Connexion #26
La salle dans laquelle nous sommes arrivés ressemblait fort à celle que nous venions de quitter tant en taille qu'en décor, mis à part le fait qu'il n'y avait en guise de table qu'une sorte de pavé transparent déjà garni de petits bols contenant divers amuse-gueules ; un aquarium sans toit bordait tout le tour de la pièce. Il était énorme, on se serait cru au fond d'une mer tropicale. Sauf qu'il n'y avait pas de poisson. D'autres hommes en kimono noir sont apparus, ils nous ont tiré à chacun une chaise pour que nous puissions nous asseoir et nous ont tendu le menu, une sorte rouleau de parchemin. Ils se sont mis en ligne, se sont inclinés, ont disparu. Le patron nous a adressé un sourire crispé. Jin a de nouveau lâché une phrase en chinois. Là, l'autre n'a pas réagi tout de suite. Il a requis quelque chose en me pointant du doigt. Ça n'a pas dû plaire à Jin parce que ce dernier a frappé du poing sur la table et a haussé le ton de manière violente. Le patron s'est pratiquement aplati sur le sol et est sorti. Nuka a grogné :
— Ils servent vite ?
— Tout dépend du client, a répliqué Jin.
J'ai cru entendre un bruit étrange, un peu comme celui d'une chasse d'eau. Ça venait de derrière moi, mais je ne me suis pas retournée. Notre Asiatique a relevé la tête vers Nuka :
— Dans notre cas, le service sera rapide, précisa-t-il, si c'est ça que tu voulais entendre.
— Merci... Oh ! Jin !
— Ne te fais pas de mauvais sang, il est né en captivité. Le parc où il était a... a fermé. Il était impossible de le relâcher.
— Et les processus de réintégration ? Tu en as déjà entendu parler ? questionna Nuka d'un ton furieux.
Jusqu'ici je n'avais rien compris.
— Pas le temps. Trop d'argent jeté par les fenêtres. C'était soit ça, soit l'équarissage. Mais si tu le désires, cher Nuka, je peux contacter l'usine de colle dès maintenant, cela ne me coûtera absolument rien.
J'ai senti une présence dans mon dos. Une chose qui glissait. Je me suis retournée et suis tombée nez à nez avec un requin. J'ai compris la fureur de notre Nicolas Hulot en herbe. J'ai également eu la peur de ma vie.
L'animal voguait dans l'aquarium. Ce n'était pas non plus un grand requin blanc... mais quand même, j'ai préféré me trouver au sec.
— Waaaaw ! s'est extasié Boyd en ouvrant des yeux ronds et en se tordant le cou pour suivre l'avancée du requin qui ondoyait à quelques centimètres de nous.
— Il n'y a pas de Waaaaw qui tienne ! a fulminé Nuka en se versant un bol entier d'amuse-gueules dans la bouche. Ch'est inadmichible !
— Et qu'est-ce que tu suggères, Jane Goodall ?! On le sort, on l'éviscère et on le mange ?
— T'es Chinois, a marmonné Boyd en auscultant un biscuit apéritif. Il n'y a plus rien qui me choque regarding l'alimentation des Chinois. Qu'est-ce que c'est, ça, ça sent bizarre...
Nuka, furibond, lui a arraché le biscuit des doigts, lui a tapé sur la main et a engloutit le gâteau sec.
— Une fois, a grogné Jin avec un rictus qui signait son plaisir de tourmenter notre représentant du WWF, j'ai dû faire ouvrir un requin-bouledogue qui avait mangé tout une cargaison de...
L'Asiatique s'est interrompu, m'a lancé un regard presque gêné, s'est profondément raclé la gorge, et a enchaîné comme si j'étais la fille la plus stupide du monde :
— ... de pièces anciennes.
— N'importe quoi, a lancé Nuka. De pièces anciennes. Elle n'est pas complètement décérébrée, Jin !
— Euh... merci, ai-je bredouillé.
Le Chinois a fait entendre un profond borborygme, ce qui signifiait qu'on atteignait son point de fusion colérique.
— J'ai ouvert cette sale bête de là à là, l'a ignoré Jin en indiquant la taille de l'incision sur Boyd, qui a ouvert de grands yeux effrayés. Eh bien je peux te dire une chose : jamais je n'ai pu remettre les vêtements que je portais. Et j'ai dû annuler tous mes rendez-vous pendant trois jours.
— Pourquoi ? me suis-je enquise, espérant détourner la conversation sur un terrain moins abrupt.
— L'odeur, m'a répondu Jin. Je ne sais pas pourquoi, mais l'odeur de ces bestioles est immonde et elle vous colle à la peau. Vraiment.
— Dixit l'homme qui mange des Œufs de Mille Ans au petit déjeuner.
— Nuka, je te déconseille d'insulter la culture du peuple chinois dans cette maison.
— Et si on choisissait tous un plat différent ? a fait semblant de s'enthousiasmer Boyd.
Il m'a jeté un coup d'œil paniqué et j'ai vu une goutte de sueur couler le long de son front. C'est vrai qu'il faisait drôlement chaud. Le requin était sans doute une espèce tropicale.
Bref. L'allusion de l'Américain a un peu calmé les choses. Nous avons tous choisi nos boissons et nos plats, tout en picorant dans les bols apéritifs. J'ai pris du jus de letchi, mais Nuka m'a laissé boire sa bière de riz. J'ai vraiment adoré certains plats1, j'ai carrément découvert de nouveaux goûts !
Il s'est passé quelque chose qui a par ailleurs fait beaucoup rire le reste de mes Oncles. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais le peuple chinois a une forte propension à vouloir manger toutes les parties du corps d'un animal. Déjà, sachez que Jin m'a forcée gentiment2 à piocher dans un gros bol rempli de trucs frits jaunes clair. C'était croquant et frais, surtout avec les légumes qui accompagnaient la friture.
— Hmm. C'est pas mal, ai-je fait avec un immense sourire flatteur tout en mâchonnant . Qu'est-ce que c'est.
— De la peau de méduse, a répondu nonchalamment le Chinois. Avale.
— J'en ai mangé ! a gémi Boyd en se décomposant, louchant. J'en ai mangé !
— A-vale, a répété Jin lentement.
Je l'ai observé d'un air suppliant.
— Non, a-t-il grondé. Tu avales.
— Heureusement que Ove n'est pas là, a murmuré Nuka avec un petit sourire en coin. Il aurait déjà fait une réflexion.
Tout en avalant, à regret, j'allais lui demander ce que ça signifiait mais Jin a grommelé :
— Ne parle pas de cet abruti. Nous sommes détendus entre nous, ne viens pas le mêler à ce repas !
Détendus, détendus... j'aimerais bien vous y voir. Un serveur est entré et a posé un gros plat en porcelaine sur la table, au milieu. Je ne voyais pas bien de quoi il s'agissait, mais mon Oncle a grogné sur un ton appréciateur :
— C'est bien.
Chez lui, ça veut dire merci. Le serveur s'est incliné, tout raide, et est sorti d'un pas vif.
— C'est quoi ? On dirait des branches caramélisés.
J'ai compris mon erreur lorsque Jin a extrait l'une des « branches » du plat. C'était en fait un pied de poulet. Oui, oui, pas une cuisse. Un pied. On reconnaissait les doigts, les sortes d'écailles, et même les griffes. Oh punaise, il y en avait trois tonnes dans le plat en plus.
— Mais Jin, ai-je dégluti, tu ne crois pas qu'on a assez à manger comme ça ?
Nuka a retenu un rire et s'est servi une plâtrée de pied de poulet. Boyd, à grand regret, s'est servi à son tour du bout des doigts. Je l'ai vu murmurer ce que je pense être une prière.
Enfin bref, j'ai dû manger des pieds de poulet. Les Oncles se sont mis à parler entre eux de l'actualité – Carla Bruni et Sarkozy, les manifs à Pékin à cause des mesures prises par le gouvernement... il y en avait pour tous les goûts ! De mon côté, je me concentrais surtout sur ma nourriture. En soit, c'était bon. L'enrobage était craquant, un peu sucré, mais j'avais un mal fou à manger l'intérieur. C'était très cartilagineux. Comme j'avais peur de me faire enguirlander par Jin, je regardais fixement mon verre de jus de letchi, mastiquant en silence des pieds de poulets frits.
Vers la fin, Boyd s'est souvenu de ma présence.
— Ça va, Pretty Young Thing ? On ne t'entend plus !
— Tu n'as pas mangé de pieds de poulet ?! s'est aussitôt insurgé l'Asiatique, dont les yeux de faucon lançaient des éclairs.
— Mais si ! ai-je aussitôt bondi. J'en ai mangé plein ! Plein !
— Où sont les os, alors ?!
— Les os ?
Il y a eu quelques secondes de flottement. En jetant un coup d'œil dans les assiettes de mes Oncles, j'ai remarqué qu'elles étaient pleines de petits bouts de cartilage rongé. Boyd et Nuka ont explosé de rire, réalisant la triste vérité. Jin est resté un moment les sourcils froncés avant de se détendre. Le truc cartilagineux, c'étaient des os. J'avais avalé les os des pieds de poulet. Je peux vous dire que Boyd en pleurait de rire.
— Quand Ove va savoir ça ! répétait-il, hilare.
Même Jin semblait sur le point de rire – ce qui est rare.
J'ai râlé un moment, avant de décider de manger ce qui restait de sole vapeur sans plus prêter attention à ces andouilles. Et je me fiche comme d'une guigne de ce que Ove peut penser de moi !
Lorsque le repas a été fini, Jin a pressé un bouton qui se trouvait à sa main droite, et la table s'est mise à vrombir. Un rectangle de verre au milieu du plan s'est enfoncé – la table était donc creuse – et j'ai à nouveau entendu ce bruit caractéristique de chasse d'eau.
— Tu fais sortir le requin ? ai-je questionné.
— Oui, il va sortir de l'aquarium principal pour aller dans l'aquarium central. Reculez un peu.
Je me suis doutée de quelque chose lorsque notre table s'est remplie d'eau.
Le poisson devait être rompu à ce genre de cérémonie, parce qu'il ne s'est pas fait prier pour nager jusqu'à la table. Le voir fendre les eaux contre vos jambes est tout à fait... frissonnant.
— Donnez-lui vos restes, il mange tout. Mais ne mettez pas vos mains à sa portée : je le répète, il mange tout.
Ça, vous vous en doutez, il l'a dit pour moi. J'avais mis mes mains en danger. Le carnivore a effectivement tout fait disparaître.
Après ce spectacle digne d'Aqualand, nous avons pris la direction du Pathé. Il était trois heures de l'après-midi. La Maybach était prête à notre sortie sans que Jin aie rien demandé.
Au ciné, nous avons regardé OSS 117, le nouveau. Ça ne casse pas trois pattes à un canard, surtout que je l'avais déjà vu. Mais comme c'était celui qui allait commencer au moment où on est arrivés, je n'ai pas voulu embêter Jin. C'est Boyd qui a acheté le pop-corn. On avait un pot XXL chacun !
Seul petit hic dans le film : tout le long, Hubert Bonnisseur de la Bath est confronté à la mafia chinoise. Boyd et moi avons échangé un regard lorsque nous nous en sommes rendus compte. Jin, lui, n'a rien dit. Il n'a eu aucune réaction qui aurait pu trahir une ancienne appartenance à ce genre de gang. À la toute fin du film, le héros se met à faire des jeux de mots sur le chef de cette mafia : Li. L'homonyme du défunt chef de United B¤¤¤¤¤.
Mais j'ai eu l'impression que Boyd et moi étions plus gênés que Jin lui-même3. Paranoïa, quand tu nous tiens...
Je suis rentrée chez moi à six heures. Il est une heure du matin et je suis crevée.
*
1 - J'ai même découvert que je pouvais aimer le poisson vapeur, pour vous dire... NdN
2 - Ça, ça veut dire qu'il m'a observée en silence d'un regard mortel jusqu'à ce que j'obéisse à un ordre muet. NdN
3 - Gêné est un euphémisme : nous nous ratatinions littéralement dans notre fauteuil. NdN
*
Alooooooors ! Est-ce que ça vous plaît ? Ou pas ?
N'hésitez pas à laisser des commentaires ou des étoiles : comme vous me faites le coup du silence radio (et je ne parle pas pour les Anciens, hein ;-) ), je ne sais plus quoi penser ! Après vous m'envoyez des MP pour que j'écrive la suite, mais, hé, comment voulez-vous que je sache si ça vaut le coup sans retour ? ;-)
Gros bisous et à bientôt !
Sea
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