Om shanti Om
J'ai souffert le martyre en avançant dans ces bois obscurs. Mes jambes m'auraient fait hurler, si je n'avais pas eu cet entraînement terrible qui m'avait dotée d'une incroyable endurance à la souffrance. Je ne faisais que gémir entre mes dents, pour évacuer la douleur. Dans la pénombre, entre deux arbres, j'ai vu Jonah qui s'éloignait devant moi.
— Jo...
Je n'ai pas reconnu ma voix. Elle était rocailleuse. J'avais plus crié que ce que je croyais, lorsque Sawyer m'avait démolie. Il devait aussi y avoir un facteur psychologique au son que ma voix faisait. Rien que de repenser à la détresse et à la peur qui m'avaient poussée à commettre un geste absolument impardonnable.
Sawyer. De penser à lui, dans l'ombre des pins, ça m'a donné des frissons. De quelle sauvagerie il était capable... Je sais ce que vous pensez : « C'est pour ton bien ». N'empêche. Il fallait le vouloir.
— Jonah ! Attends, je n'en peux plus ! Jo... nah.
Le grand Noir avait fait volte-face pour revenir vers moi, une fureur indescriptible peinte sur ses traits.
— Moi non plus, je n'en peux plus ! a-t-il rugi, les poings serrés.
— Mon père ne pensait pas ce qu'il disait et moi encore moins ! Jonah, ne fais pas ça !
Je n'aurais pas pu le défier. Jo était plus qu'un ami à mes yeux. Me battre avec Sawyer, passe encore. Mais lever la main sur Jonah m'aurait crevé le cœur... et m'aurait sans doute également condamnée à une défaite rapide et une agonie longue et douloureuse, soyons honnêtes, si l'idée de riposter l'avait saisi. J'ai vu le bras qu'il avait levé au-dessus de moi en guise de menace s'abaisser lentement. Sur le qui-vive, la respiration haletante et les jambes tremblantes, j'ai articulé :
— Je sais... j'ai deviné que mon père a touché juste, Jonah. Ce n'était pas volontaire. Jamais il n'aurait dit une chose pareille s'il avait cru que tu...
— Et qu'est-ce que tu entends, par « touché juste », exactement ?! a craché le géant.
Ma voix tremblait. Il m'effrayait. Il s'agissait d'un Oncle dont je ne connaissais en fait pas les limites que pouvait atteindre sa colère, puisqu'il savait se maîtriser.
— Écoute : d'après ce que je comprends, tu as eu un enfant de ton vivant, et il est mort. Tu t'accuses de sa mort. À raison ou à tort, c'est ton problème. C'est affligeant, et j'ai beaucoup de peine pour toi, mais Jonah, tu es le second Vétéran après Sawyer, tu as des responsabilités à assumer, et j'ai besoin de toi pour aller au bout du chemin que j'ai choisi.
— Quant à moi, je choisis de partir !
— Tu ne peux pas ! Jo ! On a tous besoin de toi !
— ET MOI J'AI CHOISI DE PARTIR ! Tu peux comprendre ça ?! Je suis humain, comme toi, comme tes parents, comme tout le monde ! Je...
— Jonah !
La stupeur que j'ai pu lire sur son visage m'a confirmé que ma voix avait pris une tonalité très particulière : un doux mélange de désespoir, d'hystérie, conclu par une note de gravité. Un cocktail rare.
— Je sais... je sais que je suis en train de vous perdre. De perdre tous les Vétérans. Oliver, c'est déjà beaucoup. Si... si Sawyer et toi vous mettez de la partie... je ne m'en sors plus ! Je ne te demande pas de faire ça pour moi, Jonah... ai-je exhalé, à bout de souffle.
— Comment est-ce que je dois le dire pour que tu me comprennes : je n'en ai plus la force.
— J'ai juste besoin de toi, Jo, de ta présence. Je te demande juste d'être là. Je ne te demanderai rien de plus, je ferai même la cuisine à ta place !
— Mais ça n'a rien de personnel, la puce ! Je suis éreinté, je n'y crois plus.
— Si tu n'y crois pas pour toi, crois-y pour les autres ! Jonah ! Je t'en supplie !
Comme il se détournait, j'ai dû avancer, me ruinant les jambes et retenant à grand peine un hurlement de souffrance pour le saisir par la manche.
— Tu me demandes de leur mentir ? Je sais très bien que nous sommes damnés pour l'éternité, Anthinéa ! On ne s'en sortira pas ! Tu veux que je mente à Boyd ? À Raven ? Que je les force à suivre une direction qui ne mène nulle part ? Je ne peux pas leur donner de l'espoir, je ne peux pas ! Je ne peux pas leur faire subir ça, ne me le demande pas ! C'est trop cruel !
— Jonah ! ai-je lancé en haussant le ton. Ce n'est pas parce que tu désespères que c'est le cas pour tout le monde. C'est la première fois que Sawyer entraîne une Escortée, la première fois qu'une Escortée a conscience de qui vous êtes réellement !
Le regard du géant s'était fait dur. Il m'accusait d'avoir été un espoir stérile. De l'avoir représenté, du moins. Moi, je n'avais jamais voulu être cet espoir. Rendez-vous un peu compte de tout ce que ça avait changé entre eux et moi !
— Tu n'as pas idée de notre souffrance, tu ne sais pas ce qu'on endure.
— C'est vrai, je ne le nie pas. Mais sachant cela, j'accepte quand même de vous suivre. J'y crois. Moi j'y crois, que vous pouvez vous en sortir.
— Tant mieux. Tu es jeune. Ça te passera, tu verras.
Il s'est dégagé et s'est éloigné.
— Tu ne supportes pas que quelqu'un d'autre que toi-même puisse t'aider à te sortir du gouffre immonde dans lequel tu t'es fourré, c'est ça ? ai-je alors craché du ton le plus caustique possible.
Il s'est figé. Toutes les alarmes que Sawyer m'avait appris à mettre en place dans un recoin de mon esprit se sont mises à hurler à l'unisson, mais j'ai décidé de continuer sur ma lancée.
— Tant qu'il s'agissait de jouer au papa poule avec une petite fille bourgeoise, de la protéger pour passer à tes propres yeux pour quelqu'un de bien, là il y avait du monde, hein ?
Il s'est à demi retourné. J'ai bandé mes muscles, espérant ne pas avoir à trop mobiliser mes jambes, qui me faisaient vraiment trop mal. Malgré tout, je devais garder cette voix vénéneuse. Il fallait que je fasse mal à Jonah pour obtenir de lui un cheminement arrière. L'électrochoc de l'espoir. Il fallait que je provoque en lui quelque chose d'encore plus fort que ce que mon père et moi avions déclenché.
— Dès que c'est toi qui es faible, dès que tu deviens l'être en détresse, tu ne supportes plus les autres ? Tu t'isoles ? Hein ?! Pourquoi ? Parce qu'en fait tu es trop fier pour vouloir passer pour un faible à tes propres yeux ? C'est ça ?
Il m'a fait face, les yeux comme des billes, la bouche étirée sous la fureur. J'ai serré les poings et me suis penchée en avant, prête à faire front.
— Et bien entendu, faire plonger avec toi des gens qui étaient près à lutter pour leur propre liberté, c'est le cadet de tes soucis ! Boyd, Ove, Raven ! Ils comptaient sur toi et tu prouves qu'ils n'auraient jamais dû ! Tout ça, c'était du flan.
Il a serré les poings, faisant craquer ses jointures. Mamma mia... J'avais l'impression d'être un tauréador d'un mètre dix et trente kilos face à un taureau strictement immobile, le mufle rasant le sol. Ouais, pas la meilleure des positions du monde. Le moment était venu de mettre réellement le feu aux poudres.
— Égoïste.
Il a expiré longuement.
— Lâche.
J'ai repéré avec une certaine appréhension le poignard gainé qui était toujours attaché à sa jambe, sur son pantalon.
— Vaincu.
Dans un film, le vent serait tombé et les oiseaux auraient arrêté de chanter. Je vous ai déjà dit qu'il ne vaut mieux pas pour votre santé mentale voir Jonah Blackhand Bosede se mettre en colère ? Je confirme. J'ai vécu pas mal de choses depuis que je vous écris, mais être face à Jo – que je considère comme une personne qui n'aurait jamais pu ne serait-ce que me vouloir du mal – bouillonnant littéralement de colère a jusqu'ici été l'une des expériences les plus effrayantes qui me soient arrivées. Et dans ma liste de trucs effrayants, je comprends ma rencontre avec Scarsi.
Le géant a cessé de respirer. Après un entraînement au combat aussi intensif que celui auquel Sawyer m'avait soumise, j'arrivais à décrypter les signes précurseurs d'une attaque. Et ça n'a pas manqué. Il a décoché un coup de poing phénoménal, direction : ma tête. Tout ce que j'ai décidé de faire c'est fermer les yeux. Je ne voulais pas me battre contre lui. Je savais que Saw m'avait formellement interdit de refuser le combat si on m'attaquait, mais je ne pouvais pas faire ça. Pas avec Jonah. Faible ? Oui, peut-être, je suis peut-être faible. Lâche, avec, si vous voulez. Mais au moins c'était une décision que je prenais. Je ne voulais pas me battre contre lui. Je voulais qu'il réagisse. Qu'il sorte de son cocon de souffrance. Pas qu'on règle ça à coups de poing.
J'ai cru que le temps s'était arrêté. Mes yeux étaient restés fermés et pourtant je sentais des larmes de stress couler sur mes joues. Jo ne m'avait pas frappée. Il avait laissé retomber le bras et me dévisageait d'un air furieux.
— Disparais, a-t-il sifflé, je ne veux plus te...
Si Sawyer a pu m'apprendre une chose, au cours de ces onze dernières années, c'est que jouer avec les sentiments de ceux qui tiennent à nous paie toujours. Enfin, sur le coup, ça paie toujours. Si j'ai culpabilisé quelques secondes à l'idée d'employer une technique de manipulation à l'irlandaise, j'ai décidé que la fin justifiait les moyens et j'ai fait semblant de m'évanouir. Avec le gémissement et les yeux révulsés, si, si... Non, je n'ai pas franchement honte, je l'avoue. J'ai quand même fait pire, vous ne pensez pas ?
— Oh, la puce !
J'ai senti les bras musclés de Jonah me soulever comme une plume du sol et je dois avouer que vu l'état de mon corps, ne plus avoir à marcher me soulageait grandement. Le grand Noir a commencé à avancer en silence et j'ai fini par ouvrir les paupières. Prenant un ton affaibli, j'ai vérifié qu'il avait repris le chemin de la maison avant de gémir :
— J... Jonah... Jonah ?
— La puce, a grincé mon Oncle, je sais pertinemment que tu as simulé.
Heureusement que Ove n'était pas dans le coin pour entendre ça.
— Tu m'aimes quand même ?
— La puce, c'est très, très bas.
— Oui ou non ?
— Oui, maintenant tais-toi et je croirai en Dieu.
Nous sommes rentrés à la maison. Mon père et Sawyer attendaient côte à côte à l'entrée. Les autres se trouvaient autour de la table du salon, l'air grave. Je crois que mon père et Saw se sont engueulés mais ça devait être logique, après ce qui venait de se produire. À bien y repenser, je pense que l'Irlandais s'est pris la tête avec plusieurs des Oncles.
— Ça va, cariño ? m'a interrogée mon père lorsque Jo m'a allongée sur mon lit. Écoute, je suis désolé d'avoir...
— Oui, ça va, ai-je éludé en le prenant dans mes bras. Et maman ?
— Elle se repose, elle est avec Ulloriaq.
— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé, alors ? Je n'ai pas compris ce...
— Elle s'est évanouie, a répondu le médecin qui venait tout juste d'entrer dans ma chambre, stétho autour du cou. Elle récupère. Donne ton pouls. Vite, pas que ça à faire.
— Non, je l'ai, je le garde.
— Haha. Très drôle, petite idiote.
Le toubib devait être à cran, il m'a saisi le poignet et m'a quasiment garrotté les vaisseaux sanguins – ce qui ne devait pas être très pratique pour prendre mon pouls, avouons-le.
— Allez rejoindre votre femme, Guyem, elle a besoin de vous. Dépêchez-vous. Je prends soin de votre fille et vous êtes dans mes pattes.
Méfiant, mon père a demandé avant de quitter mon chevet :
— Vous n'allez pas lui donner cette sale... substance ?
— Si, pourquoi ? a rétorqué Nuka, provocateur, en fixant une aiguille sur une seringue avant d'aspirer dans un flacon cet étrange liquide rouge que j'avais déjà vu Ove boire.
— Ne lui... !
— Si vous ne sortez pas sur l'heure, je vous promets de vous infliger à votre insu une maladie humiliante, invalidante et vous empêchant de longues semaines durant de jouer le rôle de mâle alpha au sein de votre famille, a sifflé Docteur House.
— Euh... Nuka, tu parles encore une fois comme ça à mon père et je t'emplâtre. Papa, ça ira, fais ce qu'il te dit. Va voir, maman, s'il te plaît. Je suis inquiète pour elle.
Nuka a attendu que mon père sorte pour souffler un grand coup. Je l'ai senti évacuer toutes ses tensions alors qu'il dévissait l'aiguille.
— Tiens. Bois à la seringue.
— C'est quoi ?
— Tu sais très bien ce que c'est.
— Non, en fait. Personne n'a jamais voulu me le dire et tout le monde fait comme si j'avais eu la notice de ce truc. J'aimerais mieux que tu me le dises, c'est tout, ai-je répondu en haussant les épaules. Mais bon, je vois que tu n'es pas franchement d'humeur. Sur un autre sujet : qu'est-ce qui est arrivé à ma mère ?
— Elle a fait une Réminiscence.
J'ai levé les yeux au ciel et me suis étalée sur le matelas, les bras écartés, tentant d'ignorer les mains de Nuka qui palpaient rapidement mes membres qui – encore ultra-douloureux la minutes précédente, me semblaient désormais parcourus de fourmis légionnaires.
— Ça y est, les mots compliqués, encore... Aï-euh !
— Une Ré-mi-ni-scence, a martelé le médecin en rangeant ses affaires, c'est lorsqu'une ex-Escortée encore en vie retrouve en l'espace d'une micro-seconde le souvenir de sa jeunesse avec les Proscrits. Dixit...
— MA MÈRE SE SOUVIENT DE VOUS ?! ai-je glapi de ma voix de troll des cavernes.
— Oui – rallonge-toi –, et ça ne va pas être forcément bon pour toi, a ricané Nuka qui avait saisi une grosse paire de ciseaux pour découper mes fringues. Ou pour certains d'entre nous, ceci étant dit. Maintenant elle sait que tu lui as plus ou moins menti. Elle a aussi raccroché les wagons pour ce qui est de sa méfiance ou de sa réaction épidermique envers Saw ou Ove, pour ne citer que les meilleurs, a-t-il ricané. Bon. Lève-toi pour voir ?
Estomaquée, j'ai pu constater que mes jambes ne me faisaient plus atrocement souffrir et que mes plaies avaient été réduites de moitié.
— Et oui, ça fait cet effet-là, non dilué... Je vais m'occuper de tes blessures et faire une radio de tes genoux. J'irai voir ta mère après ça, pendant que tu passeras des vêtements propres.
Après cette séance de soins, je suis revenue en boitant – j'avais toujours mal, ne vous leurrez pas – dans la salle à manger. Mon père, qui portait à présent un bel œil au beurre noir sur la figure et dont le nez avait triplé de volume, débattait d'un air animé avec quelqu'un au téléphone. Il s'exprimait en espagnol. J'ai compris que c'était grave et que c'était ma grand-mère maternelle, mais je n'ai pas réussi à en savoir plus. Boyd s'est jeté sur moi :
— Aaaaaawwwww ! Pretty Young Thing ! Tu m'avais tellement manqué !
Et il a fondu en larmes, me serrant dans ses bras. C'est là que j'ai réalisé à quel point j'avais pu m'éloigner d'eux, pendant mon entraînement. À quel point ils m'avaient manqué surtout. J'ai rendu son embrassade à Boyd, mais je n'ai pas pleuré. J'étais encore trop sonnée. Le pauvre, il sanglotait de soulagement sur mon épaule comme si j'étais revenue d'entre les morts.
Nuka a émergé de la chambre de mes parents. Sawyer l'a interrogé du regard, et les autres Oncles m'ont semblé soudain se suspendre aux lèvres du médecin. Je n'ai remarqué qu'à ce moment que Ove brillait par son absence. Mon père a raccroché et s'est hâté de rejoindre ma mère, après avoir reçu un coup de tête encourageant de Nuka qui est resté à mes côtés.
— Renata... a alors commencé Docteur House. Renata se souvient de sa jeunesse avec nous. Elle s'est évanouie sous le choc de l'affluence des souvenirs. Ah, Sawyer ?
— Hmm ?
— Ne t'approche pas trop d'elle pour le moment, : j'ai eu du mal à la convaincre que tu n'avais pas mis le serpent dans son lit quand elle était ado.
— Oh, brillant, comme si elle ne me détestait pas déjà assez.
— Ta mère voudrait te parler, gamine, a enchaîné Nuka, je me suis efforcé de lui réexpliquer la vérité à notre sujet. Elle est en colère contre nous tous.
Chacun des Oncles a dégluti : ç'aurait été drôle si je n'avais pas été incluse dans le « nous tous ».
— Petite, tu vas aller la rejoindre, mais d'abord...
— D'abord je vais faire le point sur ce qui s'est produit avec Josefa, a soupiré Sawyer.
— Mamie ?! ai-je bondi. Il est arrivé quelque chose à mamie ?
Ma grand-mère maternelle s'appelle Josefa.
— Oui, mais elle va bien, ne t'affole pas. Elle a téléphoné à ton père à l'instant. Je pense avoir tout compris : il lui est plus ou moins arrivé ce qu'il s'est produit avec ta mère. Elle a paniqué et a cherché à savoir si toi et Renata alliez bien. Ton père – avec mon accord – lui a fait un point rapide sur notre situation et lui a demandé de rester vigilante.
Quelque chose, dans la voix de l'Irlandais, que je ne regardais plus en face après notre monstrueux combat, m'a fait frissonner.
— J'ai peur que ces Réminiscences en série n'excitent la venue des minions.
— Les... ? Ah, oui. Et... et Abu ? ai-je questionné.
— Ton arrière grand-mère ? Aucune nouvelle.
— Elle s'est peut-être fait très mal en s'évanouissant, ou bien...
— La puce, du calme, je t'en prie. Nous allons demander à ton père de la contacter, tu n'as pas à t'en faire pour ça. S'il le faut deux d'entre nous iront la chercher directement chez elle.
Nous avons commencé à discuter des soucis que ces Réminiscences soulevaient, notamment celui de la protection des anciennes Escortées. La question qui se posait était : allaient-elles être toutes la cible de Oliver, Eva et des minions ? Mes Oncles devaient-ils les protéger au même titre que moi ? Nous n'avions que des hypothèses et aucun début de réponse sérieuse. Au bout d'un moment, alors que nous étions tous redevenus silencieux après un brain-storming animé, j'ai demandé à Boyd :
— Mais où est Ove ?
L'Américain s'est mordu les lèvres et a jeté à Sawyer un regard craintif. Le Vétéran a répondu à sa place en soupirant :
— Lui et moi avons eu une petite discussion qui ne s'est pas bien terminée.
— Tu l'as tabassé et il est en train de perdre son sang dans un fossé boueux ? ai-je demandé d'un ton détaché.
Mon propre sang s'était mis à bouillir. À part moi, je me suis fait la remarque que mon tatouage ne me faisait pas trop mal : le Suédois ne devait pas être dans un état si catastrophique. Du moins l'ai-je vivement espéré.
— Anthinéa, a craché l'Irlandais d'un ton glacial, ce n'est pas parce que tu as des sentiments pour Ove que tu peux te permettre de les faire interférer avec tes devoirs envers nous et envers ta famille.
Un silence de plomb s'est abattu dans la pièce. Tous les Oncles m'ont dévisagée. Je savais que mes joues étaient rouge pivoine, mais il me fallait garder la tête froide.
— Mes très hypothétiques sentiments envers Ove n'ont rien à voir avec le fait que tu sois un danger potentiel pour moi, pour lui et pour chacun d'entre nous, Sawyer. Avise-toi de faire du mal à l'un d'entre nous ou de tenter de profiter de ta force vis-à-vis de ceux qui voudraient te tenir tête et je me chargerai moi-même de t'éjecter de notre sphère. Je t'ai autorisé à m'entraîner et j'ai consenti à traverser une formation rigoureuse. Mais tu n'as aucune légitimité à t'improviser dictateur-en-chef des Proscrits et décider de t'attaquer à eux. Si tu m'as appris une chose, c'est que je devais vous protéger. Est-ce qu'on doit retourner dehors pour régler ça ? Est-ce que je dois t'envoyer chez Eva pour tenir compagnie à Oliver ?
Les yeux verts de Saw se sont obscurcis : ses pupilles s'étaient dilatées soudainement et je savais très bien que ça n'était pas parce qu'il avait des sentiments cachés pour Oliver. Ou Eva. La chape qui était tombée sur nous s'est alourdie mais je savais ce que je disais. J'ai soutenu le regard de l'Irlandais. Il était en colère mais a juste murmuré sans desserrer les dents :
— Non, ça ne sera pas nécessaire.
Raven s'est avancé jusqu'à arriver juste à côté de moi. J'ai senti son bras se poser contre le mien et l'anxiété que cette situation me causait s'est calmée. J'ai songé à expirer. Le Russe, je pense que vous l'avez déjà noté, n'est pas le plus tactile de mes Oncles : je pense qu'il utilise le contact physique pour se rassurer – ou en l'occurence rassurer les autres. Un peu comme s'il me chuchotait « J'ai peur. Je suis en colère. On se rassure ? » Enfin, Raven le dirait avec plus de panache, mais vous saisissez le principe.
— Quant à chapitrer Anthinéa sur ce qu'elle pourrait ressentir envers Ove, est-il intervenu d'une voix calme, je trouve cela bien présomptueux, surtout de ta part, Daliagh.
— C'est-à-dire, Orlov ? a sifflé l'Irlandais. Tu peux développer ta pensée ?
— Sawyer, l'a retenu Jonah, ne va pas trop loin. Ne réponds pas à ses provocations. Et toi, Raven, ne dépasse pas les bornes. Tu sais que tu n'es pas dans ton état normal.
— Et toi non plus, Jonah, a répliqué le Russe d'un ton acerbe.
Jamais je ne l'avais entendu parler ainsi au géant. Il est toujours très respectueux envers son ami.
— C'est-à-dire, Orlov ? a insisté Sawyer en grinçant des dents.
Comme il ne s'était pas éloigné de moi d'un millimètre, la main de Raven effleurait la mienne au rythme de nos respirations. Lorsque Saw a adopté une attitude si menaçante, sans vraiment réfléchir, j'ai fait un mouvement pour saisir la main du Slave. Celui-ci n'a pas hésité un instant et a serré les doigts. Il ne me faisait pas mal mais je pouvais sentir toute la tension qui l'habitait dans la force de sa poigne.
— Eh bien c'est fort simple, Daliagh, a sifflé le jeune homme, il ne faudrait pas que tu te permettes de donner de telles leçons compte tenu du fait que tu as toi-même...
Mon sang n'a fait qu'un tour et j'ai tiré son bras en arrière, comme pour le retenir physiquement de dire des mots qu'il ne pourrait jamais rattraper.
— Raven, non ! Je t'en supplie.
Raven s'est tourné vers moi, intrigué. Il allait faire allusion à Léa et je savais que le mot de trop aurait suffi à faire vriller Sawyer. Or, le but n'était pas de faire plus de mal. C'était que rien de pire ne survienne.
— Je pensais prendre ta défense face à ses accusations... a simplement déclaré le Russe en haussant les épaules. Même s'il est clair que Ove et toi n'êtes qu'amis.
— Et peut-on savoir ce que tu allais dire, Clancy ? a alors craché le rouquin, usant du véritable prénom de Raven, auquel je ne m'étais pas habituée.
Je me suis avancée vers lui et, arrivée à quelques centimètres de mon Oncle qui frémissait de fureur, j'ai parlé de la voix la plus douce possible sans lâcher la main du Slave. Je ne voulais pas que le Vétéran s'attaque aux autres. Je ne voulais pas non plus qu'il souffre.
— Raven voulait simplement dire que même si Ove et moi nous étions un jour aimés, ce n'aurait été que quelque chose d'humain et d'acceptable, puisqu'il t'est aussi arrivé de tomber amoureux d'une Escortée. On ne peut pas lutter contre et il ne faut pas que tu juges ça aussi sévèrement que tu te juges toi-même.
J'ai cru entendre une porte se fermer derrière moi mais ne me suis pas retournée. J'étais prise comme d'une obsession : celle de « garder » à tout prix Saw « avec moi ». J'ai lâché la main de Raven et ai saisi la main de son aîné sans pouvoir m'empêcher de trembler.
— Ça n'a jamais été ta faute, ce qu'il s'est produit avec Léa. Je vais t'avouer quelque chose : je t'ai admiré quand j'ai su ce que tu avais fait.
— Ce que j'ai voulu faire, a grogné Sawyer en retirant sa main et en évitant mon regard. Elle est morte malgré tout.
— Oui. Je sais, ai-je doucement murmuré en cachant une réaction de surprise en constatant que je n'avais pas été transpercée par une douleur violente suite à ce rappel d'un passé lointain. Elle était mortelle. Et si jamais j'avais aimé Ove, ç'aurait été un soulagement pour moi de savoir que cela était déjà arrivé auparavant et que j'aurais pu en discuter avec t...
Un soupir exaspéré est monté derrière moi :
— Mais c'est quoi ces conneries ?!
Tandis que de la glace cristallisait dans ma poitrine, j'ai senti mes joues prendre feu avant même de poser les yeux sur Ove. Et zut. Il avait tout entendu. Tout. Bien sûr, mes parents ont choisi ce moment exact pour sortir de leur propre chambre et nous rejoindre. Ma mère, soutenue par mon père, vacillait encore et était très pâle.
— O... Ove... ai-je balbutié. Je n'étais pas en train de médire dans ton dos. C'est juste que Sawyer pensait que...
— C'est ça, ouais... Sawsaw qui essaie encore de mettre son nez là où ça l'regarde pas ! a grondé le Scandinave avec hargne. Tout ça pour mener tout l'monde à sa guise !
J'ai noté sa lèvre fendue et sanglante et le bleu qui auréolait sa joue droite mais n'ai rien dit.
— T'as beau jeu de faire la morale à qui qu'ce soit sur ce sujet. Tu t'fous d'la gueule de qui, franchement ? À cause de toi et de tes conneries à l'eau de rose, y'a une Escortée qui est morte. Eh ouais, moi j'prends pas d'gants pour t'sortir tes quatre vérités. On sait tous très bien c'qu'on a à faire et on n'a pas b'soin de tes leçons d'savoir-vivre. Si j'avais envie d'me faire une Escortée, j'verrais pas l'problème !
Euh. Je suis là, merci, ai-je pensé. Mais je savais que c'était de la provocation pure et simple. Même mes parents n'ont pas relevé.
— Tu t'es pas gêné quand ç'a été ton tour. J'ai jamais vu un hypocrite dans ton genre, t'es vraiment l'pire d'entre nous tous !
Ove pétait un câble et même si c'était compréhensible, je lui en ai voulu. Parce qu'il avait libéré la bête alors qu'il m'avait fallu tous les efforts du monde pour la retenir. Sawyer, les sclères entièrement noires, s'est jeté sur lui. Heureusement, j'étais encore sur son chemin et j'ai réussi à le ceinturer tandis qu'il vociférait des phrases en Gaélique à l'adresse du Viking. Nous sommes tous deux tombés par terre. Ma survie tenait aussi au fait que le rouquin ignorait totalement ma prise et se focalisait sur Ove sans même tenter de se défaire de moi.
— Ove, va-t-en ! Je t'en supplie ! VA-T-EN !
Comme je voyais que l'indignation avait quitté le Scandinave et qu'il avait amorcé un geste pour venir à mon secours et que Sawyer allait m'échapper j'ai hurlé !
— C'EST UN PUTAIN D'ORDRE !
Jonah, Nuka et Saburo – alors lui, je ne sais pas quelle mouche l'a piqué – ont bien sûr fini par venir me prêter main-forte. J'ai pu me relever tandis que Jo et Docteur House entraînaient Sawyer, enragé, hors de la maison, loin du Suédois. Cette nouvelle échauffourée avait une fois de plus rouvert mes plaies mais je n'étais plus à ça près. Je me suis avancée vers mes parents.
— Cariño... a murmuré ma mère avant de me serrer entre ses bras. Je ne savais pas... J'avais oublié... J'avais oublié... Je te demande pardon... j'aurais dû te protéger de tout ça...
— Pourquoi ne nous en as-tu jamais parlé ? a demandé mon père d'une voix grave. Nous aurions pu t'aider.
— On va parler, ai-je simplement répondu. Les gars, ai-je fait à l'adresse des Proscrit restés dans la cuisine, vous voulez bien nous laisser seuls ?
Ceux qui étaient encore assis se sont levés.
— Ah, et Boyd : est-ce que tu peux aller voir Ove, s'il-te-plaît ? Je veux être sûre qu'il va...
— T'inquiète pas, Pretty Young Thing. Tu peux compter sur moi.
Il a tenté de se retenir mais a fini par craquer et m'a prise dans ses bras pour me serrer contre lui à m'en faire craquer les côtes. Je l'ai entendu murmurer un « Merci, Little One » dans le creux de mon oreille.
Avant de prendre place autour de la table, j'ai remarqué que Saburo sortait bon dernier en trainant des pieds, l'air incroyablement malheureux. J'ai pris une décision qui m'a autant surprise que lui.
— Euh... Saburo ?
La Japonais a retenu son souffle et s'est retourné vers moi.
— J'ai toujours besoin d'un Proscrit à mes côtés...
Il a haussé un sourcil.
— Ben oui, ai-je ajouté avec un sourire de carnaval. On ne sait jamais, mettons qu'il y ait un méchant sous la table !
— Je ne comprends pas. Tu devrais rester un peu seule avec tes parents, petite strip... je veux dire : Anthinéa.
— Tina. J'aime mieux. Je sais que Sawyer vous empêche d'accéder à pas mal d'informations sur les Escortées – et en définitive sur vous-même. Vu que je m'apprête à faire des révélations et que ma mère risque de faire de même, je vous conseille de rester pour écouter. Ça risque d'être plus instructif qu'une conférence tenue par Saw.
J'ai cru voir dans le regard du tueur à gages une lueur de ce qui ressemblait à de l'espoir.
— Es-tu sûre que j'ai le droit ?
— Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais c'est moi qui décide de ce que je veux, maintenant. Après, vous choississez de rester ou pas. Je ne vous obligerai à rien.
Le Japonais est venu se placer à quelques mètres de nous et j'ai pu expliquer en détails à mes parents ce qu'avait été ma vie avec les Proscrits. Ma mère a fait de même, quoique ses souvenirs étaient plus sporadiques et qu'une migraine l'empêchait de mobiliser complètement sa mémoire. Mon père demandait parfois quelques précisions, très soucieux. Lorsque nous avons eu fini notre séance de présentations aux Escortées Anonymes, mon père a fini par me demander avec une anxiété mal déguisée :
— Donc tu es avec le grand très blanc, le Suédois ? Pas avec Raven ?
Je n'ai pas pu m'empêcher d'éclater de rire :
— Oh, Papa ! Arrête un peu ! Je ne suis ni avec l'un, ni avec l'autre.
— Bon, je suis rassuré alors. Non, c'est vrai, ils sont sympatiques tous les deux mais... ils ont l'air tous les deux d'avoir une histoire compliquée.
On a commencé à parler de Mamie et d'Abu. Papa a décidé de contacter mon arrière grand-mère et Jonah a passé la tête dans l'entrebâillement de la porte quelques instants plus tard :
— Sawyer est calme. On peut venir dîner ?
Abu a répondu à mon père. Elle ne l'aime pas vraiment et l'a à moitié envoyé sur les ronces lorsqu'il lui a prudemment demandé comment elle allait ou si elle n'avait rien remarqué d'étrange. Elle lui a répondu que rien n'avait troublé son calme mis à part la sonnerie du téléphone, et que si c'était un appel du pied pour qu'on vienne squatter chez elle, on pouvait toujours se gratter. Merci Abu.
Nous avons partagé un repas quelque peu bizarre. Sawyer est resté très silencieux, il avait les yeux rouges et gonflés. Les Oncles et ma mère papotaient et échangeaient des souvenirs comme s'ils s'étaient séparés la veille. Jin et Saburo écoutaient de toutes leurs oreilles. Boyd est revenu de la chambre sans Ove, ce dernier souhaitant dormir. L'androgyne semblait remué et il n'a pas arrêté de servir Sawyer pendant tout le repas comme si ce dernier avait un cancer en phase terminale. Ove lui a dit que Sawyer était devenu trop instable, j'en suis sûre. Si ça se trouve, il lui a même dit qu'on pensait qu'il nous avait trahis.
Un peu avant la fin du repas, l'Irlandais s'est excusé et s'est levé pour aller se coucher. Sans réfléchir, j'ai essuyé les miettes de crumble aux cerises qui parsemaient mes lèvres et je l'ai imité.
— Saw...
Il s'est retourné vers moi. Toute la tablée – souriante deux secondes auparavant – s'est figée. J'ai vu le Vétéran se mordre les lèvres et je n'ai pas réussi à réfléchir davantage : j'ai ouvert les bras et me suis blotti contre mon Oncle, cachant le nez dans sa chemise encore tachée de sueur et de sang. Il s'est figé une seconde et j'ai entendu son cœur résonner contre mon oreille, battant la chamade, avant de le sentir me serrer contre lui presque assez fort pour me couper la respiration. Je suis sûre que j'ai alors entendu Boyd renifler avec une classe indescriptible.
*
J'espère que ça vous plaît ? Comme j'ai pratiquement zéro retour et que vous êtes toujours là, j'imagine que oui ^^#
A très vite,
Sea
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