Interlogue : La pierre d'achoppement
— D'où tu te permets...
— Ove, ferme ton claque-...
— Jin, Ove, je ne veux plus vous entendre.
Jonah avait, d'une voix calme, ramené la paix – une paix aussi provisoire que celle du Proche-Orient – entre le Scandinave et l'Asiatique. Ce dernier venait d'accueillir tous ceux que l'Escortée appelait ses « Oncles » dans un appartement petit, propre et meublé à la spartiate. L'appartement était idéalement situé : à quelques centaines de mètres du lycée de l'adolescente. Attablés dans la cuisine toute en longueur devant un plat d'agneau aux épices préparé par le Jamaïcain, Jin avait déclaré qu'il avait signé les papiers au nom de Ove. Ce dernier, tous le savaient, vivotait depuis l'incendie qui avait détruit sa propre maison. Et tous ses maigres souvenirs.
— Jo ! fusa le Suédois. J'vais pas accepter qu'on m'fasse la charité comme si j'étais...
— Ce n'est pas de la charité, Ove, déclara Sawyer en piquant sa fourchette dans un gros morceau de poivron rouge. Dis-toi qu'il s'agit d'un poste avancé.
— Un poste avancé ?! Te fous pas d'moi, Poil de Carotte.
— Encore une réflexion sur la couleur de mes cheveux et tu passes par la fenêtre, rétorqua l'Irlandais en croquant dans le poivron imprégné de piment d'Espelette. La gamine est scolarisée ici. Tu pourras la surveiller. Et ça t'évitera de dormir dans ta voiture et de te plaindre toute la journée de tes courbatures.
— Je veux pas qu'on...
Ove se sentait comme un miséreux regardé avec pitié. Il ne le supportait pas. Boyd, qui comprenait parfaitement l'état d'esprit de son ami, posa une main rassurante sur le poignet du Suédois. Ce dernier desserra un peu les poings. Il avait les jointures livides.
— Ove, je crois que tu te trompes : personne ne veut te faire la charité. C'est juste qu'on n'a pas été là quand tu as eu l'incendie.
— Quand l'incendie a eu lieu, corrigea Raven d'un ton acerbe. Apprends un peu de grammaire française, ça ne te nuirait pas.
— Toi, tu...
— Mais Boyd a raison, Ove, quoiqu'il m'en coûte de l'admettre, ajouta le jeune Russe en regardant la table blanche à carreaux. Tu n'aimes pas en parler, certes, mais tu as été lésé dans cet incendie. Il voulait se venger de toi, il l'a fait. Et nous n'avons pas été assez intelligents pour te protéger de ça.
— J'en suis désolé, mais il a raison, admit Jonah en soupirant avec douleur. Nous aurions dû faire plus attention.
— Très bon, ton agneau, Jo, intervint Nuka. Tu ajoutes de la cannelle ou est-ce que c'est une vue de l'esprit ?
— Tu ne penses vraiment qu'à manger ! lui rétorqua Sawyer.
— Non, je détournais le fil de la conversation. Mais merci de m'aider en ce sens, Sawyer.
— En parlant de détourner le fil de la conversation, reprit Jo d'un ton plus enjoué, la puce et toi avez fait un pari, il me semble, Ove ?
— Ouais ! grogna le Suédois, qui ne lâchait pas prise facilement. Elle a perdu.
— Bon, justement, à ce sujet : j'aimerais que tu la laisses un peu tranquille cette semaine.
— Quoi ?! glapit le Scandinave, outré. Mais putain, j'suis un pestiféré à c'point-là ?!
— Ove... fit Sawyer sur un ton de reproche.
— Oui, répondit Jin en retournant la salade.
— J't'emmerde, papy !
— Si tu veux que j'augmente les intérêts pour ton appartement, continue comme ça, petit con !
— Assis ! aboya Sawyer. Jonah, tu disais ?
— Un camarade de classe de la petite a eu un accident de scooter. Il est mort à l'hôpital hier. Elle l'a appris dans la soirée et elle est très secouée.
Ove était sur le point de répliquer que ça ne changeait rien au fait qu'il allait torturer l'Escortée comme il se devait, mais il se ravisa.
— Je ne comprends pas exactement la façon dont elle réagit, avoua le Jamaïcain. Elle reste très calme. Elle prie, je crois.
— Ah ! Parce qu'elle croit en Dieu, en plus... cracha Ove. C'est n'importe quoi, cette nana.
— Ove !
— Jo, ne me dis rien, gloussa Nuka après avoir goûté à la salade. Vinaigre balsamique et parmesan ?
— Tu fais chier, Nuka, on parle sérieusement, là ! grogna le nouveau propriétaire des lieux.
Cette réflexion fit rire les hommes attablés. Le Suédois les foudroya du regard avant de se dérider et de laisser un sourire apparaître sur son visage.
— Oui, c'est tout à fait ça, répondit le grand Jamaïcain en se détendant. Et un peu de fenouil cru.
— Le type qui est mort, c'était quelqu'un qu'elle aimait bien ? s'intéressa Boyd qui triait les petits morceau de fenouil et les mettait de côté.
— Boyd, tu n'as pas cinq ans, mange ton fenouil, soupira Jonah. Et oui, elle l'aimait bien.
— Elle s'entend bien avec tout le monde, glissa Raven en grimaçant comme si cet aveu lui déplaisait.
— Pas comme toi, ricana Boyd en soulevant son assiette pour mettre ses morceaux de fenouil cru dans celle du jeune Russe.
— Encore une réflexion désagréable et je te mets un fenouil cru entier dans les fesses.
Comme à chaque menace que Raven pouvait proférer à l'encontre de Boyd, les autres « Oncles » pouffèrent. Boyd était plus jeune que Raven d'un an seulement, mais la majesté et le sérieux de pape du second le vieillissaient terriblement. L'absence de sourire également. Boyd était un jeune chien, un peu fou. Il n'était pas si différent de la gamine, en apparence. En apparence seulement.
— Donc je fous la paix à la p'tite peste le temps qu'elle se r'mette.
— Ce serait civil de ta part, déclara Jonah.
— J'peux la torturer après ? J'ai gagné un pari, quoi, merde ! Elle, elle aurait eu aucune pitié si elle avait gagné !
— Aucun doute à ce sujet, murmura Raven en reprenant de la salade.
— Tant que ça reste dans les limites du convenable, accepta Jo en levant les yeux au ciel.
— Elle pose encore beaucoup de questions à notre sujet, Jonah ? questionna Sawyer en tendant le bras pour attraper le plateau de fromages, posé sur un tréteau couvert de taches de peinture.
— Trop. J'ai dû mal à la canaliser.
— C'est très bien. Il faut qu'elle se pose des questions. C'est la première qui cherche autant.
— Et qui trouve autant, hmm ? tenta Boyd en coulant un regard suspicieux à Sawyer.
— Je ne dirai pas le contraire.
— Il y a de la tomme de Savoie ? demanda Nuka. Ou de la tomme à la truffe ? Ah, merci. Au fait, j'ai encore dû soigner Oliver, hier. Il est venu me voir...
Un bris de verre se fit entendre. Ove s'était levé pour mettre des assiettes sales dans l'évier. Il était chez lui, désormais. Jin avait parlé d'intérêts. Même si le Suédois savait parfaitement qu'il n'aurait jamais de quoi rembourser le vieux Chinois, il pouvait se donner l'illusion que ce serait le cas.
Mais lorsque Nuka avait fait allusion à Oliver, le sang viking du grand blond n'avait fait qu'un tour et ses mains avaient lâché les assiettes sales au-dessus de l'évier. Boyd et Jo lancèrent à Ove des regards soucieux.
— Eva avait recommencé, ajouta Nuka sans se soucier de la réaction que le Scandinave avait eue. Je ne comprends pas. Je fais le nécessaire, mais...
— Jamais ça t'est venu à l'esprit que tu pouvais aussi le laisser crever ?! feula le Suédois comme un tigre blessé. Il mérite pas d'être soigné, il mérite qu'on le laisse...
— Ove, le coupa le médecin d'une voix dangereusement calme, je ne suis pas un saint. Je ne connais pas exactement ton passé, mais je doute que tu en sois un également, si tu te tiens à cette table. Je suis loin d'être un agneau sans tache et lorsque Oliver se traîne jusqu'à ma porte, ravagé par la souffrance, je ne peux pas l'ignorer. Haïs-moi pour ça si tu veux. Tu en as le droit. Mais ne pense pas une seconde que tu as le droit de me juger lorsque je soulage une personne. Sache que je condamne ce qu'il est devenu. Ce qu'il a fait. Ce qu'il t'a fait. Mais si tu étais à sa place, je ferais précisément la même chose.
Nuka ouvrit le Saint-Marcelin en quelques gestes brusques et en tartina la moitié sur une tranche de pain. Ove le foudroyait du regard, dans le silence lourd de la petite cuisine. Il finit par se retourner, ramassa les éclats de l'assiette qui s'était cassée dans l'évier et marmonna :
— Je te juge pas.
Il serra les poings et un bris de vaisselle lui trancha la paume. Il regarda le sang goutter en respirant lentement.
— Mais s'il tente à nouveau d'la tuer et ça parce que tu l'auras aidé à s'remettre un peu trop vite, Pocahontas...
Les yeux de Nuka s'étrécirent. Il n'appréciait visiblement pas le surnom. Ove se retourna. Il irradiait de colère mais sa voix restait étonnamment calme :
— S'il lui fait du mal, d'abord je le démolis lui, et ensuite, je te démolis toi.
Il essuya rageusement le sang qui était sur sa main contre un torchon, jeta le dit-torchon sur sa chaise et sortit prendre l'air. La plaie sur sa main s'était déjà refermée, ne laissant qu'une fine ligne rouge.
Il y eut un long silence, pesant, lourd. Puis Nuka reprit la parole :
— Je ne peux pas...
— Fais ce que tu juges bon de faire, gronda Jin. Et ne prends d'ordre de personne.
Boyd déglutit. Ça n'était pas Ove qui l'inquiétait. C'était Sawyer. Sawyer s'était fermé comme une huître lorsque Nuka avait avoué qu'il avait soigné Oliver.
Sawyer devait se retenir pour ne pas trembler de haine. L'Irlandais lança une œillade à Nuka. Ses yeux verts luisaient d'une envie de meurtre, c'était évident. Le jeune Boyd, sous la table, tendit la main et la posa sur le genou de Sawyer, qui sursauta, semblant revenir à la réalité. La haine folle qui l'habitait disparut aussitôt et il lança un sourire forcé à l'Américain anxieux, lui tapotant la main :
— Tout va bien, Boyd ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette...
*
Coucou les p'tits loups !
Vous ne vous y attendiez pas, hein ?
J'espère que cet interlogue vous a plu. Je le trouve plus sombre que le reste, mais c'est bien, ça apporte plus de souplesse au scénario original, et ça explique davantage ce que la narratrice ne peut tout simplement pas expliquer. Tout était trop implicite. Je trouve ça mieux comme ça.
Pour ceux qui lisent pour la première fois : c'est compréhensible ??? ^^
Merci de lire, et merci merci merci pour vos reviews toujours géniales, vos votes etc... Je vous adore !!!!!
Sea
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