Chapitre 1 : La routine d'une Ondine peu commune
-Spica ! Il est bientôt l'heure !
-Je sais, Maman ! Arrête un peu de stresser à ma place !
Spica posa sa fourchette avec un tintement clair et distinct sur son assiette pour signaler qu'elle avait fini de manger. Elle se leva de table et ramena son assiette, à présent vide, à la cuisine, comme on lui avait appris. Elle la lava soigneusement avec une éponge aux reflets dorés qu'elle avait ramenée elle-même de son lieu de travail. Elle posa l'objet en porcelaine dans l'armoire sur d'autres assiettes de même forme et de même dimension.
Spica passa devant le miroir. Elle s'y mira quelques secondes. Sa peau lisse et blanche ne laissait voir absolument aucune imperfection et ses lèvres fines entouraient avec harmonie sa bouche ornée de dents blanches et bien alignées. Son petit nez discret faisait encore plus ressortir le charme de ses yeux, d'un noir aussi foncé que celui des ténèbres de la nuit, tant est si bien que l'on pouvait se perdre dans l'intensité de son regard.
Mais la chose la plus magnifique, la plus merveilleuse chez elle, c'était ses cheveux. On les qualifiait de "Cheveux d'Ondine" avec un grand C tant ils étaient l'essence même de ce qu'une Ondine devait posséder implantés sur son crâne. Ils étaient d'un noir de jais, plus foncés encore que la plus profonde obscurité de l'univers, et leurs reflets d'un magnifique gris argenté faisaient une immense partie de son charme.
Elle jeta un dernier coup d'œil à ses longs cils noirs puis se dirigea vers sa garde-robe.
L'Ondine retira avec soin le peignoir violet foncé avec lequel elle dormait, le posa sur un cintre en bois tressé et prit ce qu'on appelait le drap blanc. Elle l'enroula autour de son corps nu de manière méthodique, pour surtout cacher ses parties intimes.
Spica sortit de sa maison perchée en haut d'un arbre, ainsi parée. Elle ne se maquillait jamais, elle n'aimait pas cela et n'en avait pas besoin, contrairement aux autres Ondines de son peuple.
Ce qui lui valait un certain lot de critiques négatives de leur part.
-Spica ! Je suis heureux de te voir de si bon matin !
La jeune Ondine se retourna. Elle vit un Ondin s'approcher d'elle d'un pas lent mais assuré. Les Ondins étaient en bien moindre nombre par rapport à leurs congénères féminines mais l'on désignait tout de même ce peuple par l'appelation des Ondins.
-Ondul ! Quel plaisir de vous voir ici. Je suis honorée de pouvoir vous parler devant mon humble maison.
-Voyons, ne sois pas aussi formelle avec moi ! Mon épouse et moi-même t'avons déjà fait la remarque.
Spica baissa la tête en signe de respect. Ondul et sa femme Dulacyon étaient le roi et la reine d'Ondia, le royaume des Ondins.
-C'est à cause de tout le respect que je vous dois que je n'oserais jamais me montrer trop familière avec vous et votre épouse. Vous appeler par vos prénoms me demande déjà beaucoup d'efforts, car il m'est difficile de vous parler ainsi. Les autres Ondins pensent que cela est trop familier et que je vous manque de respect.
-Ce n'est pas nous manquer de respect, enfin ! fit Ondul avec un ton scandalisé. Surtout si nous te demandons en personne de nous appeler par nos prénoms.
Spica redressa la tête. Elle n'avait auune envie d'entrer plus en matière dans une discussion qui reprenait de plus belle chaque semaine, aussi inlassablement qu'immanquablement.
-Veuillez m'excuser, Ondul, mais il est temps que j'aille travailler.
-Pardon ! fit le roi avec un air désolé en joignant ses mains devant sa bouche. Vas-y, je ne te retiens pas plus longtemps.
Ondul se détourna et partit. Spica allait tourner les talons elle aussi quand la dernière remarque de son roi lui parvint aux oreilles :
-Nous comptons sur toi, tu es la meilleure d'entre nous !
Spica regarda l'Ondin disparaître de son champ de vision en silence puis quand la dernière mèche de ses cheveux bruns avait été engloutie par la ligne d'horizon, elle murmura :
-Des fois, je préférerais ne pas l'être...
Elle se dirigea ensuite vers le Portail Aquatique, une sorte de bassin rempli d'une eau d'un magnifique bleu azur qui reliait en fait toutes les sources utilisées par les Ondines entre elles.
Les sources étant donc les lieux de travail de ces jeunes femmes sublimes.
Voilà la nature des Ondines. Charmer les hommes afin de se nourrir de leur énergie vitale. Libre à elles de les vider jusqu'à les tuer ou non, tout dépendait de leur caractère et leur humeur.
Tuer un humain n'était pas punissable par les lois des Ondins.
-Tiens donc...Voilà l'Associale Surdouée !
Spica ne tourna même pas le regard, elle savait que cela n'en valait pas la peine. Elle savait qui avait parlé. Elle reconnaîtrait cette voix entre mille.
Ada. Cette Ondine qui, à la fois la jalousait et à la fois la provoquait. Il ne passait pas un jour sans qu'elle soit là, cachée, furtive, et lance une remarque désobligeante et acérée. Sa langue était aussi fourchue que celle d'une vipère, et pour compléter le tout, une vipère cornue, pour augmenter la dose d'épines sur sa personne.
-Ada, lâcha Spica avec un ton monocorde qui ne laissait en rien transparaître son envie de la déchiqueter en mille morceaux. Je croyais que tu devais commencer ton travail une heure plus tôt aujourd'hui.
-Ma demande a été acceptée, si tu veux savoir. Je serai bientôt une Polyvalente ! Je monterai jusqu'à ton niveau afin de le dépasser ! Et je serai l'Ondine que tout le monde admire et que tout le monde envie !
-Crois-moi...Tu ne sais pas ce que tu dis.
Spica leur tourna le dos et dirigea ses pas vers le Portail Aquatique.
-Première source, annonça l'Ondine qui se tenait près du bassin et qui était en charge du bon fonctionnement du portail.
-Merci, lui dit Spica avant de sauter dans l'eau sans une seule once d'hésitation.
Elle se retrouva comme tous les jours propulsée dans les eaux bleutées de la source. Le passage était étroit et en forme cylindrique, exactement comme un tube transparent. Le courant l'emportait vers son lieu de travail, une source d'eau au milieu d'une clairière perdue dans une profonde forêt d'arbres hauts et sombres qui lui avait été attribuée quand elle avait reçu son titre de Polyvalente. Elle aimait admirer les poissons multicolores dans les eaux qu'elle traversait grâce à la force du courant du Portail Aquatique.
Enfin, elle arrivait. Le voyage était globalement court mais toujours identique. Elle aurait pu aller à sa source les yeux clos et sans l'élan du portail.
Spica sortit la tête de l'eau avec le plus grand calme qui soit, sans reprendre sa respiration comme le faisaient par réflexe les humains. Les Ondins étaient capables de respirer sous l'eau, en tirant profit de l'oxygène de l'eau comme les poissons avec leurs branchies. Avec un geste ample, elle secoua et essora ses cheveux. Les cheveux des Ondines, leur principal atout de séduction, étaient légèrement imperméables mais pas tout à fait et il y avait toujours quelques mèches plus humides que les autres.
Une fois ses cheveux prêts, elle rajusta son drap blanc et attendit de sentir la présence d'un humain dans ces bois perdus. Chez les humains, c'était la nuit. Spica pouvait le voir à la présence de la Lune dont la lumière blanche et éclatante perçait à travers les nuages translucides et des étoiles lointaines dans le ciel obscur.
L'Ondine soupira longuement. Elle s'appuya à la grosse racine d'un arbre qui trempait en permanence dans la source. Le visage défait, la mine déconfite et les bras pendants de l'autre côté de la racine dont elle se servait de temps en temps comme oreiller, elle songeait à sa vie.
Elle n'en pouvait plus. Ses parents ayant décelé son don et ses talents pendant la période de son plus jeune âge, ils l'avaient aussitôt présentée au roi Ondul et à la reine Dulacyon, afin qu'elle profite de la meilleure éducation possible. Cela n'avait pas manqué.
Elle avait donc été éduquée en même temps que les deux fils du couple royal, Arcturus et Altaïr, qui avaient environ une année de différence d'âge, et à six ans à peine, elle avait pu bénéficier de l'éducation la plus parfaite et la plus convoitée de tout le royaume d'Ondia. De fil en aiguille, elle était devenue aussi douée que les frères princiers. Son incroyable don qui la rendait compétente, même mieux, douée dans n'importe quelle discipline, était autant un avantage qu'un phénomène mystérieux et inexpliqué. Et c'était également une source d'envie et de jalousie de la part de toutes les Ondines.
Spica était considérée comme froide et distante avec tout le monde, une Ondine solitaire et asociale mais en réalité, personne ne l'acceptait. Voilà pourquoi elle avait développé au fil des années une coquille dans laquelle elle se renfermait pour se sentir bien. Les seules personnes qui l'aimaient pour ce qu'elle était maintenant et qu'elle appréciait encore à un niveau convenable en retour étaient ses parents et la famille royale avec qui elle avait passé toute son enfance et toute son adolescence. Les deux princes la considéraient un peu comme leur petite sœur, elle avait passé des journées entières avec eux et ils étaient seulement de deux et trois ans ses aînés. C'était bien les seuls Ondins de sa génération qui ne la regardaient pas avec un air méprisant quand elle passait à côté d'eux, mais peut-être était-ce dû au fait qu'eux-mêmes étaient aussi doués qu'elle. Que se serait-il passé s'il s'était avéré que les deux héritiers du trône d'Ondia étaient moins compétents qu'un membre de peuple ?
Spica s'allongea sur le dos, flottant à la surface de l'eau tel un pétale de fleur tombé dans un ruisseau calme. Pour le moment, elle ne sentait absolument aucune présence humaine dans la forêt et elle se laissa couler lentement au fond de sa source. Elle regarda le ciel et les étoiles déformés par la réfraction de la lumière dans l'eau. Elle observa ensuite sa main, fine et délicate, puis elle prit un peu d'élan pour remonter à l'air libre en songeant à son passé et à elle-même. Elle poursuivrait cette routine d'Ondine jusqu'à la fin de sa vie.
-Alors ? La pêche a été bonne ?
Spica se retourna. Ada arrivait, accompagnée de deux autres pimbêches d'Ondines, Milde et Cabille, qui la suivaient partout où elle allait, comme si elles avaient lié leur vie à la sienne. La jeune Ondine prodige figea son visage comme s'il venait d'être exposé à une soudaine basse température.
-Si je te réponds, cela changera-t-il quelque chose à la réplique cinglante et provocatrice que tu souhaites me dire afin de te sentir meilleure et supérieure à moi ?
-Bien évidemment ! Pourquoi devrais-je expliquer à l'intellectuelle que tu es qu'il faut savoir répondre quelque chose d'éprouvant pour surprendre son adversaire ?
-C'est pour me dire uniquement cela que tu gâches ta salive et que tu épuises ta langue et tes cordes vocales à chaque fois que je rentre du travail ? Tu pourrais faire autre chose de plus utile de ton temps au lieu de le gaspiller ainsi. Le temps est précieux. Le temps est un luxe.
-C'est ça, ouais ! Cause toujours, l'Associale Surdouée de service ! Dans trois jours, je serai Polyvalente comme toi ! Tu verras à ce moment-là !
Ada tourna les talons. Sans surprise, Milde et Cabille la suivirent, juste après avoir tiré la langue à Spica. Cette dernière soupira légèrement avant de murmurer pour elle-même :
-J'ai beau avoir eu une éducation de noble extrêmement stricte et sévère, mais il devrait tout de même exister, ou subsister, un minimum de bon sens, de savoir-vivre et de maturité, non ?
La jeune Ondine passa à la bibliothèque du palais royal d'Ondia pour y chercher un livre qu'elle avait réservé depuis deux semaines. Le bibliothécaire, un Ondin un peu enrobé mais très sympathique du nom de Brechü, l'accueillit avec un grand sourire et à bras ouverts littéralement parlant.
-Spica ! Quelle joie de te revoir ! Comment vas-tu ?
-Ça va, répondit-elle d'un ton indifférent.
Il faisait partie des rares Ondins qui ne l'insupportaient pas. Avec sa frimousse amusante et son extrême joie de vivre, il n'était pas du tout atteint par les ragots et les rumeurs et Spica ne s'en portait que mieux.
-Quelle œuvre notre dévoreuse de livres est-elle venue chercher aujourd'hui ?
Spica songea pour elle-même que si elle lisait autant, c'était en partie dû fait que personne ne l'acceptait et qu'elle passait le plus clair de son temps seule.
-J'ai réservé il y a quelques temps le livre "Jamais seul". Est-il revenu ?
-Oui, je l'ai gardé bien au chaud pour toi ! Attends quelques secondes !
Le bibliothécaire entra dans la réserve dont lui seul possédait les clés et y resta très peu de temps avant d'en resortir, triomphant, un livre épais à la reliure en cuir à la main.
-Voici pour toi. J'espère qu'il te plaira. C'est un roman magnifique qui est rempli de métaphores, je pense que tu vas beaucoup aimer !
-Merci beaucoup, Brechü. À bientôt, fit sobrement Spica avant de sortir du bâtiment.
Le livre sous le bras, la jeune femme rentra chez elle, se prépara une bonne tasse d'infusion aux coquelicots, s'assit dans son fauteuil favori d'un vert émeraude très foncé, ouvrit son nouveau livre après l'avoir posé sur ses genoux et commença sa lecture avec une intense concentration, un calme absolu et une passion sans limite.
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