Connexion #54
J'étais bien. Tranquille. Seule au monde. Sur la grosse bouée circulaire. Au beau milieu du bassin. Rien ne pouvait m'arriver. Je crois carrément que je me suis endormie quelques minutes...
Bon, là, tout le monde s'est regardé avec un petit air entendu : « Si elle commence comme ça, c'est forcément que ça va pas durer... » Vous commencez à sérieusement bien me connaître, dites-donc !
J'ai entendu des petits tap-tap-tap qui se rapprochaient. Des pas.
— Maman ? Papa ?
J'ai ouvert les yeux. Il était alors hors de question que je sorte de l'eau. Évidemment, mes parents n'étaient pas rentrés de leur balade en amoureux.
— Woowoooo, mais regardez-moi c'te midinette qui prend son bain de soleil...
Ils étaient cinq : Sawyer, Boyd, Ove, Raven et Jin. Le seul à ne pas être en short de bain était le Chinois. Il était habillé de blanc, couleur du deuil dans son pays, je crois, et l'ensemble de ses bras et de ses jambes étaient couverts. Je ne sais pas si c'est :
(1) parce que c'est dans sa culture de ne pas se dénuder.
(2) parce qu'il est parano et veut être sûr de pouvoir se défendre d'une hypothétique agression autrement qu'en sous-vêtements
(3) parce qu'il complexe à cause de son corps.
Les autres étaient tous en tenue pour profiter de la piscine. Je ne pouvais pas m'empêcher de jeter parfois quelques coups d'œil sur leur marque, me creusant la tête pour lui trouver une signification. Ils avaient pensé à amener une serviette chacun1.
Les filles – le paragraphe suivant s'adresse aux filles principalement, mais les mecs peuvent aussi jeter un coup d'œil – : je peux vous assurer que ce n'est pas des blagues quand je dis qu'ils s'entretiennent bien. Okay, Sawyer a un petit ventre, mais c'est de son âge, hein ? On s'empâte toujours un peu quand on vieillit. Les deux qui faisaient le plus les kékés étaient Boyd et Ove. Vous vous en doutiez ? Eux aussi, vous commencez à pas mal les connaître, je me trompe ? Et vas-y que je roule des mécaniques la serviette sur l'épaule, que je prenne des poses de surfeur, que je m'étire comme si j'étais le plus beau garçon du monde, que j'adresse des sourires éblouissant à des bimbos imaginaires... le tout surmonté d'une paire de lunettes noires dernier cri... Ri-di-cules. Ils empirent d'année en année ces deux-là. Même si leur masse musculaire, elle, aurait plutôt tendance à s'améliorer. De son côté, Raven gardait son flegmatique caractère tout en soupirant avec l'air de penser « Aaah... Si SEULEMENT je pouvais me replonger tout de suite dans ce bouquin de mille deux cents pages plutôt que dans cette piscine trop chaude... ». S'il n'était pas petit, je dirais que c'est le plus mignon physiquement parlant. Il portait d'immenses lunettes teintées, genre la star incognito. Il mangeait un abricot qu'il devait avoir cueilli sur l'un des arbres du verger. Il adore les abricots.
— Ça baigne ? m'a demandé Boyd en se penchant pour plonger la main dans l'eau. Ouais ! Elle est bonne !
— J'espère qu'tu parlais de la température d'la piscine, Boyd... s'est moqué le Scandinave.
Jin et Raven se sont installés sur des transats et les trois autres ont abandonné leurs serviettes sur d'autres chaises longues. Si Sawyer-le-Sage a décidé de passer par la voie la plus prudente2, Boyd-l'Insouciant et Ove-le-Dingue ont choisi une méthode radicalement plus rapide... et plus bruyante. Les deux bombes ont explosé à proximité de mon pauvre radeau, mais j'ai réussi tant bien que mal à garder l'équilibre. Boyd a été le premier a percer la surface de l'eau.
— Yeeeeah ! Great ! Freakin' aaaaawesome !
Il a les cheveux assez long pour un garçon, donc il était obligé de toujours les ramener en arrière.
— Hey, Pretty Young Thing ! Tu n'aurais pas un élastique pour moi, please ?
— Sur le rebord du bar. Où est Ove ?
Mais pourquoi j'ai posé la question ?! Je vous le demande... J'ai vu une anguille argentée filer sous les boudins de la bouée. Le poisson s'est propulsé en s'appuyant sur le fond et a renversé mon radeau. Et moi avec. Parfois, il me semble que les hommes régressent mentalement au moment où ils atteignent leur point de rupture de maturité. Comme une grosse naïve que j'étais, je n'avais pas tout à fait prévu le coup, donc je n'ai pas pensé à prendre ma respiration. Ou plutôt si, j'y ai pensé, mais une fois sous l'eau. J'ai en conclusion bu la tasse.
J'ai réussi à remonter en crachant, en ahanant, en soufflant comme une baleine asthmatique. Textuellement, ça a donné ça :
— Rrrraaah ! Aaaah ! Pffffreblblbl !
J'ai réussi à me raccrocher à la bouée, les yeux fermés, abreuvant d'injures l'anguille blonde.
— T'as pas d'humour, p'tite peste ! m'a lancé Ove qui était sorti et se préparait déjà à un nouveau plongeon.
— Et toi t'es un gros lard qui n'a pas plus de jugeote que le cul d'une vache !
— Ah ouais ?! Tu vas voir c'qu'il va t'faire, l'cul d'la vache !
— Boyd ! a rugi Sawyer. Ne me mouille pas.
Boyd est quasiment aussi gamin que Ove lorsqu'il s'agit de Saw. Il a fait exprès de battre plus fort des jambes au niveau de son aîné. Je tiens à préciser que notre Sawie national en était encore aux mollets. Une fois de plus, c'est lui qui m'a sauvé la mise. Ove a tourné les talons, me laissant le temps de sortir de l'eau et de rejoindre Jin et Raven.
Boyd et le Viking se sont placés respectivement à droite et à gauche de Sawyer, qui tentait l'immersion du genou droit. Celui-ci semblait prendre très au sérieux son entrée dans le grand bassin.
— Non, vous deux, a-t-il sifflé en sentant venir les deux compères. Ne faites rien que vous pourriez regretter.
— Ohoho, a ricané l'Américain. Monsieur Sawyer nous impressionne, pas vrai, Ove ?
— Ça oui, a souri l'interpellé qui surplombait la cible de ses nouvelles bêtises d'une tête.
— Je vous préviens que ça va mal se finir ! Si vous faites quoi que ce soit qui puisse...
Trop tard. J'ai presque eu de la peine pour mon Oncle, mais pour une fois que ça ne tombait pas sur moi, je ne vais pas m'en plaindre, hein ? Non sans mal, le duo d'acolytes ont chacun empoigné une jambe et un bras de Saw et ont commencé à le balancer en comptant :
— Uuuuun... deeeeeux...
Je crois que Boyd comptait en anglais, tellement ça l'amusait de faire sortir son ami de ses gonds.
— Non ! Non ! Vous n'avez pas le droit ! J'ai mangé i peine une heure ! Non ! Si vous faites ça...
— Deux ET DEMI... !
— Je vais mourir d'hydrocution, bande d'idiots ! Vous allez avoir ma mort sur la conscience, je vais vous...
— ... eeeeet...
— Non ! Non ! Elle est glacée ! Je ne veux pas ! Lâchez-moi ! Tout de suite !
D'habitude, il a une autorité énorme. Mais un type en slip de bain, même en faisant les gros yeux, n'aura qu'un pouvoir restreint sur deux autres types rendus ivres par le soleil qui le balancent à bout de bras comme une vieille chiffe molle.
— TROOOOOIS !
— Non ! Noooooooon !
La scène s'est terminée par un plat mémorable que Sawyer a effectué à la suite d'un arc de cercle de plus d'un mètre cinquante de rayon. Furieux, il a foudroyé du regard ses deux tortionnaires3. J'ai entendu un soupir agacé de la part de Raven, qui ne parvenait toujours pas à avancer d'un paragraphe avec tout ce boucan, et de mon côté, oui, je pouffais. Mais en mettant une main devant la bouche, parce que je n'aurais pas aimé avoir Sawyer comme ennemi. Ce dernier a superbement ignoré Ove et Boyd et a commencé à faire des longueurs dans la piscine. Il arrive toujours à garder une certaine dignité, j'ai l'impression.
Comme vous vous en doutez, durant cet épisode, mon attention s'était largement relâchée. J'ai compris un peu tard que j'aurais dû retourner à la maison lorsque l'occasion s'était présentée. Ove m'a jeté une petite œillade qui m'a fait comprendre que la hache de guerre n'était pas enterrée, loin de là. Jouant le tout pour le tout, j'ai tenté de piquer un extraordinaire sprint sur le terrain qui séparait la piscine de la maison – environ cent mètres. Manque de pot, les sprints du Viking sont plus extraordinaires que les miens. De peu, mais ils le sont.
— Arrête-toi ! P'tite conne ! Si j'te plaque tu vas encore pleurer !
J'ai déjà vu Jin et Ove se battre. J'ai déjà vu un plaquage à la Ove. À côté de ça, le rugbyman Chabal c'est Barbie Lac des Cygnes. Donc je me suis arrêtée et j'ai fait face. Vous vous en doutez, il s'est quand même arrangé pour me faire tomber, ce gros débile.
— Ooooh, tu t'étais arrêtée d'courir ! Désolééééé ! J'arrive pas à faire la différence entre quand t'es immobile et quand tu cours.
Que personne ne rie. Ce qu'il dit est pure calomnie.
— Bon, allez ! Demi-tour !
— Non ! Non ! Je suis une fille !
Je sais que mes arguments manquaient de poids, à ce moment.
— Tu n'as pas le droit ! Tu n'as pas le droit !
— Depuis quand t'es une fille ?! Fais-moi pas marrer ! C'est parti !
Tu parles, « c'est parti »...
Demandez à un – très – bon ami de vous déposer aussi délicatement qu'une pétale de rose sur son épaule à peine osseuse. Vous êtes bien entendu sur le ventre après avoir ingurgité environ sept tartines de Nutella, plus un litre de limonade. Demandez bien poliment à votre ami de se mettre à courir. Au bout de dix secondes, oui, vous vous en rendrez compte, on croit que tout le repas est en train de remonter le long de la gorge, et que votre bienheureux ami tente de vous éventrer à force de sauts et de coups d'épaule dans le bide.
En tout cas, c'était bien mon impression.
— Nooon ! Ove ! Ça fait maaaal ! Je vais vomiiiiiiir !
— Pas grave ! J'vais nettoyer tout ça !
Et puis on est arrivés dans le secteur-piscine. Boyd et Sawyer barbotaient, alors j'ai choisi de m'adresser aux deux play-boys qui prenaient leur bain de soleil.
— Aaaaah ! Jin ! Raven ! Au secours !
— Tu peux arrêter de crier comme un putois, idiote ?! a craché Raven, exaspéré.
Jin avait déjà croisé les mains sur son ventre. Il faisait genre de dormir, mais je sais qu'il n'en est rien. Un Chinois ne dort jamais.
— Jin ! Jin ! Aide-moi !
Soudain, mon porteur a interrompu sa course effrénée. Ouf ! Ça fait du bien. Il s'est tordu le cou pour me regarder :
— Alors, ma victime préférée ? La mort ou l'déshonneur ?
— Tu m'emmerdes.
— La mort ? D'accord !
— Non ! Non ! Je regrette ! Je regrette ! Le désho...
Pour le coup, chapeau, parce que ce qu'il a fait, je n'avais jamais vu personne le faire, et jusqu'à ce jour, je n'ai vu personne le reproduire. De sur son épaule, je suis passée à sous son bras.
— Te r'lâche pas ! m'a-t-il prévenue.
Ouais, plus contractée, je crois que c'est la crampe ultime. Il a pris du recul par rapport au bord du bassin. Il a poussé un cri de guerre sauvage. J'ai eu le temps d'entendre Sawyer :
— Non ! Ove, c'est dangereux !
Merci de prévenir. On fait un triple salto avant dans les airs avant de retomber en grand SPLASH dans l'eau. Ma tête la première, bien entendu.
Après de multiples tentatives de noyade4, nous avons fini par nous extraire de la piscine, fourbus de fatigue. Sawyer s'était sauvé dès les prémices de la bataille aquatique et les deux bronzeurs avaient également jugé prudent de s'éloigner. Oui, je vais vous avouer la vérité : c'est moi qui ai perdu ce premier combat nautique. Lorsqu'on a sonné la fin des hostilités, mes parents n'étaient toujours pas rentrés, alors les Oncles ont pu rester un peu plus longtemps pour boire quelque chose. Jin a goûté pour la première fois de sa vie au Pastis – il n'y avait rien d'autre à lui offrir. Il a « apprécié ». Sawyer m'a confié qu'ils allaient passer la première nuit dans le château, pour voir si le coin « était fiable ».
*
1 - Ce qui n'est pas malheureux lorsqu'on sait qu'une fois, en Espagne, ils avaient pillé le stock de serviettes de la maison pour se sécher. NdN
2 - C'est-à-dire en s'immergeant progressivement, parce que c'est vrai que c'est plus facile d'y rester que d'y entrer... NdN
3 - Ce regard exacerbait leur hilarité, il faut bien le dire. NdN
4 - Auxquelles s'est joint Boyd, qui passait du camp du Scandinave au mien en un rien de temps. NdN
*
Heureux ??
Merci beaucoup pour toutes vos reviews et votre enthousiasme, une fois encore (Merci pour les remarques sur les conversations de profil au sujet de mes diverses questions quand à la publication de cette fiction) ! Vous êtes géniaux, je ne me lasserai jamais de le répéter !
💖💖💖💖
Sea
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