Interlogue : Générations (2)

Les Proscrits mirent quelque temps avant de réussir à se rassembler, car ils s'étaient séparés en binômes afin de tenter de détruire les preuves de leur existence. Sawyer était convaincu que la mission était impossible à accomplir mais qu'il leur serait possible d'au moins supprimer l'identité de Tina des archives de leurs ennemis afin de la protéger. Jonah semblait étrangement rassuré à ce sujet : il avait noté que leur jeune protégée était un élément secondaire aux yeux de la mafia qui les avait pris pour cible et aux yeux d'un groupe secondaire, plus secret, qui avait lancé des négociations avec la mafia chinoise afin de récupérer les informations concernant les Proscrits. Ce qui semblait passionner ce groupe secondaire était – sans surprise – l'immortalité et la capacité de régénération infinie des « Oncles ». Ove fut surpris de constater que Boyd ne l'avait pas harcelé de questions ou de reproches concernant son implication dans l'« exécution » de Bai – Jin et lui avaient prêté le serment de ne jamais plus discuter entre eux de ce qui était réellement survenu dans ce hangar désaffecté. Le Suédois eut une explication sommaire quelques jours après leurs retrouvailles, alors qu'il partageait un taudis au cœur de favelas brésiliennes avec l'Américain – les ramifications de United B¤¤¤¤¤ s'étendaient démesurément et le nom de l'Escortée semblait avoir été partagé sur toute la planète au cœur de mafias diverses et variées.

Dans la moiteur étouffante et l'odeur prégnante de déjections, de fruit pourris et de sueur humaine, les deux hommes feignaient de dormir – c'était toujours mieux que rien. C'était la première fois qu'ils se retrouvaient seuls tous les deux depuis leur départ. Un bris de verre, suivi d'éclats de voix courroucées, fit sursauter le plus jeune.

Damn... Pourquoi t'as eu l'idée de venir ici, déjà, dude ?

— Euh, j'me permets d'te rappeler qu'c'est toi qui a voulu qu'on mente aux autres pour venir ici.

— Ah, oui, c'est vrai. J'avais oublié.

Boyd se tourna et se retourna plusieurs fois, vivement.

— Je suis en nage !

— Retire pas ton t-shirt, Quigley. Tu vas t'faire bouffer par les moustiques et les asticots.

— Trop tard... râla le blond en tenant son t-shirt taché de sueur et de poussière à bout de bras.

L'Américain avait eu l'occasion, au cours des recherches intensives que le groupe de Proscrits avait menées afin de brouiller chaque piste qui aurait pu remonter à Tina Aveterco, de lever quelques lapins qui lui avaient l'air de remonter tout droit d'un Pays des Horreurs. Les mafias et groupes criminels qui s'étaient arraché des informations cruciales au sujet des Proscrits participaient à de très nombreuses actions criminelles. Or, Boyd était extrêmement sensible à l'une d'elle : le trafic de chair humaine. Les plus âgés du groupe avaient dès le départ interdit à quiconque de leur imposer la moindre pression afin de contrer les actions qui n'avaient pas de lien avec l'Escortée. Cependant, Boyd avait fini par craquer après avoir détecté un mouvement financier important entre deux grandes branches latino-américaines du crime organisé. Ove avait essayé – sans grande conviction – de le dissuader de se mêler de ce qui « ne le regardait pas », ce à quoi l'androgyne avait rétorqué qu'il faisait son possible pour se mêler de ses oignons, mais que c'était difficile, « surtout quand on dort à côté de quelqu'un comme toi qui fait que parler de Tina toute la nuit et qui me laisse jamais dormir ! » Le Suédois avait rougi jusqu'aux oreilles, Nuka, qui était à leurs côtés pendant cette discussion, s'était moqué de lui en disant qu'il faisait vraiment la paire avec l'Escortée pour ce qui était des « érythèmes faciaux émotionnels ». En trois mots : Nuka avait accepté de couvrir les activités irrégulières de Boyd et Ove qui s'étaient dépêchés de rejoindre les favelas de Sao Paulo pour enrayer la vente d'une marchandise que seuls les pires êtres humains nommaient ainsi. 

— Mets pas tes fringues dans ma tronche ! Boyd ! siffla le Suédois en se redressant. Arrête !

Il tolérait moins bien la chaleur que son ami et la sueur qui lui maculait le corps lui donnait l'impression d'être recouvert de centaines d'insectes aussi venimeux que velus. Enfermés dans une espèce de cabanon aux murs à demi rongés par une moisissure noirâtre et au toit en tôle, ils s'étaient répartis dans deux espaces qui auraient pu faire songer à des lits de prison : tout simplement deux blocs de béton en escaliers, peut-être coulés avant qu'on les entoure d'un semblant d'habitation. Boyd avait pris l'espace le plus en hauteur – le plus petit, aussi – et il agitait son t-shirt au-dessus du nez de son ami.

— J'arrive pas à dormir, dude.

— Ferme les yeux et la bouche. On doit se lever dans deux heures et j'ai pas dormi dans l'avion, tu pilotais comme un manche.

Un marmottement jaillit du couchage de Boyd qui imitait le ton courroucé de son ami.

— Eh, j't'ai accompagné, j'étais pas obligé !

— Pfff... tu m'aurais accompagné de force. Peut-être que dans un ou deux ans, on fera ça avec Tina !

— Arrête. Et pourquoi pas avec Raven, tant que t'y es ?!

— Raven il serait venu aussi, s'il était là. Et Tina elle aurait pas demandé la permission, elle serait trop contente d'être là.

— Tu parles ! Avec les moustiques et les mauvaises odeurs, elle arrêterait pas de pleurnicher !

— T'en penses pas un mot, Ove.

Un petit silence passa, puis :

— Non, j'avoue. Elle s'rait ravie. Elle f'rait tout foirer mais elle s'rait ravie.

— Si y'avait Raven, ça équilibrerait. Il critiquerait tout tout le temps mais il serait très organisé.

— Titi aussi sait gérer, maintenant. Elle a changé.

— Toi aussi, t'as changé, Ove.

— Ouais. Tout l'monde a changé, j'crois bien.

Nouveau silence. Un cri, suivi d'un rire gras partit quelques mètres en contrebas. À quelques quartiers de là, des baffles rafistolées commencèrent à émettre une musique de rave party dont les basses seules arrivaient aux oreilles des deux hommes.

— Dis, Ove ?                                                       

— Quooooi... râla le Suédois.

— T'as pu parler à Tina avant de partir ?

— Non, répondit le Suédois abruptement. J't'ai d'jà dit que...

— Et moi, je t'ai déjà dit que j'étais sûr que tu pouvais lui parler.

— Non. J'ai pas l'droit et elle m'croira tellement pas qu'elle s'moquera de moi.

— Tu as pas juste peur qu'elle se moque de toi ?

— Je... Mais tu te prends pour qui, là ? !

— Ecoute, tu serais beaucoup plus heureux si tu avais la possibilité de lui dire ce que...

— Ben, écoute : ça s'est pas fait et je n'ai aucune intention de permettre que ça arrive.

— Mais...

— Et si ça s'avère nécessaire, je serais même celui qui empêcherait ça.

— Okay, Okay, dude, je voulais pas te fesser, bredouilla l'Américain qui ne souhaitait maintenant plus qu'une chose : ne pas avoir abordé ce sujet avec Ove.

— Me... me quoi ? Ah, m'offenser... Boyd, franchement, je crois que tu dois vraiment laisser tomber ton projet d'apprendre du vocabulaire soutenu, tu vas finir par te retrouver dans une situation inextricable.

Un long silence s'installa dans L'étuve qui leur servait de refuge. Ove laissa son ami mariner quelques secondes avant de rire :

— J'me fous d'ta gueule, Quigley ! Oh, pleure pas ! Je suis sûr que Raven a été SUPER impressionné quand tu as traité Jin de « noir maigre » parce qu'il trichait au Monopoly.

Le « mot du jour » que Boyd venait de découvrir grâce à un podcast était « aigrefin ». Ou plutôt « un aigrefin ». Or, Boyd n'avait pas encore eu l'occasion de trouver la transcription de ce mot dans le dictionnaire et il avait décidé qu'employer le N-word serait parfaitement inapproprié. Sa sortie avait laissé toute la tablée bouche bée. Raven masquait à grand-peine un sourire de requin car, même s'il ignorait pour l'heure ce que l'androgyne avait en tête, il devinait que la scène qui allait suivre serait la plus amusante de la journée. Peut-être même qu'elle mériterait de figurer dans son « Livre d'Or » : un joli carnet en cuir dans lequel il prenait un malin plaisir à consigner toutes les maladresses cocasses de l'Américain.

— Quoi ? J'ai mal prononcé ?

Personne n'a compris ce que tu as tenté de me dire, Yankee, grogna Jin, même si j'ai idée qu'il s'agissait d'une insulte...

— C'était sans doute mérité, ricana Saburo.

— Dis-nous ce que tu souhaitais exprimer à Jin, réclama Raven en dissimulent au mieux son rictus.

— Non, vous allez encore vous moquer.

Un concert de « Non ! » scandalisés monta de la table.

— Sh ! lança Jonah. Laissez-le parler !

— C'est un vrai mot. Ça veut dire « escroc ».

— « Noir maigre » ne veut pas dire « escroc », Boyd, déclara Nuka, tu es sûr que ça se dit comme ça ?

— Ben... hésita le jeune blond. C'est que la manière dont c'était dit... C'était très raciste.

— Dis-le-moi dans l'oreille, réclama l'Amérindien.

Boyd s'exécuta. Toute la tablée, amusée par l'interlude, attendait le fin mot de l'histoire, Nuka finit par secouer la tête.

— Un « aigrefin », Boyd !

— Chut ! intima ce dernier en faisant mine de placer la main sur la bouche de l'Inuit. Ça ne se dit pas, Nuka !

— Et pourquoi pas ?

— C'est raciste ! En en plus, Jonah est là !

Un nouveau silence plana avant qu'un fou-rire ne commence à secouer le Yoruba.

— Un « aigrefin », c'est en un seul mot, Boyd. Ce n'est pas un « nègre » et plus loin « fin » !

La déclaration de Jonah, suivi de son rire de baleine, déclencha une crise de rire mémorable autour de la table. Sawyer lui-même, malgré la fatigue infligée par l'entraînement qu'il donnait à Tina, partagea l'hilarité de ses amis. Mais revenons au Brésil, là où Boyd et Ove se terraient en attendant l'heure à laquelle ils devraient agir.

— Inextricable, expliqua le Suédois, ça veut dire « dont on n'arrive pas à sortir ». J'te rassure, moi aussi j'ai eu ma période « deux-sur-vingt en Français ».

— Deux sur vingt ?! Tu es dur, je trouve, dude.

— Allez, cinq.

— T'es pas sympa avec moi.

— T'avais qu'à pas m'faire chier avec Tina. Et puis, comme y'a pas Raven pour le faire, faut bien que quelqu'un se charge de t'emmerder un peu, non ?

Boyd faillit répondre mais un grattement à la porte les interrompit aussitôt. Le grattement fut suivi d'un craquement, puis d'une myriade de petits cris suraigus.

— Un rat... Merde, il est énorme !

— Tina aime bien les rats. Elle en a eu un quand elle avait douze ans.

— Je sais, ça avait été un vrai drame quand il était mort, non ?

— Oui. Raven le détestait mais il a eu tellement de peine quand il est mort qu'il a organisé les funérailles.

— Naaaaan... faudra que je lui demande comment...

— Non, ne fais pas ça, Ove. Il a été super triste parce que Tina était super triste et quand j'ai essayé de blaguer au sujet de l'enterrement, il m'a... il m'a tué.

— Oui, il l'adore, au final.

— T'es jaloux ? fit la voix narquoise de Boyd.

— Non. On a pas la même relation.

— Ah, ça me fait penser à une autre histoire...

— Booooyd... on va casser des gueules dans à peine trois heures, tu veux pas m'laisser dormir.

— C'est une histoire sur Tina quand elle était petite. Une que je t'ai jamais dit.

— La dernière alors. Et tu m'laisses pioncer ensuite.

— Pour Noël, au début de l'école primaire, elle avait ramené des livres de la bibliothèque de son école. Et il y en avait un qui venait... tu sais, là, avec une petite... comment on dit... tape ?

— Ah, une cassette audio.

— Bon. Eh bien quand il a vu le livre posé sur son lit, Raven a tout de suite pris le livre pour le cacher. Tina était vraiment mécontente mais il lui a dit que c'était un livre pour grands et qu'elle ne devrait pas du tout l'écouter. Tu parles, quand j'ai appris ça en arrivant le lendemain, je n'ai pas hésité un instant et j'ai décidé qu'on allait l'écouter ensemble. En plus, c'était un livre pour enfants, Raven avait dit n'importe quoi.

— Tu te souviens du titre ?

— Oh oui ! C'était La Petite Fille et les Allumettes.

La Petite Fille aux Allumettes ? La catastroooophe !

— Quand Raven est arrivé, on était juste à la fin, quand tout le monde trouve le cadavre mort de la petite fille. Tina était en sanglots et... euh...

— ... et toi aussi ! conclut Ove en secouant la tête.

— Raven a dit que c'était bien fait pour nous et il m'a viré. Renata a mis deux heures à consoler Tina quand elle l'a trouvée devant son lecteur de cassettes. C'était horrible. Mais après, j'ai appris que Raven avait écrit une sorte de reboot de l'histoire, où la Petite Fille va dans le monde du Hobbit et revient de temps en temps pour sauver d'autres enfants et se venger de la personne qui l'a forcée à vendre des allumettes.

— Rien que ça ?

Yup. Et après il lui a lu le Hobbit.

*
Oui, la Petite Fille aux Allumettes est un trauma personnel.
Pas vous ?!!

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