Chapitre XV
Au bout de quelques jours de marche, Denzal arrêta de protester dès que Adel décidait qu’il était temps de s’arrêter. Le soleil était assommant et ils avaient beau longer l’immense chaîne de montagnes qui traversait le centre du Désert en remontant vers le Nord, il n’y avait aucun moyen de l’éviter, les laissant sonnés par la chaleur. Chaque pas devenait alors un peu plus difficile que le précédent, puisqu’il fallait se concentrer pour ne pas glisser sur un rocher ou une crevasse. C’était donc avec soulagement qu’il accueillait l’ordre de monter le camp, même si son calvaire était loin d’être terminé une fois les tentes plantées et le feu allumé. Son cousin essayait de lui apprendre à manier sa magie mais sans grand succès. Il ne parvenait pas à sentir cette réserve dont il lui parlait, et qui était pourtant essentielle pour pouvoir lancer des sorts.
Il soupira en pensant de nouveau à ses échecs. Il savait que broyer du noir ne lui servirait à rien, mais il n'y avait pas grand chose d'autre à faire, quand tout le monde essayait de ne pas parler pour garder son énergie. Il sortit son bras de sous la cape, fixant les traits noirs qui contrastaient avec sa peau parme, et un petit sourire se forma sur ses lèvres. Il devait tenir bon. Pour retrouver son père.
Il accéléra un peu le pas pour rejoindre Adel en tête de cortège. Le Mage lui lança un regard interrogatif quand il tapa sur son épaule pour attirer son attention et demanda :
— Tu n'as plus d'eau ?
— Non, répondit le sang-mêlé, mais j'aimerais qu'on parle de magie.
— Tu ne préfères pas attendre qu'on s'arrête ?
Denzal tourna négativement la tête. Il avait besoin de s'occuper l'esprit. Peut-être que discuter de ses pouvoirs avec son cousin lui permettrait de mieux les comprendre.
— Je ne sais pas ce que je peux te dire, Denzal. La magie est quelque chose de très instinctif, c'est… évident, pour moi. Je n'arrive pas à mettre les mots dessus.
— Alors dis-moi comment toi tu la vois.
Le Mage réfléchit un long moment. Il cherchait les bons mots pour décrire ce qu'il ressentait quand il utilisait ses pouvoirs. Il finit par répondre, les sourcils froncés par sa réflexion :
— C'est comme un liquide doré qui coule dans mes veines. Et j'imagine ce que je veux faire de ce liquide pour lancer mes sorts…
— Et comment tu vois la magie des autres ?
— La magie des autres ? On ne peut pas voir la magie des autres.
Denzal ouvrit de grands yeux surpris. Il se souvenait pourtant très clairement avoir vu des paillettes dorées rejoindre le corps de Adel quand Bian avait fait disparaître ses menottes. Il ne se rappelait pas avoir vu le même phénomène en observant son père faire de la magie, cela dit. En même temps, vu la situation dans laquelle il se trouvait à ce moment-là, ce détail avait très bien pu lui échapper.
— Tu veux bien lancer un sort ? J'aimerais vérifier quelque chose…
— D'accord, un petit.
Adel sortit le bras de sa cape, révélant sa peau caramel couvertes de tatouage sombre. Il en toucha un, en forme de petite dague, et l'amena au creux de sa paume pour faire apparaître l'arme. Denzal écarquilla les yeux, émerveillé par les milliers de paillettes dorées qui sortirent de la paume du Mage pour s'amalgamer et former la petite lame. Il s’empressa de demander à Adel de la faire disparaître et ce dernier s’exécuta en haussant un sourcil. De nouveau, le sang-mêlé put voir les paillettes se disperser, la grande majorité regagnant le bras de leur propriétaire pour y reformer le tatouage. Il y eut cependant une infime partie qui disparut dans l’air chaud du Désert.
— Ta magie est magnifique, ne put-il s’empêcher de remarquer à voix haute.
— J’ai juste fait apparaître une dague, rien d'extraordinaire. Tu as pu vérifier ce que tu voulais ?
Denzal hocha la tête, soudain pensif. Adel lui avait certifié qu'on ne pouvait pas voir la magie des autres, pourtant il y arrivait sans difficulté. Était-ce dû au sang de Démon qui coulait dans ses veines ? Trop de questions se bousculaient dans son esprit mais il choisit de les mettre de côté. De toute façon, personne ne pourrait lui répondre parce que personne n'était comme lui. Cette constatation le rendit maussade.
Voyant son expression changer, Adel lui lança un sourire se voulant encourageant. Cela ne suffit pas à faire réapparaître la lueur admirative qu'il avait vu un peu plus tôt dans son regard. Il fit la moue et caressa pensivement le dos de Kukah, lovée dans le col de sa cape. Une fois qu’il pensa avoir trouvé les bons mots, il tenta de rassurer Denzal :
— Tu en seras bientôt capable, Denzal. Je ne peux pas croire que tu ne sois pas doté de magie. Tu as grandi sans jamais la sentir, tout simplement, mais je suis certain qu'elle est bien là. Et puis… tu la bloques peut être inconsciemment car tu as peur de ce qui pourrait arriver…
Son cadet acquiesça, mais son expression resta la même. Le Mage retint un soupir avant de reporter son attention sur le paysage qui les entourait. S'il se fiait au chemin que sa tribu empruntait habituellement pour remonter dans le Nord dans Désert quand la température devenait trop forte au Sud, ils arriveraient bientôt près d'un point d'eau. Ils devraient monter le camp plus tôt que d'habitude, mais il voyait que tout le monde commençait à être épuisé. Se reposer plus longtemps ne serait peut-être pas une si mauvaise idée. Il continua à caresser le dos de Kukah et se dirigea vers leur prochain campement.
~~~
— Denzal ! Viens t'entraîner avec nous ! Seelay nous a promis de nous montrer des techniques de combat des Dragons.
Denzal leva la tête du feu qu'il tentait d'allumer sous le regard distant mais amusé de Bian. Depuis le début du voyage, le Lieutenant n'avait pas vraiment interagit avec eux, se contentant de les suivre à une distance raisonnable. Et il fallait avouer que personne n'osait aller vers lui. Même Seelay avait cessé de le taquiner, ne lui adressant plus que des regards tristes quand il l'observait à la dérobée. Il ne savait pas ce qu'ils s'étaient dit, mais cela avait suffi pour que l'Aegirien se retrouve dans cet état. Il fit la moue. Bian lui faisait un peu mal au cœur à être seul. Il se tourna vers Alessia et lui répondit en souriant :
— Je viens si Bian accepte de nous entraîner aussi.
— C'est une bonne idée ça ! Deux entraîneurs valent mieux qu'un !
L'elfe se tourna vers le Dragon, qui les observait avec un air incrédule. C'était assez amusant de voir cette expression sur son visage, qu'il essayait au maximum de rendre impassible en temps normal.
— Viens, Bian, je serais ravie de voir ce que tu as à nous apprendre !
— Tu es meilleur que moi, ajouta Seelay qui s'était rapproché, et tu as besoin de t'entraîner aussi, non ? Enfin… Tu es soldat, donc…
— Très bien, céda Bian, Denzal puisque tu as demandé le premier tu veux te battre contre moi ? Au corps à corps.
Le sang-mêlé hocha vivement la tête en se levant, imité par le Dragon. Il n'avait pas été difficile à convaincre, sûrement parce qu'il avait aussi besoin de se défouler un peu. Denzal se mit en position de combat, celle que les elfes lui avait apprise, jambes légèrement écartées et buste penché vers l'avant avec les bras ouverts. La garde de Bian était radicalement différente. Son pied droit était avancé et ses deux mains levées devant son visage. Il le fixa avec un sourire amusé, comme s'il semblait sûr de sa victoire, ce qui lui fit froncer les sourcils. Il n'attendit pas plus longtemps pour se jeter sur le Dragon, comptant sur sa force brute pour le plaquer au sol. Qu'elle ne fut pas sa surprise quand ce fut lui qui s'étala de tout son long sur le sol, simplement parce que le Dragon avait profité de son élan pour l'attraper par les épaules et le renverser en faisant barrage de sa jambe.
Il eut beau recommencer plusieurs fois, c'était toujours lui qui tombait au sol. Cette situation finit par arracher un véritable sourire à son adversaire, révélant ses crocs d'une blancheur éclatante. Le sang-mêlé poussa un grognement de frustration avant de se redresser et de reprendre sa position. Il chercha un point faible dans la garde de Bian. Ses cornes et sa queue semblaient être les endroits les plus facilement atteignables. En les attrapant, il réussirait peut-être à le déstabiliser suffisamment pour réussir à le faire chuter également. Il s’élança et tendit la main en direction de sa cible, déterminé.
Bian vit la scène au ralenti. Comme un cauchemar. Il aperçut la main bouger rapidement, trop rapidement pour qu'il ne la bloque, et attraper sa corne. Aussitôt, le flot de pensées de Denzal l'assaillit. Elles étaient étouffantes. De la tristesse. De la peur. De l'inquiétude. De la frustration. Et de la colère. Beaucoup de colère. Il la sentait. Elle couvait, prête à exploser et à tout détruire sur son passage.
Il gémit et se dégagea de la prise du sang-mêlé. Sa respiration s'était affolée à son contact. Il n'avait tellement plus l'habitude de ressentir les choses, surtout aussi brutalement, qu'il tituba quelques instants avant se laisser tomber sur le sol. Des larmes coulèrent le long de ses joues, incontrôlables, alors qu'il entendait quelqu'un l'appeler au loin.
Et soudain, un grand calme l'habita. C'était comme s'il était plongé dans l'Océan. Il ferma les yeux. Sa respiration s'apaisa doucement. Il savait qui était à l'origine de cette sensation. Seelay l'avait rattrapé de justesse quand il avait trébuché et avait aussitôt saisi ses cornes pour calmer son esprit. Il soupira de bien-être. Cette sensation lui avait tellement manquée. C’était réconfortant, loin du monde, loin de la tempête d’émotions de Denzal…
“C'est fini, Lieutenant… je suis là…”
“Ne pars pas…”
“Plus jamais.”
Personne n’avait entendu le contenu de leur échange, et cela convenait parfaitement au Dragon. Déjà qu’il se sentait incapable de bouger ou de parler, il n’allait pas révéler une autre de ses faiblesses au groupe.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé, demanda Denzal en se penchant vers eux, Bian, tu vas bien ?
— Il va bien, répondit Seelay à sa place en relâchant ses cornes, tu as trouvé un des plus gros points faibles des Dragons, leurs cornes leur permettent de faire de la télépathie avec les autres peuples… Tu n’es pas habitué à contrôler tes pensées alors Bian a tout ressenti un peu trop brusquement. Je vais le ramener au campement. Continuez à vous amuser, ok ?
Denzal acquiesça, un air désolé sur le visage. Seelay l'aida à se redresser, le laissant s'appuyer sur lui pour retourner au campement. Bian lança un regard discret en arrière. Denzal parlait en souriant à sa meilleure amie, l'air de rien. Il frissonna de terreur, la rage sombre qu'il avait ressenti gravé à jamais dans sa mémoire.
Une fois de retour dans la tente, Bian se laissa tomber sur les couvertures qu’il occupait en temps normal. Seelay s’assit à ses côtés et le Dragon ne put retenir un grognement agacé. Il regrettait déjà de s’être laissé aller dans ses bras un peu plus tôt. Et il regrettait encore plus les pensées qui lui avaient échappées. Il n’était pas prêt à pardonner à son ancien amant ce qu’il lui avait fait, même s’il était incapable d’oublier les sentiments qu’il avait pour lui. Il sentit sa rage monter. L’Océan dans sa tête était loin maintenant, et la tempête de ses souvenirs venait agiter ses pensées. Seelay avait fui sans lui, il l’avait laissé tomber, il ne l’aimait pas autant que lui l’aimait, il…
— Je ne bougerai pas tant que je ne serais pas certain que tu vas bien, se défendit Seelay devant son regard noir, interrompant le flot de ses pensées.
— Je vais très bien, répondit sèchement le Dragon.
Le visage de Seelay se crispa très légèrement, pourtant il ne bougea pas. Au contraire, il plongea son regard dans celui de son ancien amant. Une lueur triste brillait dans les reflets marines de ses iris, mais ce n'était rien comparé à la fureur qui embrasait les yeux écarlates en face de lui.
— Si tu vas bien, alors on a qu'à discuter.
— Tu veux me dire quoi ? On n’a rien à se dire. Tu as fui sans moi, c’est tout.
— Tu ne m'as pas laissé le temps de m'expliquer…
— Je ne veux pas entendre tes excuses foireuses.
Le ton de Bian était sec. Tranchant. Le pirate tendit la main vers lui, sans le lâcher des yeux. Il voulait réellement arranger les choses avec lui. Il savait qu'il l'avait blessé, mais il n’avait pas eu le choix. Il voulait lui montrer, lui faire comprendre qu’il ne l’avait pas fait seulement pour le blesser. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait tout fait pour le sauver. Mais il n’avait pas été seul, ce soir-là, et sa seule fuite avait failli mettre Merrigan et Zale en danger. Il devait absolument le faire comprendre à Bian. Ne serait-ce que pour retrouver son ami.
— Je t'ai appris à protéger et modifier tes pensées, Seelay, répondit le Dragon en voyant qu’il suspendait son geste en attendant son autorisation.
— Tu sais très bien comment me faire perdre le contrôle.
Le sourire goguenard de l'Aegirien le fit soupirer. Pourtant, il n’ajouta rien et se contenta de repousser la main de Seelay, sans la lâcher. Le sourire de ce dernier s'élargit, révélant des dents légèrement pointues d'une blancheur éclatante. Ce simple contact avait suffit à faire battre son cœur un peu plus vite. Il lui avait tellement manqué. Bian détourna le regard pour cacher le bonheur qui l’avait envahi au simple contact familier de la peau écailleuse de son ex-compagnon.
— Je veux te dire ce qu'il s'est passé le soir où je me suis enfui. Et je veux que tu me crois. S'il te plaît.
Après une longue hésitation, Bian finit par hocher la tête en relevant les yeux vers lui. Dans ses iris, Seelay pouvait lire un mélange de méfiance et de tristesse qui le rendit malheureux aussi. Il prit une profonde inspiration et se lança, mêlant ses doigts à ceux du Dragon pour se donner un peu de courage :
— Merrigan et Zale s'étaient infiltrés dans la prison pour essayer de libérer des Aegiriens condamnés et les ramener au repaire rebelle. Ils avaient entendu parler d’une exécution importante pour le lendemain, alors ils pensaient libérer plus de personnes. Mais il n’y avait que moi. C’était moi, qu’on allait exécuter le lendemain, devant les yeux de mon amant, pour avoir eu une relation avec une personne de même sexe, qui plus est un Dragon. Et le fils cadet de l’Empereur. Tu… je savais que tu étais dans une cellule, mais j'ignorais où et je… je ne suis pas un Dragon, je ne peux pas te contacter, je ne pouvais rien faire… Tu étais si inaccessible… Mon évasion a attiré l’attention des gardes. Si on était resté plus longtemps… on se serait tous fait exécuter. Je ne pouvais pas… Je ne voulais pas mourir. J’ai prié pour que tu ailles bien et je me suis juré de revenir pour toi. Et quand j’étais enfin prêt… tu as commencé à me poursuivre… Pardon… j’ai été égoïste… évidemment que tu n’allais pas bien. Ton père est un salopard…
Seelay baissa la tête pour étouffer un sanglot et Bian lâcha sa main. Il frémit. Seelay ne pleurait jamais. Il avait envie de le prendre dans ses bras pour le consoler. Au lieu de ça, il replia ses genoux contre lui, les entourant de ses bras et de sa queue. Il enfonça son visage entre entre ces derniers et souffla :
— J’ai entendu parler de cette histoire d’exécution. Il… il en avait parlé en m’enfermant. Je… J’aurais préféré que tu reviennes plus tôt, Seelay. Il a essayé… tellement de choses, couina Bian.
— J’vais le buter, gronda l’Aegirien en l’entendant, je suis tellement désolé, Bian. Tellement…
Il allait tuer cet Empereur. Réduire son palais en cendres. Personne n’avait le droit de faire du mal à son Lieutenant. Il ne prit même pas la peine de lui demander ce qu’il lui avait fait. Il ne savait que trop bien quelles méthodes cet ignoble connard pouvait utiliser pour faire souffrir ses sujets.
Il posa son regard sur son ancien compagnon, se forçant à reprendre son calme. Il le connaissait assez pour savoir qu’il était en train de ressasser ce qui s’était passé. Mais il savait aussi parfaitement comment lui changer les idées. Il se pencha vers le Lieutenant avec un sourire. Il caressa son poignet, savourant la chaleur de cette peau qu'il avait touchée si souvent, et chuchota à son oreille :
— Je ne te laisse plus, maintenant. Plus jamais. Et je vais te reconquérir.
Bian redressa la tête, ses pupilles fendues étrécies par la surprise. L'Aegirien pouffa légèrement avant de déposer un baiser sur son front et de se relever, chassant les larmes de ses joues dans le même mouvement. Il allait quitter la tente pour rejoindre le terrain d'entraînement quand il sentit une chaleur intense l'entourer. Il sourit de plus belle en se tournant vers le Dragon.
— Je vais prendre cette perte de contrôle pour un oui.
— J’ai encore besoin de temps, Seelay…
— Évidemment, Lieutenant. J'attendrai autant de temps qu'il le faudra.
Il sortit définitivement cette fois, un grand sourire aux lèvres.
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