~ 30 ~ Shayna
Son cœur tambourine dans sa poitrine alors que ses pieds semblent s'écraser avec lourdeur sur le sol dallé. Ils courent le plus discrètement possible dans les couloirs, suivant les indications de Matthieu.
Gauche, droite, trois étages en descendant, droite, se répète-t-elle.
Ils bifurquent soudainement sur la droite. Shayna se laisse surprendre et s'empêtre dans ses mouvements de jambe, elle faut tomber, mais se rattrape tant bien que mal en laissant échapper un cri étranglé qui alerte Farid. Il lui jette un coup d'œil et lui enjoint de se dépêcher.
Des escaliers se dessinent en face d'eux, creusant le mur et s'enfonçant dans les entrailles du Palais. Cette pensée arrache un frisson à Shayna, qui se retrouve brutalement poussée contre une porte par Farid. Le battant s'ouvre dans son dos et ils pénètrent dans la pièce. Poussée par Farid, mais de dos et complètement perdue, la jeune fille reste figée et tombe. Le marchand la rattrape d'une main sur la hanche et la plaque contre le mur, fermant la porte d'un habile coup de pied.
Le cœur de Shayna bat à mille à l'heure, cognant douloureusement contre ses côtes. La pièce exiguë est terriblement sombre et la jeune femme parvient à peine à distinguer le visage de Farid. Qu'est-ce qui lui prend ? Elle ouvre la bouche pour l'interroger, mais il pose rapidement sa main sur ses lèvres pour l'empêcher de parler. Surprise, elle fronce les sourcils et le questionne du regard. Son visage est à demi tourné vers la porte et il semble tendre l'oreille. Sa bouche entrouverte laisse échapper son souffle, que son dernier mouvement brusque a haché.
Confuse, la jeune fille pose sa main sur le poignet de Farid et le décale, lui signifiant d'un hochement de tête qu'elle a compris qu'il lui fallait être silencieuse - même si elle n'en comprend pas la raison.
Derrière les battements fous de son cœur qui résonne dans sa boîte crânienne, Shayna a l'impression d'entendre un bruit derrière la porte. Elle fronce les sourcils et son corps se tend, aux aguets. Elle tente de réduire le volume de sa respiration pour écouter.
Des bruits de pas se rapprochent de plus en plus. Lourds, réguliers et puissants. Un pas presque militaire qui appartient à deux gardes en faction. Shayna retient son souffle lorsque les bruits se font plus forts, ils passent juste derrière la porte.
Elle ferme les yeux et cherche à calmer sa peur. Son esprit s'acharne ;
C'est de sa faute. C'est elle qui ne voulait pas livrer le Cerf pour de stupides principes.
Ils n'auraient pas dû plonger la tête la première dans un complot pareil. Où est la sécurité de son chez-elle?
Son appréhension l'empêche de souligner l'utilisation de ce terme. "Chez-elle". Un mot qu'elle n'avait jusque là jamais associé à la maison dans laquelle elle vit, sous le même toit que sa famille d'adoption.
Lorsqu'elle sort de ses réflexions, les bruits de pas s'estompent. Farid reprend son souffle et se détache de Shayna. La perte soudaine de sa chaleur corporelle lui fait ouvrir les yeux et réaliser que la menace est passée.
— Comment... ? demande-t-elle, incapable de formuler une véritable question pour exprimer sa confusion face à la réactivité de Farid.
Le jeune homme ne répond que d'un haussement d'épaules avant de coller son oreille à la porte. Au bout de dix battements de cœur, il l'entrouvre, jette un coup d'œil furtif et sort dans le couloir. Shayna le rejoint et referme soigneusement la porte.
Farid lui jette un rapide coup d'œil comme pour vérifier son état avant de se remettre en marche. Ils gagnent les escaliers dont les murs n'étalent plus la même richesse que dans le Palais. La peinture blanche des premières marches laisse place à des pierres grises et froides dès le premier tournant.
Trois étages et à droite.
Au second étage, la température chute drastiquement. Shayna croise les bras et coince ses doigts sous ses aisselles pour apporter un peu de chaleur. Un infime murmure la fige. Ses jambes s'arrêtent au vol et elle se tend, le cœur battant, incertaine sur ce qu'elle a entendu. Farid continue la descente avant de réaliser que sa coéquipière ne le suit plus ; il remonte et à la vue de sa position, s'arrête et l'interroge du regard.
Plus aucun bruit ne sonne à leurs oreilles hormis leur propre cœur. Mais Shayna a l'impression de passer à côté de quelque chose. Ses épaules se détendent un peu : ce ne sont ni des Gardes, ni un mouvement qui informerait de la présence d'un être massif. Elle est pourtant certaine d'avoir entendu quelque chose. Qu'était-ce ?
Alors qu'elle secoue la tête et s'apprête à repartir, le murmure reprend. Elle écarquille les yeux et croise le regard surpris de Farid. Il l'a entendu aussi. Elle tourne la tête et observe les ombres qui s'étalent dans le couloir des prisons.
Sur la pointe des pieds, elle s'engage malgré l'avertissement visuel clair de Farid, qui se retrouve obligé de la suivre ne voulant pas la laisser seule. Les odeurs des souterrains renfermés lui font froncer le nez.
— Shayna ! s'exclame en chuchotant une voix sur sa droite.
La jeune fille sursaute et pivote. Ses prunelles maintenant habituées à la semi pénombre découvrent deux silhouettes familières : Cécilia et Edwina. Son cœur s'emballe.
— Qu'est-ce que vous faites là ?
— Les gardes nous ont piégés. Vous pouvez nous faire évader ?
Shayna analyse les murs environnants et le moindre élément en métal qui leur montreraient des clés.
— Je ne sais plus où le garde a mis les clefs une fois qu'ils nous ont enfermés.
— Il y a un double un peu loin sur la droite, susurre une voix dans la cellule voisine.
Le cœur de Shayna s'emballe et elle croise le regard inquiet de Cécilia, dont la lueur de colère confirme ses doutes. C'est le Renard.
— Pourquoi on vous croirait ?
— Parce que je ne m'amuserai pas à vous donner une fausse localisation alors que ça pourrait m'aider aussi.
Il faut quelques instants à Shayna pour comprendre le sous-entendu de cette phrase. Elle écarquille les yeux et s'insurge :
— Vous ne croyez quand même pas qu'on vous délivrera ?
— Vous n'aurez pas le choix.
La jeune fille ouvre la bouche pour lui envoyer une réponse cinglante, mais l'animal la prend de court en ajoutant :
— Dépêchez-vous, avant que les gardes ne reviennent et ne vous enferment aussi.
Elle doit reconnaître que ce raisonnement est bon. Un cliquetis résonne sur sa gauche. Elle se tourne vivement et s'apprête à effectuer un mouvement de combat pour se débattre un minimum contre les gardes, mais c'est Farid qui apparaît. Il analyse sa position d'un regard amusé avant de lui montrer un trousseau de clefs.
Shayna se décourage aussi vite qu'elle s'était ravie ; de trop nombreuses clefs pendent les unes contre les autres, avec pour tout signe distinctif une arabesque différente forgée dans les anneaux. Farid se met instantanément au travail. La recherche de la bonne clef est rythmée par le cliquetis du trousseau et par les grognements frustrés de Farid à chaque tentative infructueuse.
Shayan tape discrètement du pied sur le sol, guettant les environs d'un regard inquiet.
— Plus vite, plus vite ! prie-t-elle à haute voix, ce qui n'a pour unique réponse que des grognements de Farid, mécontent d'être pressé.
Bientôt, une exclamation joyeuse soulage Shayna. La porte de la cellule s'ouvre en grinçant et les filles sortent. Une silhouette plus masculine s'avance aussi et Shayna reconnaît Mathieu ; elle ne l'avait pas encore remarquée.
— Ce fut un plaisir d'aider, lance le renard, sarcastique.
— Merci, lâche Shayna à contre-cœur.
— J'imagine que vous allez vous mettre en quête du Cerf ? les interroge-t-il alors qu'ils s'engagent dans le couloir pour descendre d'un étage. Il n'est pas là où vous allez le chercher.
— Pardon ? s'insurge Farid.
— Vous allez voir au troisième étage, celui où les animaux sont censés être enfermés. Mais le Cerf n'y est pas.
— Et évidemment, vous savez où il est, maugrée Cécilia en levant les yeux au ciel.
Le Renard dévoile ses canines blanches, ravi de son effet.
— D'accord. Mais si vous tentez quoi que ce soit, je vous assure, je ferai tout ce qui sera en mon possible pour vous remettre en cage, et ce pour très longtemps, gronde Shayna.
Des murmures offusqués flottent au-dessus du groupe alors qu'elle s'empare du trousseau de clefs froid que Farid tient encore. Il le lui laisse sans problème.
— Tu vas le libérer ? s'énerve Mathieu.
— On n'a pas le choix.
— Pardon ? Bien sur que si !
— Ah oui, tu as une autre solution, peut-être ? Qui évite l'option "nous errons dans les couloirs sans but jusqu'à nous faire tous attraper" ? lui répond Farid.
Sa réplique arrache un mince sourire à Shayna. Celle-ci tend la bonne clef vers la serrure et jette un coup d'œil vers le groupe. Certains membres ne semblent pas ravis de cette décision, mais aucun ne la commente. Elle enfonce alors la clef et la tourne.
Le loquet se débloque en un clic et la porte s'ouvre en grinçant. Le Renard pousse seul le battant que Shayna n'a pas ouvert en grand pour le laisser passer. Il n'est pas question de l'aider plus que de nécessité. Le masque neutre qu'il se compose ne montre pas qu'il en a conscience.
Sans rien dire, le Renard se met à trottiner dans les couloirs de la prison. Le groupe échange un rapide coup d'œil avant de le suivre. Shayna a peur d'avoir pris une mauvaise décision. Elle a peur qu'il les mène droit vers le Roi. Ou qu'il les tue. Les tuerait-il ?
Son cœur bat comme un fou alors qu'ils se dirigent au frottement des griffes du canidé sur le sol. Ils suivent sa longue queue rousse en panache, qui semble capter toute la lumière du souterrain.
Le Renard emprunte plusieurs virages, que Shayna s'entête à mémoriser. Si quoi que ce soit de fâcheux survient, ce sera de sa faute ; elle doit être en mesure de les ramener en lieu sûr, ou du moins, en lieu connu.
Après de longues minutes de marche à déambuler entre les cellules de prison, leur guide finit par s'arrêter. Il s'asseoit et se tourne vers eux, sa longue queue se rabattant sur ses pattes avant.
— Et voilà, lâche-t-il théâtralement, visiblement fier.
Shayna fronce les sourcils et détaille leur environnement, qui semble en tout point similaire au couloir où leurs ami étaient retenus. Alors que la tension dans le groupe augmente d'un cran et que l'un des garçons s'apprête à lancer une remarque colérique, un râle se fait entendre.
Ce n'est qu'un simple souffle, un son rauque qui les fait frissonner. Le cœur de Shayna s'emballe devant cette respiration sinistre.
Le Renard se redresse, les défiant de le traiter de menteur. Shayna le fusille du regard et se précipite vers la source des bruits.
Ses mains s'abattent sur les barreaux de la prison de droite et elle plisse les yeux, dans une tentative vaine de discerner plus qu'une ombre. Lorsqu'elle comprend où est le Cerf - car c'est bien lui - une inspiration qui se transforme en hoquet lui échappe. L'animal gît sur le flanc, son pelage autrefois immaculé est couvert de boue et de plaies, probablement infligées par un mauvais traitement ou par son transport. Les yeux fermés, un râle s'enfuit d'entre sa mâchoire entrouverte. Le scintillement qui habillait sa robe a presque disparu et subsiste par petites touches, mais les éclats ne sont que de pâles figures face au chatoiement initial.
Les yeux de Shayna se remplissent de larmes alors que ses doigts se crispent sur les barreaux. Comment peut-on faire ça ? Qui, avec ne serait-ce qu'une once d'humanité, peut permettre de détruire ainsi un être vivant ? Un si splendide individu ?
Ses convictions se renforcent ; il faut le libérer. Elle tourne son regard larmoyant vers Farid qui s'approche, le regard peiné. Il enroule un bras autour des épaules de Shayna et l'attire contre lui. Elle ne ferme pas les yeux, mais s'appuie contre lui. Elle ne veut pas se couper de cette vision. Elle veut s'abreuver de la cruauté humaine. Comprendre son espèce.
Un soupir franchit ses lèvres, en écho au râle de douleur du cervidé, dont les membres tendus semblent soudain convulsés.
— Il faut faire quelque chose, gémit-elle.
Farid hoche la tête et lâche Shayna avant de disparaître sur sa gauche. Il part en quête des clefs, probablement, en espérant qu'elles se trouvent au même endroit qu'à l'étage précédent. Le regard de Shayna est rivé à l'animal agonisant.
— Vous ! rage une voix puissante, qui arrache Shayna au misérable spectacle qu'elle était incapable de quitter.
Lorsque son regard se pose sur le propriétaire, elle se fige. Le cœur battant, Shayna recule jusqu'à ce que les barreaux s'enfoncent dans son dos.
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