Interlogue : Folie
Sawyer, au calme de son appartement, ferma les yeux et laissa la mèche de crins glisser sur les cordes de son violon. Il se mordit les lèvres sous le plaisir que cette sensation familière déclenchait. L'odeur du bois de son fiddle, ce violon irlandais, l'adoucissait. S'adoucir était dangereux, le Proscrit le savait. Une vieille ballade naquit sous des gestes naturels, simples, et le pied de l'homme se mit à battre la mesure sans même qu'il s'en rende compte.
*
— Oh ! Daliagh !
Keith Daliagh leva les yeux au ciel et posa le fiddle sur lequel il composait une nouvelle danse contre la toile de sa tente.
— Qu'est-ce que tu veux ? Tu me déranges !
— Il manque un esclave.
— Tu te moques de moi ?!
Le grondement de son chef fit reculer l'homme qui était venu avertir Keith Daliagh. Ce dernier se leva et rejoignit le guerrier hors de la tente. Daliagh était un chef jeune, mais cruel et violent. Il était capable de tuer l'un de ses soldats pour une simple erreur. Il portait encore sur le visage les peintures tribales rouge sombre dont tous ses hommes se paraient. L'écarlate rappelait la couleur du sang et faisait ressortir le blanc des yeux des guerriers, leur donnant cet air de folie furieuse au combat. Un air qui leur avait permis de remporter bien des victoires.
— Quel esclave ? siffla Keith. Une des Vikings ? Si tu as laissé échapper une Viking, je te promets que j'arrache tous les doigts de Mog pour te les faire manger.
Cathbad, le soldat venu avouer la disparition de l'esclave à Daliagh, fronça les sourcils. Il avait été le seul à se porter volontaire pour affronter son chef, après plusieurs heures de recherches intensives. Mog était un ancien esclave, un enfant qui avait astucieusement sauvé la vie de Cathbad et de Daliagh au cours d'une escarmouche contre les Romains – l'envahisseur. D'origine Gauloise, l'enfant avait été renommé « serviteur » par Keith Daliagh : ce dernier n'avait affranchi Mog que pour satisfaire Cathbad. S'il n'avait tenu qu'à lui, le chef irlandais aurait pendu le petit esclave par les pieds jusqu'à ce que mort s'ensuive. Il était pathétique d'avoir la vie sauve à cause d'un esclave.
— Mog s'est bien battu, la dernière fois, rappela Cathbad en bombant le torse. Il a ramené plus d'or que toi. Tu veux sa tête uniquement parce que tu crois qu'il a plus de qualités que tu n'en as. Et parce que tu dois ta peau à un gamin.
— Mog est un cadeau que je t'ai fait. Alors ! Cet esclave ! Qu'est-ce que c'est ?
— Ce n'est pas une des Vikings, c'est un Cruthin.
— Quel âge il avait, ton Cruthin ? demanda aussitôt Daliagh avec un sourire carnassier.
— Tu ne vas pas recommencer ! fusa Cathbad, qui s'efforçait de garder un ton de voix calme, car il ne valait mieux pas manquer publiquement de respect à Daliagh. Ces esclaves s'enfuient parce que Faol est un tendre qui ne serre pas assez leurs chaînes !
— Alors dis à Faol que s'il ne veut pas que je torture les prochains sous son nez pour lui apprendre, qu'il fasse plus attention ! Et ce Cruthin, quel âge il avait ?
Cathbad soupira : l'inconvénient avec Daliagh – et ce qui en faisait un maître de guerre redoutable – était qu'il faisait toujours preuve d'une intelligence et d'une mémoire remarquable. Il aimait le pouvoir, il aimait contrôler ses hommes, il aimait donner des cauchemars aux esclaves comme aux guerriers, mais il était brillant.
— Il avait cinq ans.
— C'est précis.
— C'était l'un des fils de Nechtan, un chef.
— Tu as laissé échapper un noble ?! Cathbad ! Tu sais combien ça coûte, un enfant noble ?
— Je n'étais pas de garde ! Les hommes ont trop peur de toi pour oser venir t'avouer la vérité.
— Fais venir Mog.
— Pourquoi ?
Cathbad, sur la défensive, avait croisé les bras. Le jeune Mog était comme son fils. Daliagh avait peut-être pour lui la cruauté et la souplesse, son guerrier était un solide gaillard auquel les autres mercenaires n'osaient se frotter.
— Je veux voir s'il a peur quand il me ment.
— Pour la dernière fois, Daliagh : Mog ne libère pas les esclaves !
Cathbad avait haussé le ton, postillonnant un peu, ce qui avait fait sourire Keith Daliagh. Ce dernier savait qu'il gagnait la partie.
— Pourtant, cela fait un an que je lui permets de respirer le même air que moi, et – ô coïncidence ! – cela fait un an que je ne vends plus de petits esclaves sur le marché, près d'Eblana. Envolés, et toujours parce que les chaînes sont trop grandes !
Cathbad se mordit les lèvres : il savait bien que Mog devait être à l'origine de ces fuites. Mog sympathisait toujours avec les enfants qu'ils capturaient. Et Mog adorait se moquer de Daliagh, dans le dos de ce dernier. Son père d'adoption craignait toujours qu'une plaisanterie échappe à l'enfant trop près des oreilles de leur chef sanguinaire, car la haine de ce dernier pour le petit Gaulois n'avait fait qu'augmenter au fil des mois.
— Alors ? Cathbad, dis-moi ce que tu en penses ?
— J'en pense que je ne te laisserai pas seul avec Mog. Tu me l'as donné, tu ne me le reprendras pas, c'est la loi.
Keith Daliagh eut un sourire condescendant. Un sourire qui désespéra son guerrier, qui sentit que la fierté ne sauverait pas son fils adoptif. Cathbad adopta une autre stratégie :
— Le Cruthin est très jeune : soit il se cache non loin du camp, soit Mog l'a caché dans le camp. Dans les deux cas, je pourrai te le rendre.
— Comme tu m'as rendu les autres esclaves que ton sale chien de Gaulois a aidé à fuir ? Non. Il m'en faudra plus. Ton Mog parle désormais plusieurs langues et il est habile. Il vaudra cher, ça paiera ce qu'il m'a volé.
— Tu n'as aucune preuve de ce qu'il a pu faire ! se rétracta aussitôt Cathbad, réalisant que sa tentative de conciliation n'avait réussi qu'à créer plus d'ennuis à son protégé.
— Mais si j'en ai, tu es d'accord pour qu'il me serve à payer les vols ?
— Si tu as des preuves, je te rembourserai moi-même.
— Ça ne me suffit pas. Si j'ai des preuves, ça signifie qu'il m'aura craché au visage malgré ma grande mansuétude. Si j'ai des preuves, il me faudra une vengeance.
— Daliagh, si tu touches à un cheveu...
Les yeux d'un vert sombre du guerrier s'étrécirent sous la colère. Mais son chef perdit le sourire :
— Si j'ai une preuve, une seule, j'écorche Mog. Je l'écorche vivant. Devant tout le monde. Toi au premier rang.
Cathbad sentit comme une pierre, une pierre lourde, tomber au creux de son ventre. Cette nuit, à la faveur de l'obscurité, il devrait à son tour faire fuir Mog. Parce que le petit Gaulois était coupable. Et parce que, qu'il le soit ou non, Keith était assez rusé pour trouver la preuve dont il avait besoin.
— Tu ne trouveras aucune preuve, grogna le soldat.
— Je l'espère bien, sourit à nouveau Daliagh. J'aime tellement ce petit va-nu-pieds. J'aurais de la peine à l'écorcher, tu sais ?
Cathbad fit volte-face et rejoignit sa propre tente, où Mog l'attendait sagement, fourbissant les armes de son père adoptif. La jalousie de Daliagh était terrible. S'il n'avait été son frère de sang, Cathbad l'aurait sans doute assassiné dans son sommeil.
Le petit Gaulois adressa à l'Irlandais un regard amusé :
— Regarde : tout est propre.
— C'est bien.
Le guerrier soupira : il pouvait bien attendre encore deux heures. Pour que la nuit tombe parfaitement, pour que le camp soit assoupi – et avec un peu de chance : Keith également ! En deux heures, Daliagh ne trouverait aucune preuve contre Mog. Aucune.
Keith Daliagh retourna sous sa tente, rageur. Cathbad était son jeune frère. Sinon, il l'aurait déjà égorgé pour son arrogance puérile ! Le chef se pencha pour saisir le fiddle et l'archet qui avaient glissé par terre. Quelque chose de brillant, sous le lit de camp composé d'un enchevêtrement de cordes, attira son attention. Avec un sourire mauvais, l'Irlandais s'assit sur un tabouret et joua quelques notes avant de lancer doucement :
— Tu aimes bien ?
Un léger froissement, sous le lit, lui parvint.
— Si tu sors de là, je pourrai t'apprendre à en jouer, tu sais ? Je ne te veux pas de mal.
Il reprit sa chanson, une jolie ballade presque enfantine. Le visage blanc et maigre du Cruthin disparu finit par émerger de sous le lit, attiré par la voix suave du guerrier. C'était le chef, et être dans les bonnes grâces du chef, l'esclave le savait, était une garantie de survie.
— Ton père est bien Nechtan, le Cruthin ? Il a payé une rançon pour toi. Allons, viens. Je vais te montrer comment jouer.
Presque rassuré, le garçon se leva et avança vers l'Irlandais. Les peintures rouge sang, sur ses traits, l'impressionnaient toujours violemment. Mais Daliagh tendit au fils de Nechtan le violon et l'archet. Maladroitement, l'esclave fit jaillir un cri déchirant de l'instrument. Un son horrible, qui vrillait les tympans. Keith sourit et cligna de l'œil :
— Tu as du progrès à faire, mais ça viendra ! Mais, dis-moi, je m'étonne un peu de te voir dans ma tente. Qui t'a mis ici ? Quelqu'un t'a demandé de venir sous ma tente ? articula lentement Keith.
L'esclave, qui tentait toujours de tirer autre chose qu'un cri animal du fiddle, hocha la tête.
— Oui ? sourit Daliagh. Si je te le montre, tu saurais le reconnaître pour moi ?
À nouveau, le petit Cruthin hocha la tête. Une lueur sauvage et malfaisante brilla dans les prunelles vertes du chef guerrier.
*
Sawyer, étouffant, s'ébroua. Ça lui arrivait de plus en plus souvent. Des absences. Elles étaient de plus en plus longues. Les visions, elles, de plus en plus réelles. Tremblant des pieds à la tête, l'Irlandais reprit conscience du lieu où il se trouvait : un appartement, au sud de la région parisienne. Il réalisa qu'il tenait à la main un archet brisé. Sur le sol, à ses pieds, gisait le fiddle au corps brisé. Quelqu'un avait arraché le bois de la table du violon avec les ongles et brisé le chevillier et le manche en morceaux. Une vague douleur se fit sentir soudain. Sawyer posa les yeux sur ses mains et réalisa qu'il avait les doigts en sang.
C'était lui qui s'était retourné les ongles sur le corps de l'instrument.
*
Et qui est-ce qui est au fond de son lit parce qu'elle a trop forcé sur ses vertèbres thoraciques ? C'est moooooooiiiiii... 😅😅😅😅😅 Une pensée émue pour ma volonté d'écrire la suite du Suédois qui n'aimait pas l'été (la position assise est insupportable 😂).
Ceci étant dit : voilà la petite surprise du jour avec cet interlogue.
Je suis très curieuse de savoir ce que vous avez pu en penser !
Merci encore pour toutes vos reviews, vos messages, vos votes etc...
N'hésitez pas à aller jeter un coup d'œil à la couverture du troisième tome de L'Escorte... qui sort en fin de semaine 🤫 !!!
Plein de bisous depuis mon lit UU
<3
Sea
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