idée bête ne quittait pas son esprit. Même quand son attention était ailleurs, elle était là, tapie bien au fond.
Bien évidemment, Lubeen avait la réponse à cette question ; Keir n'était pas le Père Noël. C'était un humain. Et le problème avec les humains, c'était leur instabilité. Quand ils avaient assez d'une chose, il s'en débarrassait... Cela valait également pour lui.
Et la vie de Lutin sans domicile fixe lui faisait peur. Sans compter les nombreux dangers du monde humain. Les autres êtres surnaturels qui pouvaient s'en prendre à lui pour des raisons diverses.
Il frissonna.
- OK, reste concentré mon vieux, s'encouragea-t-il. Tu dois finir ça, sinon Keir va se fâcher.
Le tas de feuilles que Keir lui avait donné ce matin lui semblait toujours aussi imposant... Et lui se fatiguait de plus en plus.
Le brun lui avait confié une tâche, un peu à contrecœur, pensant que Lubeen lui ferait perdre plus de temps qu'il ne lui en ferait gagner... Mais à ce stade, il n'avait plus le choix !
Cela faisait deux semaines qu'il repoussait l'échéance, à présent, il devait sérieusement s'y mettre... Les cartes de vœux de l'agence avaient été imprimées, livrées et n'attendaient qu'à être signées. Habituellement, Keir déléguait à un collègue, mais cette année, ils semblaient tous s'être concertés pour refuser.
Enfin, tous, sauf un, qui s'appelait Lubeen, était un Lutin et pouvait s'en charger, étant donné qu'il avait le temps. Et des pouvoirs magiques - même si Keir lui avait formellement interdit d'user de Magie.
- Je n'utilise pas vraiment la Magie, marmonna Lubeen. Enfin, juste un peu...
Depuis le départ de Keir, il agitait une plume dans les airs, qui annotaient un petit message et signaient au nom de l'agence. Les cartes patientaient un peu, le temps que l'encre sèche, avant de se glisser dans une enveloppe et d'atterrir dans les cartons.
- Keir n'en saura rien, de toute façon. Ce n'est pas comme s'il pouvait me voir...
Effectivement. Pour plus de sécurité et discrétion, Keir avait désactivé les caméras de surveillance. Il ne tenait pas à ce qu'on est des preuves des pouvoirs de Lubeen...
- Bon sang, il me manque, soupira-t-il, las. C'est long quand il n'est pas là...
Ruddy ronflait toujours, l'ignorant totalement. Le Lutin n'avait cessé de soupirer, parler tout seul, tout en se languissant de Keir depuis le déjeuner... Il finissait par s'y habituer.
- Je me sens nul et pathétique, souffla le blond, c'est vrai, regarde-moi, on dirait une Lutine en mal d'amour et d'attention... Tout ça parce qu'il n'est pas là. ... Il aurait pu appeler.
Keir l'appelait vers la mi-journée ou en début d'après-midi, pour s'assurer qu'il allait bien, qu'il n'avait pas dévasté son appartement, savoir s'il avait mangé correctement - et il en profitait généralement pour lui dire vers quelle heure rentrerait.
Sauf aujourd'hui. Il ne l'avait pas fait. Sans doute parce qu'il avait oublié. Ou qu'il n'en avait pas envie.
- « J'ai du travaille Lubeen » tu parles... Il essaye juste de m'éviter. Je suis sûr qu'il m'évite... En fait, il me déteste, c'est ça, hein ? Je sais bien qu'il m'a laissé vivre ici uniquement pour que je tienne son foyer, mais... Je pensais qu'il avait fini par bien m'aimer. Me supporter, ce serait déjà bien.
Lubeen se laissa tomber sur la table basse dans un long soupir d'agonie. Il se sentait seul, abandonné et totalement idiot d'attendre après Keir comme ça.
- Je suis pathétique et je suis à peu près sûr qu'il n'aime pas les gens comme ça.
En témoignaient ses amies. Des femmes d'affaires à poigne, avec du caractère, travaillant dans le même domaine que lui, ou était avocates, médecins, associées dans de grosses entreprises, voire même PDG...
Sans compter ses amis. Keir n'en avait pas beaucoup - quelques anciens camarades avec qui il sortait boire un verre, deux partenaires pour jouer au tennis quand il en avait l'occasion - mais ils étaient aussi des personnes importantes. Influentes.
On était très loin du petit Lutin incapable de trouver sa place, maladroit, naïf et crédule. Et ça lui faisait mal de constater ça.
- Je suis sûr qu'il sera content quand je partirai.
Plus le temps passait et moins Lubeen avait de forces. Il s'acharnait à sa tâche depuis des heures sans s'interrompre... Et il finit par s'endormir, là, avachit sur la table basse du salon. Parfois, il marmonnait des choses incompréhensibles dans son sommeil, mais personne ne les entendait.
Keir rentra tard - bien plus tard que ce qu'il prévoyait - armé de quelques fleurs pour se faire pardonner auprès de son Lutin. (Il ne savait pas vraiment si Lubeen aimait les fleurs, ni même si cela serait bien interprété par le Lutin, mais il voulait marquer le coup. Et les chocolats, ce n'était pas vraiment une bonne idée).
Il le trouva à demi conscient sur la table basse, une pile de cartes impressionnante derrière lui.
- Euh, tu n'étais pas obligé de finir en une journée, lança-t-il. Lubeen ? Tu dors ?
Le blond ne réagit même pas. Keir se doutait bien qu'il ne l'avait absolument pas écouté et avait utilisé sa Magie - en témoignaient, d'ailleurs, la plume et l'encrier qui flottaient au-dessus de sa tête...
- Pourquoi tu prends toujours les choses autant à cœur et au pied de la lettre, bon sang, soupira Keir.
Il déposa plume et encrier un peu plus loin, puis s'empara du bonnet métamorphosé en couverture du Lutin et le déposa sur ses épaules. Parfois, il lui arrivait d'oublier de le porter - et Keir trouvait cela idiot. Vraiment très idiot.
L'humain se décida à ranger un peu le bazar - enfin, il tenait surtout à vérifier s'il s'en était sorti avec les cartes de vœux. Il s'empara d'une au hasard et la lut.
Il rougit vivement, interloqué, un peu choqué même. Il recommença avec une autre. Puis une autre. Et encore une autre. Ainsi de suite pendant un long moment. Il se sentait de plus en plus mal...
« Mais quand est-ce qu'il va rentrer » ; « ce que je m'ennuie sans lui » ; « reste concentré mon vieux, sinon Keir va se fâcher » ; « Je n'utilise pas vraiment la Magie. » ; « Bon sang, il me manque » ; « C'est long quand il n'est pas là... » ; « Je me sens nul et pathétique ! c'est vrai, regarde-moi, on dirait une Lutine en mal d'amour et d'attention... » ; « Il aurait pu appeler. » ; « En fait, il me déteste, c'est ça, hein ? » ; « Je sais bien qu'il m'a laissé vivre ici uniquement pour que je tienne son foyer, mais... Je pensais qu'il avait fini par bien m'aimer. » ; « Me supporter, ce serait déjà bien. » ; « Je suis pathétique et je suis à peu près sûr qu'il n'aime pas les gens comme ça. » ; « Je suis sûr qu'il sera content quand je partirai. ».
Tout cela s'étalait sur différentes cartes. Cela avait dû lui prendre des heures pour les remplir... Des heures à se sentir mal comme ça, seul dans son coin. Keir s'en sentait responsable. Après tout, il aurait pu l'emmener au bureau, ça lui aurait fait voir du monde... Ou au moins l'appeler, comme tous les jours, s'assurer qu'il avait le moral.
- Tu ne peux pas simplement me dire que tu es déprimé, marmonna Keir en s'installant à ses côtés. En plus tu sais comment marche le téléphone...
Avec douceur, il dégagea son visage d'une mèche de cheveux. Lubeen souffla légèrement.
La plupart des cartes étaient sans doute bonnes à jeter, mais Keir s'en fichait un peu. Ce n'était que du papier imprimé, après tout. Lubeen était un être vivant avec des émotions et une conscience - et visiblement, il se sentait délaissé. Détester, même.
- Et puis je ne te déteste pas, souffla-t-il avant de déposer un baiser sur sa joue. Qui peut bien te détester, hein ? Je suis sûr que tu te montes la tête. C'est bien ton genre, ça...
Lubeen ne réagit pas. Keir se décida à aller se coucher, il était tard et demain il comptait bien s'occuper de Lubeen. Lui faire oublier ses mauvaises pensées du jour.
Avec délicatesse, il le prit dans ses bras et le déposa dans son lit. Le blond n'avait même pas réagi.
La seule réaction notable qu'il eut, ce fut lorsque Keir s'était collé à lui en l'entourant de ses bras... Il avait poussé un soupir d'aise.
Le brun se sentait coupable. Et blessé, aussi, un peu, qu'il pense de telles choses de lui... Il comptait bien y remédier. Rassurer son Lutin trop émotif ; il serait plus que triste lorsqu'il partirait, il ne le trouvait ni nul ni incapable, il ne le détestait pas...
Bien au contraire.
* * *
Bébé Lubeen est triste D: Va falloir le rassurer Keir u_u
Bref XD
(Crédit 📷 : Aaron Burden )
La suite demaiiiiiin !
Haydn
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