Chapitre XVII

La tempête de sable ne dura heureusement pas plus d’une journée, mais elle permit à la petite expédition de prendre un repos bien mérité après trois jours de marche. Ils avaient aussi pu en profiter pour étudier plus attentivement leur itinéraire. Selon Adel, ils arriveraient d’ici trois jours à l’extrémité Nord du Désert, d’où ils devraient trouver un moyen pour rejoindre le Royaume des Vampires. Adel doutait que cela soit possible, mais les  Aegiriens avaient l’air confiants, et personne n’avait osé les contredire. L’Océan était juste à côté. Et pour les avoir déjà vu à l'œuvre, Alessia et Denzal ne doutaient pas un seul instant qu’ils soient assez puissant pour leur permettre de passer. Quant à la Faille, ils s’en tiendraient un maximum éloignés et longerait la côte jusqu’au point de passage le plus facilement praticable.
Denzal n’avait pas protesté à cette nouvelle, encore sous le choc de ce qu’il avait découvert dans la nuit. Il voulait se persuader qu’il n’y avait pas cette chose mauvaise en lui, qu’il n’allait pas détruire Nounaïa s’il tentait de jeter le plus minime des sorts, qu’il n’était pas un danger pour ceux qui voyageaient avec lui. Éviter la Faille lui semblait être un parfait moyen de ne pas perdre le contrôle et de ne pas provoquer involontairement une catastrophe.
Ils avaient donc repris leur chemin dès que le vent était tombé et marchaient d’un bon pas le long de la chaîne de montagne. Derrière son meilleur ami, Alessia observait à la dérobée Zale. La pirate marchait silencieusement à ses côtés, le visage emmitouflé dans un keffieh pour se protéger du soleil. L’elfe sourit en la voyant souffler rageusement sur une courte mèche de cheveux bleu nuit qui refusait de se coincer sous le tissu. Elle tendit timidement les doigts vers elle, attrapa l’objet de ses tourments et le replaça pour elle avec douceur. L’Aegirienne la remercia du regard, et elle se sentit de nouveau happée par l’immensité transparente de ses iris. Elle s’empressa de détourner le regard en rougissant et observa les épaules voûtées de ce dernier en fronçant les sourcils. C’est à peine si elle avait entendu le son de sa voix depuis la tempête et elle se faisait du souci pour lui. Elle se doutait qu’il n’avait sûrement pas apprécié le retard qu’ils avaient pris, alors qu’il était tellement pressé de retrouver son père, mais elle ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’il y avait autre chose. Depuis qu’il avait appris la vérité sur ses origines, elle le trouvait plus sombre que d’habitude. Elle soupira, agacée de ne pas parvenir à le comprendre, ce qui attira l’attention de Zale.

— Quelque chose ne va pas, lui demanda la pirate en penchant son visage fin sur le côté.

L’elfe leva ses yeux noisettes vers elle et déglutit légèrement. Les reflets sombres dans les écailles qui soulignaient ses pommettes la rendait vraiment magnifique, elle ne l’avait pas remarqué tout à l’heure mais maintenant que ce détail avait attiré son attention, elle en oublia pendant quelques instants ce qui la tracassait. Elle se força cependant à sortir de sa contemplation pour lui répondre :

— Je trouve que Denzal est de plus en plus étrange. Je l’ai déjà vu broyer du noir, mais jamais autant. Je m’inquiète.
— C’est lui le plus pressé dans ce voyage, plus il durera longtemps, plus il sera frustré…
— Non. Je suis certaine qu’il y a quelque chose d’autre, affirma Alessia, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
— Tu t’inquiètes sûrement trop, Alessia, tenta de la rassurer Zale.

La guerrière soupira à nouveau avant de tourner la tête vers Bian. Il marchait toujours en queue de cortège, avec son air farouche. Il avait ramené ses longs cheveux écarlates dans un épais chignon maintenu par un lien en cuir, révélant ses tempes et sa nuque rasée ainsi que ses cornes dont l’éclat faisait penser à des pierres précieuses. Si au début du voyage, elle n’aurait jamais osé lui adresser la parole, elle se sentait maintenant plus à l’aise à son contact; Très sûrement parce qu’elle avait remarqué les légers sourires qu’il esquissait quand Seelay faisait n’importe quoi pour les amuser et les regards torturés qu’il lançait en direction du pirate. Il n’était pas méchant, c’était un genre qu’il se donnait pour faire fuir les autres. De plus, elle se rappelait très nettement qu’il avait eu un accès aux pensées de son meilleur ami quand ils avaient combattu ensemble. Lui aurait certainement la réponse à sa question. Elle ralentit le pas, attendant qu’il arrive à son niveau pour demander :

— Tu as bien lu dans les pensées de Denzal ?

Le soldat hocha la tête en haussant un sourcil surpris. Il ne voyait pas trop où elle voulait en venir, ni pourquoi elle tentait de discuter avec lui, et en vérité, il ne voulait pas parler de ce qu’il avait ressenti quand Denzal l’avait touché. Il aurait préféré pouvoir oublier la noirceur qui habitait le cœur du sang-mêlé mais c’était comme si elle s’était accrochée à son esprit. Zale, qui avait elle aussi ralentit pour entendre la conversation, posa une main sur son épaule avec un sourire rassurant.

— Tu n’es pas obligé d’en parler si tu ne veux pas, Bian.
— Oui, bien sûr, je ne veux pas te forcer ! C’est simplement que je m’inquiète pour Den’, et comme tu as eu accès à ses pensées je me disais…

Perdu, Bian les fixa avec étonnement quelques instants. En dehors de Seelay, qui avait toujours demandé son consentement pour partager ses pensées avec lui ou attendu qu’il lui parle de lui-même de ce qu’il avait pu ressentir, personne n’avait jamais pris la peine de le ménager. Il était connu pour être un bon télépathe, même s’il cachait son véritable niveau à tous, alors il n’était pas rare que l’on s’incruste dans sa tête pour savoir ce qu’il avait capté. Zale et Alessia le regardaient avec gentillesse, attendant patiemment qu’il leur réponde. Il hésita quelques secondes, pas certain de vouloir partager tout ça avec des étrangers.
C’est ce moment que choisit son regard pour se poser sur Seelay. Il marchait plus loin devant, un bras protecteur autour des épaules de Merrigan, et un immense sourire aux lèvres. Son cœur accéléra légèrement. Il était magnifique, comme toujours. Pourtant, quelque chose avait changé en lui, et c’était autre chose que ses longs cheveux bleus qu’ils voyaient lâchés pour la première fois depuis des années. Il était heureux. Il se mordit la lèvre, effleura la gravure de vague cachée dans les entrelacs de camélia de son fourreau. Il avait retrouvé Seelay, maintenant. Et aucune armée n’était là pour surveiller qu’il exécute bien les ordres de son père. Il pouvait vivre sa vie. Vivre comme il l’entendait. Il inspira profondément, savoura l’air chaud qui entra dans ses poumons, et prit sa décision en relâchant son fourreau.

— La télépathie est quelque chose d’assez complexe, expliqua-t-il soudainement, surprenant Zale et Alessia qui n’attendait plus de réponses de sa part. Je n’ai pas réellement eu accès à ses pensées parce que notre contact n’a pas duré assez longtemps, et comme il n’a pas grandi avec les Dragons il ne sait pas organiser son esprit clairement pour partager directement une pensée construite. C’était plus un mélange d’émotions brutes.
— C’est ce qui a rendu ta réaction aussi violente ?

Bian fut surpris de trouver de l’inquiétude dans les yeux de Zale. Il se contenta d’un hochement de tête pour lui répondre avant de poursuivre, devant l’air intéressé de son auditoire :

— Mon don de télépathe est plutôt développé, plus que bon nombre de Dragons. Mais ça me rend aussi vulnérable quand je suis assommé par un trop plein d’émotions. C’est ce qui est arrivé avec Denzal.
— Pourtant, Seelay avait l’air de dire que ça te rendait puissant, intervint Alessia.

Il ne put retenir un léger sourire et tourna la tête de gauche à droite avec gêne. Cet idiot de pirate avait vraiment le don pour chanter ses louanges, même quand ils étaient séparés l’un de l’autre.

— Cela pourrait être le cas si je choisissait d’utiliser mon don comme les autres. Mais ce n’est pas… Je déteste ça.
— Donc tu es un gentil Dragon, conclut Alessia avec un immense sourire.
— Je ne suis pas d’accord avec l’Empereur mais je n’ai pas eu d’autres choix que de me plier à ses ordres, éluda Bian, il n’y a pas de gentils ou de méchants. Certains obéissent aveuglément, certains le font pour survivre et d’autres deviennent des hors-la-loi. 
— Pourquoi les gens ne se révoltent pas ?

Bian haussa les épaules. Il ne voulait pas répondre à cette question. Elle lui rappelait trop de mauvais souvenirs. Il voulait tirer un trait sur ce passé et se reconstruire. Il préféra ramener la conversation vers le sujet initial, sans se donner la peine d’expliquer la raison de son silence :

— Alessia, tu penses que si Denzal devait réaliser son destin, il sauverait Nounaïa ou la détruirait.
— Denzal ne ferait pas de mal à une mouche et il est tellement maladroit qu’il n’y arriverait pas même en le voulant, répondit l’elfe avant de partir dans un grand éclat de rire.

Zale commença à rigoler aussi, avant de s’arrêter devant l’air sérieux de Bian. Le Lieutenant avait le regard fixé sur le dos de Denzal, comme s’il tentait de lire en lui. Voyant que sa blague ne provoquait pas la réaction souhaitée, Alessia se pencha vers eux en fronçant les sourcils.

— Bah quoi ? Pourquoi êtes-vous aussi sérieux ?
— Parce que je ne suis pas aussi sûr que toi que Denzal soit inoffensif, répondit Bian, je dirais même que j’ai peur qu’il puisse réellement tous nous détruire.

La guerrière elfe s’arrêta net. La révélation du Dragon avait envoyé un frisson désagréable le long de son échine. Elle savait qu’il avait dit vrai. Et c’était ce qui l’effrayait le plus : la possibilité que son meilleur ami, qui avait toujours été gentil et qui avait toujours voulu venir en aide aux autres, puisse devenir un monstre à cause de ses autres qui l’avaient si longtemps rejeté parce qu’il était différent.

Ceux qui avaient tant espéré un sauveur avaient fait de lui leur destructeur parce qu’il n’était pas comme eux.

~~~

Denzal avait profité du fait que tout le monde soit endormi pour sortir de la tente et s’asseoir près des braises mourantes du feu de camp. Sa curiosité était plus forte que la peur qu’il avait ressenti la première fois. Il voulait essayer de tirer sa magie de la mélasse sombre qui l’étouffait. Il fallait qu’il y arrive pour ne pas provoquer d’accident. Il ne voulait pas mettre les autres en danger.
Il eut à peine besoin de se concentrer pour sentir sa magie couler dans ses veines, accompagnée par cette masse sombre et poisseuse. Il choisit d’ignorer cette sensation pour se focaliser sur ce qu’elle cachait. Il réussit à tirer quelques paillettes dorées, si peu par rapport à ce qu’il avait en lui, et les agglutina dans sa paume. Il les modela pour en faire une lame noire avec à son extrémité un manche de la même couleur. Ses yeux s’illuminèrent de joie quand il constata qu’il avait réussi, même s’il se retrouvait haletant après avoir lutté pour ne pas laisser le monstre endormi revenir se coller à sa magie. Il observa la dague, un immense sourire aux lèvres. Elle était plus obscure que la nuit et les reflets des étoiles qui s'accrochaient à la lame lui donnaient un air fragile, pourtant il ne douta pas un seul instant qu’elle était redoutablement efficace. Il la fit disparaître d’une simple pensée et observa la poussière qui flottait quelques instants dans les airs avant de réintégrer son cœur. Intégralement.
Ce qui était censé être impossible.
Sa magie ne disparaissait pas. Il ne perdait pas ses pouvoirs comme les autres Mages.
Il se sentit frémir. La seule chose qui limitait sa puissance, c’était cette chose affreuse, pour laquelle il n’avait pas de nom. Il repensa à tous les guerriers du village qui l’avait traité d’incapable. Au final, c’était lui le plus à craindre. À un tel point qu’il avait peur de lui-même.

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