11 décembre

* * *

Keir retrouva son appartement avec un sentiment inhabituel de chaleur.

La plupart du temps, il restait tard au bureau, allait boire un coup avec ses collègues ou employés, programmait ses rendez-vous tard, pour éviter de rester trop longtemps chez lui. Et quand, par malheur, il rentrait plus tôt, il s'arrangeait toujours pour avoir un dossier urgent à traiter.

Mais ses derniers temps, c'était différent. Très différent. Tellement différent que tous ses collègues l'avaient remarqué... Leur chef d'agence avait l'humeur plus légère, le sourire plus facile, il partait à l'heure plus facilement et avait refusé d'aller boire un coup à chaque fois qu'on lui avait proposé.

Certains pensaient qu'il y avait une femme qui se cachait derrière ce comportement nouveau – personne n'ignorait que Keir était un séducteur qui trompait l'ennui au bras d'une jolie demoiselle dès qu'elle se présentait à lui...

S'ils savaient, pensait-il régulièrement, le sourire amusé et mystérieux.

S'ils savaient, en effet, que tout ceci était dû à un et non à une... Qui plus était, un Lutin ! Sans compter qu'il n'y avait rien de... sexuel. Pas pour le moment, corrigea-t-il mentalement, avant de se reprendre. Ne pas penser que Lubeen était un coup potentiel. Il valait mieux que ça. Puis il ignorait tout des coutumes de Lutins en matière de sexualité, de relations.

Toujours était-il que Keir était d'une étonnante bonne humeur, que tout le monde l'avait remarqué, et Lubeen le premier.

– Tu veux que je fasse quelque chose de spécial, pour le dîner ? Lui demanda le blond.

– Euh, non, laisse tomber... Je vais commander quelque chose.

Le Lutin ne voyait pas vraiment ce que cela voulait dire, mais il lui faisait confiance. Après avoir pianoté sur son smartphone, Keir se détendit sur le canapé... La journée avait été longue, éprouvante, et cela lui faisait du bien de décompresser un peu.

Sans qu'il ne s'y attende, il sentit Lubeen poser ses mains sur ses épaules et les masser légèrement. Il posa sa tête sur l'appuie-tête et croisa son regard. Le Lutin souriait – un beau sourire enjôleur à damner des Saints...

– Vous faites aussi des massages, au Pôle ?

– J'imagine...

Son ton était un brin moqueur, ce qui fit sourire l'humain. Il appréciait la manière délicate qu'avaient ses mains de détendre ses muscles... C'était agréable. Presque réconfortant, comme des caresses.

C'était bien la première fois qu'il ressentait une telle chose... D'habitude, les massages avaient plutôt tendance à l'exciter, à lancer les hostilités... Mais là, pas du tout. Il se sentait bien. Juste bien. Il en frissonnait de plaisir et était à deux doigts de lâcher des soupirs d'aise.

– Ça à l'air dur, ton travail, marmonna Lubeen, t'es tout tendu...

– Tu pourrais faire masseur au Pôle, c'est très agréable.

– Arrête de te moquer de moi avec ça, grommela-t-il. Ce n'est pas drôle ! C'est très insultant pour un Lutin de ne pas être bon en Magie !

– D'accord, d'accord... Excuse-moi. C'était un compliment maladroit.

Lubeen se contenta de rougir, puis accentua ses mouvements, au point que Keir en lâche un soupire. C'était vraiment très agréable.

– J'ai réussi à convaincre un très gros client de travailler avec mon agence sur une campagne de publicité très importante, lâcha Keir, dans un murmure.

– Ah... Et c'est bien ?

L'humain sourit :

– Très bien, même... Je vais pouvoir me détendre un peu et rentrer plus tôt le soir.

– Ça me laissera moins de temps pour mettre à sac ton appartement, fouiller dans tes affaires, et tout remettre en place en claquant des doigts...

Keir le toisa drôlement, ce qui fit bien rire Lubeen :

– Je rigole ! Je ne fouille pas dans tes affaires et je fais le moins de catastrophes possible !

– Tu m'en vois rassuré...

Son ton n'allait pas du tout avec ses paroles, mais Lubeen s'en fichait un peu, à vrai dire.

– Et tu penses que... Je ne sais pas... Tu pourrais m'emmener dehors ? Lui demanda le Lutin, hésitant.

Les yeux du brun trouvèrent ceux du blond :

– C'est vrai que tu n'es pas beaucoup sorti depuis que tu es ici... Je pense qu'on pourrait, oui. Mais si tu me promets de ne pas utiliser de Magie ou autre ! Et de rester coller à moi ! Pas comme la dernière fois, où tu as failli te faire écraser...

– Tout ce que tu veux, pourvu que je prenne un peu l'air.

On les interrompit en sonnant à la porte. Lubeen, à grands regrets, observa Keir s'éloigner. Il échangea quelques mots avec le livreur, puis lui présenta une pizza, qu'ils partagèrent tous les deux. Keir résuma brièvement ce qu'il faisait au sein de son agence, en quoi ses dernières semaines étaient importantes, ce genre de choses. Lubeen l'écoutait attentivement, hochait la tête de temps à autre. Il ne comprenait pas tout, mais enfin... Si cela mettait Keir de bonne humeur, il voulait bien l'écouter des heures !

– Tu as de la chance, conclu le Lutin, les oreilles basses. Toi tu as trouvé ce que tu as à faire... Pas comme moi.

–... Ça va te paraître bête, mais... Qu'est-ce qu'un Lutin peut faire d'autre que travailler pour le Père Noël ?

– Santa, corrigea le Lutin, avant de réfléchir à haute voix : bien, il peut travailler en tant que Lutin des Foyers indépendant – mais c'est terriblement précaire parfois, surtout à notre époque où les humains sont aussi méfiants et ne croient plus en la Magie... mais ça permet de voyager. Après, tu peux également travailler dans des endroits spécifiques aux Lutins, comme des brasseries de bière, des écuries réputées ou en tant qu'entité protectrice d'un lieu magique – mais bonjour l'exploitation ! Et les conditions de travail ! Après, certains Lutins vivent en tribu au sein d'endroits reculés, comme des ermites réfractaires au monde moderne, vêtu de feuilles ou d'écorces, habitant dans des courges, des souches ou des terriers – et ça, clairement, j'en suis totalement incapable ! J'aime le confort de la vie moderne ! Puis, il y en a qui travaille pour le Marchand de Sable – tu sais, celui qui endore les enfants, le soir venu... Mais seuls les Lutins les plus puissants peuvent tenir une nuit complète à utiliser leur Magie, à recommencer tous les jours de l'année sans interruption.

Lubeen semblait connaître le sujet, ce qui n'était pas le cas de Keir. Cependant, il nota tout mentalement, au cas où.

– Mais mes parents préféreraient que je travaille pour Santa. Les conditions de travail sont vraiment bonnes, on a une mutuelle du tonnerre, des vacances payées, ainsi que le gîte et le couvert offerts. Sans compter le travail à vie... Si tenté qu'on arrive à garder sa place plus de quelques jours.

– Ça à l'air très... réglé, comme vie.

Le Lutin l'interrogea du regard :

– Pourquoi tu dis ça ?

– Bien, tu ne t'es jamais dit que... peut-être... Tu n'étais pas fait pour travailler au Pôle ?

Lubeen papillonna des yeux de longues secondes. Keir n'avait pas l'air ni moqueur ni méchant, cependant on n'était pas à l'abri pour autant...

– Et qu'est-ce que tu voudrais que je fasse d'autre ? Je ne veux pas que ma famille s'inquiète ou... Soi déçue de moi.

Keir hocha la tête. Un long temps s'écoula, durant lequel aucun des deux ne parla. Seul le silence de leurs réflexions mutuelles avait sa place.

– Mon père voulait que je reprenne sa boîte, murmura Keir. Il possédait une clinique dans ma ville natale. Il était médecin, ma mère était médecin, mes grands-parents étaient médecins – enfin tu vois le tableau.

– Et qu'est-ce qu'il s'est passé ?

– La médecine, ce n'est pas mon truc... J'ai foiré ma première année, mon père m'a forcé à en faire une seconde et j'ai tout envoyé balader. Lui, les études ; tout. L'ami qui m'a hébergé quelque temps était dans une école de Marketing, ça m'intéressait, alors j'ai foncé là-dedans et aujourd'hui je suis associé dans une des boîtes de pub la plus réputée de Londres.

– Et avec tes parents ?

Le visage de Keir se tendit un peu :

– Ma mère est morte quand j'avais douze ans, elle n'a pas assisté à tout ça de son vivant et mon père... Ça fait des années qu'il m'envoie des lettres, des mails, mais je n'ai jamais répondu.

Lubeen affichait clairement ce qu'il ressentait – de la peine.

– Ne déprime pas comme ça, je vais lâcher ma larme de te voir aussi triste.

Lubeen le prit dans ses bras et le serra fort contre lui. Keir fit de même. Il se sentait triste, maintenant, lui aussi.

– Je sais qu'il m'en veut pour sa clinique, mais... Je refuse d'admettre que j'ai eu tort, alors que je sais que c'est faux.

– S'il est aussi buté que toi, je comprends pourquoi vous ne vous parlez plus, grommela le Lutin.

Keir sourit :

– Enfin, si je dis ça, c'est pour que tu relativises. Parfois, les parents veulent des choses et malheureusement, ce n'est pas la voie que l'on doit emprunter. C'est comme ça. La vie est comme ça.

Lubeen s'éloigna un peu de Keir et l'observa intensément :

– Tu penses que je devrais partir du Pôle ? Ca va briser le cœur de ma mère, ça ! Et puis... Et puis... J'irais où ? Je ne connais pas suffisamment le monde humain pour... Oh, ne parlons plus de ça, je vais faire une crise d'angoisse !

Keir hocha la tête et le ramena contre lui. Ce qu'il aurait voulu lui dire, c'était « je veux que tu restes avec moi », mais il avait peur que cela soit mal interprété. Que Lubeen s'imagine que ce soit « pour toujours » ou un signal pour entamé une relation... ?

Non, ne pas penser à ça. Ce n'était pas ça. Hors de question que ce soit ça. Ça n'était pas bon, jamais, pour personne et surtout pas pour lui !

Être deux, ça faisait mal, surtout lorsqu'on se retrouvait tout seul, du jour au lendemain, sans rien pouvoir y faire.

Il chassa ses pensées noires en se concentrant sur le Lutin qu'il serrait contre lui et qui n'avait rien demandé à personne. Il était là, avec son sourire enjôleur, innocent et totalement incompréhensif de ce qui pouvait l'agiter...

Sa présence lui faisait du bien. Lubeen lui réchauffait le cœur et le corps. C'était tout ce qu'il fallait retenir et, pour le moment, il préférait apprécier l'étreinte, sentir sa chaleur – son parfum, également.

Home sweet home, songeait-il, alors. Ce qui ne lui était encore jamais arrivé jusqu'alors.

* * *

Jour 10 validé !

C'est l'heure du chocolat chaud (๑¯∀¯๑) ~

(Crédit 📷 : Josefa Ndiaz)

Bonne journée tout le monde !

Haydn